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France : l’inquiétante flambée des violences contre les musulmans

En 2021, les actes antimusulmans ont augmenté de 38 % en France, selon des chiffres du ministère de l’Intérieur. Une statistique d’autant plus inquiétante qu’elle est dépassée par la réalité : beaucoup de victimes préfèrent ne pas porter plainte
 La libération de la parole raciste et islamophobe dans certains médias et chez des politiques inquiètent la communauté musulmane (AFP/Jean-François Monier)
La libération de la parole raciste et islamophobe dans certains médias et chez des politiques inquiètent la communauté musulmane (AFP/Jean-François Monier)
Par Samia Lokmane à PARIS, France

Djamel Sekkak s’inquiète. Il a peur pour ses garçons, qui le secondent dans la gestion de l’entreprise familiale de pompes funèbres musulmanes. « Moi, je suis proche de la retraite. Mais eux doivent continuer à travailler dans un climat d’insécurité totale », soupire le gérant, dans une communication téléphonique accordée à Middle East Eye.

Le 31 janvier dernier, son établissement, Al-Isra oua al-Miaraj, situé dans le quartier toulousain du Zénith, a subi une attaque d’ordre islamophobe particulièrement abjecte : sur un poteau, en face de la devanture, une dépouille de sanglier a été pendue.

Sous le choc, Djamel Sekkak court au commissariat pour déposer plainte. L’affaire, qui indigne des responsables politiques locaux comme le président du conseil départemental, fait également réagir Étienne Guyot, le préfet de Haute-Garonne, qui dénonce dans une lettre à la victime un acte qu’il qualifie d’« ignoble ».

« Avant, nous vivions tous en bonne intelligence. Mais les choses ont changé. Je ne fais pas de politique, mais quand j’entends Zemmour dire que la France “est au bord de la guerre civile”, je m’attends au pire »

- Djamel Sekkak, victime d’acte islamophobe

« Les actes antireligieux sont des actes antirépublicains. Je peux vous assurer de ma détermination à lutter contre toute manifestation de discrimination et d’intolérance », a soutenu le préfet.

Du côté des politiques, les condamnations émanent surtout des plus modestes, à l’image du NPA 31 (Nouveau Parti anticapitaliste de Haute-Garonne), dont le parti est représenté par Philippe Poutou dans l’élection présidentielle à venir.

« Il y en a assez des discriminations et des agressions islamophobes ! Il y en a assez, avant que le point de non-retour ne soit atteint », s’est ainsi élevée la formation d’extrême gauche. Cette dernière ajoute que « l’islamophobie d’État du gouvernement, à travers en particulier la loi “séparatisme” [loi « confortant les principes républicains »] », et les discours populistes de candidats à la présidentielle d’avril, comme Éric Zemmour, « qui veut réhabiliter Pétain », encouragent « les groupes d’extrême droite à agresser les musulmans ».

« Libération de la parole raciste »

Arrivé d’Algérie dans les années 80, Djamel Sekkak rapporte avoir vu monter « lentement » la haine contre les musulmans.

« Avant, nous vivions tous en bonne intelligence. Mais les choses ont changé. Je ne fais pas de politique, mais quand j’entends Zemmour dire que la France est “au bord de la guerre civile”, je m’attends au pire », confie-t-il à Middle East Eye, avec fatalisme.

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Le gérant rapporte que son enseigne avait déjà fait l’objet d’une première agression, il y a deux ans. Les vitrines avaient été cassées et les murs tagués. Il précise qu’après quelques semaines, la plainte avait été classée sans suite, et les coupables jamais retrouvés ni poursuivis.

À Agen, une ville distante d’environ 100 kilomètres de Toulouse, l’enquête diligentée à la suite de l’incendie criminel d’une boucherie halal le 30 janvier dernier n’a pas livré ses résultats non plus. Trois croix gammées peintes sur la façade témoignaient pourtant de l’affiliation idéologique des auteurs de l’acte.

« La haine des musulmans encore et toujours par les mêmes politiques, les mêmes médias », a immédiatement réagi sur Twitter Matilde Panot, députée du parti de gauche La France insoumise.

De son côté, Dominique Sopo, secrétaire général de SOS racisme, s’est insurgé, également sur Twitter, contre « la libération de la parole raciste portée par Zemmour & Co ».

Des groupuscules violents d’ultradroite en embuscade

Après avoir été arrêté par la police pour avoir tagué, en novembre 2021, trois mosquées dans le Doubs, un jardinier de 23 ans, ancien candidat du parti d’extrême droite Rassemblement national pour les élections départementales de juin 2021, affirmait devant le juge d’instruction que « la religion musulmane n’est pas compatible avec les valeurs de la France » et « que les mosquées, ce n’est pas la France ».

Il s’est avéré que le suspect, qui possédait chez lui un exemplaire de Mein Kampf et des armes, était également l’administrateur d’un canal d’ultradroite, baptisé « Jusqu’en enfer », sur la messagerie chiffrée Telegram.

Au même moment, un autre réseau, Recolonisation France, était débusqué par la police et certains de ses membres arrêtés par les gendarmes de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et contre les crimes de guerre (OCLCH) pour « organisation et participation à un groupe de combat ».

« J’ai moi-même reçu 75 lettres d’insultes et de menaces en 2021 à mon domicile et au siège du CFCM. Mais je n’ai pas porté plainte, car je sais que cela ne servira à rien. La plupart du temps, les auteurs ne sont pas arrêtés ; quand ils le sont, on nous dit que ce sont des déséquilibrés »

- Abdellah Zekri, délégué général du CFCM

Le parquet de Marseille, qui s’est chargé de l’affaire, a indiqué que ce groupe était constitué de 110 membres, dont des militaires ou d’anciens militaires répartis sur l’ensemble du territoire, « échangeant et se rassemblant autour d’une idéologie identitaire, raciste et violente ».

Selon l’historien et chercheur au Centre d’études politiques et sociales (CEPEL) Nicolas Lebourg, cité par France Info, ces canaux très présents sur la toile diffusent l’idéologie « accélérationniste ».

Les adeptes de ce courant porté par les suprématistes blancs américains tentent de précipiter par l’action violente une guerre raciale qu’ils jugent inévitable, afin d’instaurer un État ethnique blanc.

À Lyon, où les groupuscules d’ultradroite sont particulièrement actifs, les actes islamophobes se sont multipliés ces dernières années (incendie de deux mosquées en 2020, tags racistes « musulmans dehors » sur le mur d’une résidence universitaire en 2021).

Pour prendre la pleine mesure de la situation, une mission parlementaire sur les actes antireligieux, créée début décembre 2021 par le Premier ministre Jean Castex et formée de deux députés de la majorité, a décidé de s’y rendre le 4 février dernier, au lendemain de l’attaque contre les pompes funèbres musulmanes de Toulouse.

Des violences non comptabilisées

Les membres de cette mission ont rencontré récemment le recteur de la Grande Mosquée, Kamel Kabtane, qui a fait état de l’inquiétude des fidèles et de leur incompréhension face au manque de réactivité des autorités en ce qui concerne les agressions commises contre des musulmans.

Abdellah Zekri, président de l’Observatoire national contre l’islamophobie (ONCI) et délégué général du Conseil français du culte musulman (CFCM), confirme à MEE que beaucoup de responsables de lieux de culte s’abstiennent d’entamer des poursuites, « considérant à tort ou à raison qu’elles ne seront pas traitées ».

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« J’ai moi-même reçu 75 lettres d’insultes et de menaces en 2021 à mon domicile et au siège du CFCM. Mais je n’ai pas porté plainte, car je sais que cela ne servira à rien. La plupart du temps, les auteurs ne sont pas arrêtés ; quand ils le sont, on nous dit que ce sont des déséquilibrés », déplore-t-il.

Ce dernier tient à tirer la sonnette d’alarme face à la montée en puissance des violences islamophobes.

Selon les ministères de l’Intérieur et des Cultes, les actes antimusulmans ont augmenté de 38 % en 2021, alors que ceux qui ont ciblé les cultes juif et chrétien sont en stagnation.

« Ce chiffre comporte uniquement les affaires traitées par la police. Il correspond à des délits, des tentatives d’homicide, des menaces, des dégradations de lieux de culte, des profanations de tombes… mais ne traite pas d’autres faits de violence, comme la cyberhaine qui déferle sur les réseaux sociaux et les discriminations dont sont victimes certains musulmans, y compris dans les services publics », observe le président de l’ONCI.

Nadia, une mère au foyer qui habite Paris, en sait quelque chose.

« Aujourd’hui, on assiste à un emballement, non pas parce que la société française est devenue globalement raciste, mais parce que la classe politique a été incapable de traiter comme des citoyens à part entière les enfants de l’immigration postcoloniale, qui sont perçus comme des étrangers de l’intérieur, et donc comme une menace potentielle »

- Ahmed Boubeker, sociologue

Elle garde encore en tête l’humiliation qui a été infligée par un élu du Rassemblement national en 2019 à une femme portant le voile dans l’hémicycle du conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté dans le cadre d’une sortie scolaire.

Portant elle-même le foulard islamique, Nadia a toujours peur de susciter des réactions négatives. « Dernièrement, j’ai demandé mon chemin à une vieille dame qui n’a rien trouvé à me dire sauf que les personnes comme moi n’ont pas leur place en France », confie-t-elle à MEE.

Et d’ajouter : « Avec les élections qui s’approchent, beaucoup n’ont plus peur d’assumer leur rejet des musulmans. Sur les réseaux sociaux, la guerre est déclarée. ».

Pour Ahmed Boubeker, sociologue et professeur à l’université de Saint-Étienne, « une certaine élite intellectuelle française », très marquée à droite, « a gagné la bataille des esprits » en propageant l’islamophobie et « l’immigraphobie ».

« Aujourd’hui, on assiste à un emballement, non pas parce que la société française est devenue globalement raciste, mais parce que la classe politique a été incapable de traiter comme des citoyens à part entière les enfants de l’immigration postcoloniale, qui sont perçus comme des étrangers de l’intérieur, et donc comme une menace potentielle », explique-t-il à Middle East Eye.

L’enseignant, qui alerte contre « la légitimation publique du racisme », estime que l’islamophobie est le nouveau moyen qui permet aux élites de droite et d’extrême droite d’ostraciser les enfants d’immigrés nés en France et de « les transformer en étrangers ».

Il déplore « la fabrique d’une France raciste », avec des discours martelés à longueur de journée pour faire peur et entraîner le rejet de l’Autre, en particulier du Français de confession musulmane.

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