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« J’ai survécu au siège d’Alep mais, en Turquie, je vis toujours la mort aux trousses »

Alors que la guerre en Syrie entre dans sa septième année, Mojahed Abu al-Jood raconte sa fuite d’Alep et son périlleux voyage vers la Turquie sous la conduite de passeurs

« L’armée du régime nous serre de près » : voilà ce qu’ils nous disaient sans cesse tout au long du trajet. Nous ne pouvions pas leur demander de nous laisser rebrousser chemin. Nous leur avons demandé : « Qui êtes-vous ? Où allons-nous ? » Invariablement, ils nous répondaient : « Ferme-la ! Plus un mot ! »

Au moment de franchir la frontière syrienne avec la Turquie, il tombait des cordes. Nous étions environ cinquante personnes. Avec mon meilleur ami, d’Alep, nous étions accompagnés d’Irakiens fuyant la guerre qui ravage leur pays. Ils avaient parcouru des centaines de kilomètres pour arriver en Turquie, en quête de sécurité et d’un niveau de vie décent.

Nous avions convenu avec l’un des passeurs qu'il nous fasse traverser la frontière. Nous avions promis de lui payer 1 500 dollars par personne pour éviter de passer par le poste-frontière officiel.

Mais une fois arrivés à l’endroit et au moment prévus, ils nous ont demandé de marcher encore vingt minutes. Les vingt premières minutes passèrent. Puis encore vingt autres. Nous avons dû marcher plus de deux heures, sans pouvoir poser la moindre question. Chaque fois que l’un d’entre nous essayait d’adresser la parole aux passeurs, la réponse était toujours la même : « Ferme-la, plus un mot ! »

Obscurité totale

Nous commencions à redouter le pire. Avaient-ils l’intention de nous livrer à l’armée du régime ? Ou de nous tuer pour vendre nos organes ? Ils ont commencé à nous faire sentir que nos jours étaient comptés. Il ne nous restait plus qu’à nous préparer, au mieux, à une mort imminente.

Tous les quarts d’heure, ils nous hurlaient au visage : « Courez, taisez-vous, n’allumez aucune source de lumière, et attention où vous mettez les pieds, c’est truffé de mines ! »

Avaient-ils l’intention de nous livrer à l’armée du régime ? Ou de nous tuer pour vendre nos organes ? Ils ont commencé à nous faire sentir que nos jours étaient comptés

Il faisait nuit noire, et nous avions déjà parcouru plusieurs kilomètres entre les montagnes et les vallées, sans savoir où nous nous trouvions. Il pleuvait des cordes et nous n’étions pas préparés pour affronter de tels risques.

Mais ils nous ont forcés à poursuivre notre marche après déjà cinq kilomètres. Tout le monde commençait à sentir la fatigue.

Des Syriens déplacés ont trouvé refuge dans le quartier de Jibrin, à l’est d’Alep (AFP)

Un jeune Irakien, Hassan, n’en pouvait plus. Nous l’avons porté pour ne pas interrompre notre progression. Sa mère était si épuisée qu’elle avançait en titubant. Le terrain était accidenté, impropre à la marche et nous nous enfoncions dans la boue. Je lui ai attrapé la main pour nous permettre d’aller de l’avant. Elle pleurait à chaudes larmes.

« Dieu, avec ta miséricorde, n’abandonne pas mon fils Hassan », disait-elle.

« Cela fait un mois et demi que je me suis enfuie d’Irak et je ne veux pas le perdre après tant de mal. »

Je sentis qu’Hassan était devenu important pour moi – comme s’il était mon fils ou mon petit frère. J’étais, moi aussi, épuisé d’avoir marché si longtemps, mais j’ai essayé de garder mon calme, ou au moins d’en donner l’impression pour que la mère d’Hassan ne s’en doute pas.

Mais la fatigue triomphait de moi et je me suis mis à trébucher et chanceler de façon inquiétante. J’ai fait une halte de quelques minutes, le temps de reprendre mon souffle, pendant que les autres continuaient leur marche.

C’est alors que j’ai compris qu’ici, il n’y avait pas de place pour la fatigue. Si quelqu’un perdait son sang-froid, il serait lâché par les autres.

Roulette à la frontière

La nuit a laissé place au matin. Nous avons marché encore six heures. Comme nous pensions être entrés en Turquie, nous avons essayé d’atteindre le village le plus proche pour prendre un bus, direction Antakya, la ville où nous avions projeté d’aller.

Mais nous avons vite compris que nous venions juste d’arriver à la frontière et qu’il nous restait encore à passer sur le sol turc. Nous avions devant nous les bureaux de gardes-frontières et, pendant quelques instants, nous en avons oublié notre fatigue. Nous nous sentions rassurés, malgré les scènes épouvantables du voyage encore présentes dans nos esprits.

Là, la pire des surprises nous attendait : « La voie est bloquée par les gardes-frontières – impossible de passer », a dit l’un des passeurs.

Là, la pire des surprises nous attendait : « La voie est bloquée par les gardes-frontières – impossible de passer », a dit l’un des passeurs

Nous étions complètement désespérés. Nos vêtements étaient trempés et le froid, mordant. Nous étions tous épuisés et aucun de nous ne se sentait capable de marcher plus longtemps. Nous ne pouvions que nous asseoir et attendre que les gardes finissent leur patrouille : alors, nous aurions une chance de franchir la frontière.

Ahmed, un petit garçon irakien de 5 ans, éclata en sanglots, autant de faim que d’épuisement, et pleura pendant plus d’une heure. Je me suis souvenu que j’avais un biscuit dans mon sac. C’était un cadeau d’adieu de mon petit frère Osama, lors de la dernière visite qu’il nous avait rendue, à ma famille et à moi, quand je les avais retrouvés après m’être sorti sain et sauf du siège d’Alep qui durait depuis quatre mois. J’avais été séparé de ma famille pendant le siège et c’était ma dernière chance de les voir avant mon départ pour la Turquie. Je l’ai tiré de mon sac et l’ai donné à Ahmed. Il l’a mangé et a séché ses larmes.

Désormais, il fallait nous décider : rebrousser chemin ou nous résigner à nous présenter aux gardes-frontières turcs, sans savoir ce qui nous attendait.

Nous avons opté pour nous rendre aux gardes. Mais les passeurs nous ont arrêtés en nous menaçant avec leurs armes, ne nous laissant ainsi pas d’autre alternative que de leur obéir et continuer à attendre.

Enfin, les gardes-frontières ont quitté leur faction et les passeurs nous ont ordonné de passer par le dernier endroit où les patrouilles étaient passées, et nous avons enfin réussi à franchir la frontière.

Des migrants attendent avec leur gilet de sauvetage à Canakkale après avoir été trompés par des contrebandiers (AFP)

En Turquie

Nous pensions que tout irait mieux désormais, mais l’un des passeurs nous a ordonné de continuer à marcher, nous menaçant d’indiquer notre position aux policiers qui patrouillaient dans les villages frontaliers.

Une fois encore, nous n’avions pas le choix et nous avons obéi. Ils nous ont emmenés dans un endroit inconnu, où ils nous ont retenus pendant deux heures avant de nous ordonner d’envoyer des messages vocaux sur WhatsApp pour dire que nous étions bien arrivés. J’ai compris que ces enregistrements étaient destinés à convaincre d’autres personnes de passer en Turquie – car il s’est avéré qu’ils les envoyaient à d’autres clients potentiels. 

J’ai refusé de me prêter à leur jeu et, avant que les passeurs le remarquent, j’ai envoyé un message vocal à un journaliste syrien que je connaissais à Antakya. Je lui ai dit que nous avions été enlevés.

La famille a dû quitter le bus et nous ne l’avons plus revue. À ce jour, nous ne savons pas ce qu’elle est devenue

Le passeur m’a repéré et a exigé que j’envoie un message. J’ai de nouveau refusé et il s’est mis en colère : « Envoie ces messages ou je te dégomme ».

Je n’avais pas d’autre choix que d’obtempérer.

Ensuite, nous sommes montés dans un bus appartenant aux passeurs et nous avons roulé vers la ville d'Antakya, dans la province d’Hatay, au sud de la Turquie.

En chemin, trois voitures ont barré la route au bus, deux à l'avant et une autre à l’arrière. Elles appartenaient toutes à des complices des passeurs syriens de l’autre côté de la frontière. 

Nous avons été sommés de payer 100 dollars chacun pour être autorisés à continuer le voyage. Cinq personnes de la même famille n’avaient pas cette somme. Elles ont dû quitter le bus et nous ne les avons plus revues. À ce jour, nous ne savons pas ce qu’elles sont devenues.

La grande évasion

Arrivés à Antakya, nous sommes entrés dans un restaurant où les passeurs nous ont forcés à rester. Heureusement, il y avait une connexion internet et j’ai appelé mon ami journaliste à Antakya.

Il était extrêmement inquiet, d’autant plus que son père se trouvait dans le même convoi que nous. Son père avait lui aussi été piégé dans le siège d’Alep, sans sa famille, et n’avait pas encore vu son premier petit-fils, né quatre mois plus tôt en Turquie.

« Ne croyez pas que vous avez pu vous échapper – la mafia est partout en Turquie : où que vous alliez, je vous retrouverai » 

J’ai raconté à mon ami les détails de ce qui s’était passé et où nous nous trouvions. Il m’a promis de venir me chercher, accompagné de quelques fonctionnaires locaux. Mais quand je lui ai transmis notre localisation précise, il m’a dit que les fonctionnaires refusaient d’y aller parce que cette région était dangereuse, pleine de mafieux et de bandits.

À nouveau, nous avons eu peur car nous ne savions pas ce que nous allions devenir. Mon ami m’a tout de même promis de venir, avec deux voitures. « Je serai toujours là pour vous », a-t-il dit.

Et il a tenu promesse : nous avons réussi à sauter dans les voitures et à nous enfuir pendant que les passeurs tentaient de nous retenir.

Nous avons tout de suite reçu des messages de menace des passeurs. Abu Abed, un commerçant syrien qui collaborait avec la mafia turque m’a envoyé un SMS : « Ne croyez pas que vous avez pu vous échapper – la mafia est partout en Turquie : où que vous alliez, je vous retrouverai ».

Libre mais pas encore en sécurité

J’ai survécu au siège d’Alep – j’en ai subi la violence et enduré les moments les plus durs du conflit mais quand j’ai fui ma ville, le danger ne m'a pas quitté.

J’ai failli perdre la vie une douzaine de fois en faisant mon devoir de journaliste, pendant que je couvrais la guerre et parlais des violations des droits humains et de ce que subissaient là-bas les enfants traumatisés et les civils épuisés.

Je croyais ne plus être en danger de mort après ma fuite d’Alep. Je ne pouvais pas rester à Idleb, la province voisine, car les chasseurs d’Assad bombardaient sans cesse la ville. J’ai décidé de m’enfuir en Turquie pour sauver ma peau.

Mais je vis dans la crainte de me faire repérer un jour par ces gangs, car j’ai toujours la mort aux trousses.

Cet article a été traduit en anglais par Lizzie Porter.

- Mojahed Abu al-Jood, journaliste syrien, a travaillé comme fixeur et producteur pour ITV News au Centre des médias d’Alep avant de fuir la ville.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des réfugiés syriens se glissent sous des clôtures pour passer à Reyhanlı, Antakya, le 17 mars 2012 (AFP)

Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabiès

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