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« Ils m’ont ordonné de cracher sur la croix » : comment l’EI a terrorisé les chrétiens d’Irak

Églises défigurées, icônes religieuses fracassées, conversions forcées : désormais, la plus grande ville chrétienne de l’Irak se tourne vers l’avenir

À Qaraqosh, les chrétiens ont rassemblé des fragments de statues religieuses fracassées par l'EI (Tom Westcott/MEE)

QARAQOSH, Irak – « L’État islamique (EI) avait monté ici une usine à mortiers et bombes », indique le père Yacouba Bowi en hochant de la tête avec incrédulité. D’un geste circulaire, il montre l’église défigurée de Mar Gorgis, dans ce qui reste de Qaraqosh, la plus grande ville chrétienne d’Irak.

Autour de lui, les tableaux religieux ont été arrachés des murs, les statues décapitées et les croix cassées. « L’EI a obtenu ce qu’il voulait ici : dévaster des bâtiments religieux, bien sûr, mais aussi ébranler les sentiments, voire même l’âme des chrétiens de cette ville ».

Sacs d’engrais et barils de sucre, sans oublier les balances de cuisine et bols métalliques pour les mélanges, sont encore éparpillés dans le bâtiment dont se servaient les combattants de l’État islamique (EI) depuis plus de deux ans pour y concocter les mélanges chimiques mortels dont ils bourraient véhicules et bombes artisanales.

Les combattants de l’EI ont abattu toutes les flèches des églises de Qaraqosh (Tom Westcott/MEE)

Pendant les deux ans et demi de l’occupation de Qaraqosh, à 30 kilomètres au sud de Mossoul, les militants ont renversé les clochers, incendié les églises et brûlé des volumes religieux et des recueils de cantiques sur un énorme bûcher funéraire. Ils ont défiguré l’intérieur des églises, décapitant les statues ou les prenant pour cibles pour s’entraîner au tir.

Le jardin de l’église d’Al-Tahira, le plus grand lieu de culte dans la ville, fut transformé en stand de tir pour nouvelles recrues de l’EI, qui ont tiré d’innombrables slaves de munitions dans les statues religieuses et les mannequins, après les avoir alignés devant l’une des chapelles historiques de l’église, au point que l’un des murs n’est plus qu’un tas de décombres.

« Le jour où l’armée irakienne est entrée dans Qaraqosh en octobre, l’EI l’a attaquée avec les voitures piégées qu’ils avaient équipées dans l’église »

- Salem, membre de la petite unité de soldats chrétiens peshmerga du Kurdistan irakien

Des douilles vides jonchent le plancher de l’église, parmi des pochoirs du drapeau de l’EI. Sur le mur au-dessus d’une plante artificielle en plastique, ont été griffonnées les « recettes » de deux voitures piegées, énumérant les proportions exactes de sucre, d’engrais et de sorbitol – produits courants devenus des armes meurtrières pour servir aux destructions perpétrées par l’EI.

« Ils fabriquaient ici, à la main, des explosifs en tous genres, qu’ils utilisaient contre les lieux saints chrétiens et les positions militaires irakiennes », raconte Salem, l’un des soldats chrétiens de l’une des petites unités de peshmergas du Kurdistan irakien.

À l’extérieur de l’église, les décombres de rues dévastées attestent de l’efficacité de ces automobiles bourrées d’explosifs.

« Le jour où l’armée irakienne est entrée dans Qaraqosh en octobre, l’EI l’a attaquée avec les voitures piégées qu’ils avaient équipées dans l’église ». Si ce n’est pas un miracle, ça y ressemble : en fait, seulement une poignée de soldats militaires irakiens ont été tués, et surtout par des tireurs embusqués, et non par ces énormes explosions ».

Les retraités chrétiens qui ont survécu à l’EI

Quand l’EI a pris la ville, en août 2014, la plupart des 50 000 résidents de Qaraqosh ont fui, mais deux couples chrétiens âgés ont refusé de partir. Zarifa Dadoo, 78 ans, a raconté à Middle East Eye comment, avec une amie, elles sont parvenues à survivre  misérablement pendant plus de deux ans sous le règne de l’EI, après la mort et la disparition de leurs maris respectifs.

« Nous n’avions pas d’autre alternative que de nous convertir. Nous avons donc convenu entre nous que ‘’musulman’’ n’était qu’un mot, dénué de sens

- Zarifa Dadoo

Le mari octogénaire de Dadoo, malade et en fin de vie, est décédé peu après l’arrivée de l’EI : leur premier acte de cruauté fut de lui interdire d’assister à son enterrement. Elle a emménagé avec l’autre couple âgé, mais le mari de son amie a rapidement sombré dans la folie, suite au harcèlement moral systématique subi aux mains des terroristes, qui lui répétaient sans cesse qu’ils avaient assassiné ses fils, engagés dans l’armée locale. Un jour, il a tout simplement disparu.

« Nous avons demandé de ses nouvelles à l’un des jeunes terroristes. Il nous a dit que la dernière fois qu’il avait vu le vieil homme, les soldats s’amusaient à se le passer comme un ballon entre eux, en le tirant par la ceinture », murmure-t-elle d’une voix vidée de toute émotion. « Nous ne savons toujours pas s’il est mort ou encore vivant ».

Les deux femmes ont été forcées, sous la menace d’une arme, à se convertir à l’islam. Malgré cela, elles vivaient dans la terreur des visites que leur rendaient les combattants de l’EI : ils apparaissaient subitement à leur porte et ils leur faisaient subir insultes et mauvais traitements : elles étaient battues, dénudées jusqu’à la ceinture et ils leur prenaient le peu qu’elles avaient.

« Un jour, un combattant a débarqué chez nous et exigé argent et bijoux. Nous lui avons dit que d’autres étaient déjà passés avant lui mais il ne nous a pas crues », raconte Dadoo. « Alors, il nous a fouillées, puis nous a forcées à nous mettre entièrement nues et il a trouvé les quelques bijoux et billets que nous avions encore, parce que nous les avions cousus dans des poches secrètes dans nos sous-vêtements. Il était furieux et il nous a frappées ».

Cracher sur la croix, sous la contrainte

Comme les combattants se relayaient toutes les semaines ou tous les dix jours, les femmes n’étaient jamais en paix bien longtemps. Dadoo se souvient des pires moments qu’elles ont endurés : elles étaient régulièrement forcées de « prouver » qu’elles s’étaient converties à l’Islam.

« Nous n’avions pas d’autre alternative que de nous convertir. Nous avons donc convenu entre nous que ‘’musulmane’’ n’était qu’un mot, dénué de sens. Pendant que nous étions contraintes de prier avec l’EI, nous nous adressions toujours en esprit à la Vierge Marie », explique-t-elle.

À lire : La bataille pour Mossoul : libération, désespoir, et interrogations

« Un jour, un combattant s’est présenté chez nous ; il a pris toutes nos statues et images religieuses, nos croix, et il a tout déchiré et cassé. Ensuite, il m’a ordonné de cracher sur la croix », raconte Dadoo.

« Mon amie m’a dit de faire exactement ce qu’ils voulaient, et elle m’a rassurée en me disant que Dieu ne m’en tiendrait pas rigueur et ne me jugerait pas non plus ».

Le combattant de l’EI a ensuite contraint Dadoo à piétiner le visage de Marie, la mère de Jésus, et il y a mis le feu.

Les chrétiens ont rassemblé les objets de culte cassés et les ont disposés sur l’autel des églises (Tom Westcott/AFP)

« Il a essayé plusieurs fois de brûler l’image, sans parvenir à réduire en cendres le visage, et j’ai toujours dans mon porte-monnaie cette image à moitié calcinée », confie-t-elle. « Par contre, j’ai mis tout le reste dans un sac en plastique que j’ai enterré dans la cour, pour qu’ils ne puissent plus profaner nos images ».

Quand leurs réserves de nourriture se sont épuisées, les deux vieilles dames se sont faufilées hors de chez elles pour piller les garde-manger des maisons abandonnées par leurs voisins et s’introduire furtivement dans les magasins, depuis longtemps fermés, pour trouver juste assez de quoi survivre. Elles s’étaient tellement habituées à vivre cloîtrées chez elles, sans la moindre idée de ce qui se passait dehors, qu’en novembre elles ne se sont même pas aperçues que l’armée irakienne venait de libérer la ville.

« Le cinquième jour, nous sommes arrivés ici et nous avons entendu une voix dans une maison. C’est là que nous avons trouvé ces deux vieilles dames », raconte le général Behnam Aboush, chef de l’unité militaire chrétienne en charge désormais de garder la ville. Ces deux amies ont été sauvées et emmenées dans l’enclave chrétienne d’Erbil, à Ainkawa, où vit la plus grande partie de la population déplacée depuis leur fuite de Qaraqosh.

Nous allons commencer par nous reconstruire nous-mêmes, ensuite nous rebâtirons notre ville

La ville fantôme commence à revenir à la vie depuis sa libération, mais elle n’en est pas moins située tout près des champs de bataille. Les décombres qui bloquent les rues sont en ce moment dégagés par des bulldozers et des équipes d’électriciens s’activent à réparer le réseau dévasté de la ville.

Statue décapitée de Saint-Georges dans le jardin d’une église de Qaraqosh (Tom Westcott/MEE)

« Nous n’avons ni eau ni électricité en ce moment. Les habitants ne peuvent donc pas revenir, et de toutes façons ils ont trop peur pour ça », déplore Aboush. « Notre espoir, c’est que la sécurité devienne acceptable et que les gens commencent à revenir avec la nouvelle année. »

Mais c’est une dévastation généralisée qui attend les anciens habitants de Qaraqosh. Avant de battre en retraite, les combattants de l’EI ont incendié plus d’un tiers des maisons chrétiennes de la ville, après avoir passé les deux années précédentes à s’acharner sur les quartiers résidentiels, à se livrer au pillage et démolir les maisons. Seules les propriétés les plus luxueuses, confisquées pour leur propre usage, ont été épargnées.

Ziad Kakumi, 40 ans, vient de retrouver sa maison après plus de deux ans d’absence. Il est effaré de voir qu’elle n’est plus qu’une coquille vide : les combattants de l’EI ont creusé des ouvertures dans les murs principaux pour créer un réseau de passages leur permettant de se frayer un chemin dans la ville sans être vus du ciel.

« Ce que ces gens ont fait est horrible. Je ne peux même pas imaginer comment une créature créée par Dieu a pu faire une chose pareille ».

- Sara, ancien habitant

« Ils ont utilisé du C4, explosif dont le point de combustion est extrêmement élevé. Par conséquent, c’est toute la structure, la maison toute entière qui a été endommagée », se lamente-t-il, en appuyant doucement sur le plafond noirci, dont les restes carbonisés s’émiettent sur ses doigts.

« À cause de cela, ce sera très difficile de réparer et, de toutes façons, où trouver l’argent ? » Il regrette que la communauté chrétienne déplacée n’ait reçu aucune aide du gouvernement central irakien et n’attend aucun soutien financier à l’avenir.

Dans une autre rue, Rami, 20 ans, fouille l’épave carbonisée de son ancienne vie, cherchant à se remémorer le décor et la disposition de la maison familiale la dernière fois qu’il l’a vue.

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« Quand je vois tout ça, je suis rempli de rage et de tristesse. Cinq mois à peine avant d’être obligés de fuir, nous avions investi 30 millions de dinars (250 000 euros) pour rénover la maison de fond en comble et elle était comme neuve », se souvient-il. « Maintenant, il n’en reste rien ».

Quand reviennent les habitants, ils parcourent tristement leur ville dévastée, passent en voiture devant les devantures éventrées des magasins, les bâtiments effondrés et les églises profanées au-dessus desquelles des volontaires ont érigé des croix en bois improvisées. Des ruines et des décombres des huit églises de la ville, les visiteurs ont extrait des petits objets religieux cassés et des images qu’ils ont placés respectueusement sur les autels.

Statue décapitée de Saint-Georges dans le jardin d’une église de Qaraqosh (Tom Westcott/MEE)

« Nous avons fait ce geste pour montrer notre amour pour le Christ,  c’est aussi le symbole de la nouvelle vie qui va renaître dans nos églises et notre ville », confie Sara, ancien habitant, en offrant des prières dans le chœur noirci de l’église d’al-Tahira.

« Ce que ces gens ont fait est horrible. Je ne peux même pas imaginer comment une créature créée par Dieu a pu faire une choses pareille ».

« Mais malgré tout ce que nous avons enduré, notre foi est intacte. Nous allons commencer par nous reconstruire nous-mêmes, ensuite nous rebâtirons notre ville ». 

Traduit de l'anglais (original) par Dominique Macabiès.

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