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L’Égypte cible une star du football : un pas trop loin ?

Depuis quelques temps, le gouvernement égyptien réprime ses opposants. La saisie des avoirs du joueur emblématique Mohamed Aboutrika – personnage le plus populaire du pays – pourrait-elle s’avérer une initiative risquée ?
16 octobre 2013, stade Baba Yara de Kumasi : la star égyptienne du football, Mohamed Aboutrika (à gauche), rivalise avec André Ayew du Ghana (à droite) pendant le match Ghana/Egypte pour qualification à la Coupe du monde 2014 de la FIFA (AFP)

En 2013, le club du Caire Al Ahly a gagné la finale africaine de la Ligue des champions. C’était le dernier match dans cette équipe de Mohamed Aboutrika. Quand il a quitté le terrain, il a été assailli par les autres joueurs, les fans, et même les policiers. Tout le monde voulait toucher le génie du milieu de terrain, qui avait le chic pour marquer des buts décisifs juste avant la fin.

Mohamed Aboutrika, le magique joueur du club Al Ahly, a remporté sept titres de champion et cinq coupes de la Ligue des champions africaine. Quatre fois déclaré joueur africain de l’année, il a remporté plus de cent sélections à l’équipe nationale égyptienne, et lui a permis de remporter deux fois la Coupe d’Afrique des nations.

Difficile d’exagérer la popularité d’Aboutrika en Egypte, pays fou de football ; l’énorme succès de cet ancien meneur de jeu en a fait un héros national. « Il est encore plus populaire que le président », remarque Hatem Maher, rédacteur en chef à Ahram Online. « Ce n’est pas seulement la plus célèbre figure du sport – c’est le personnage le plus populaire ici. »

En même temps, Mohamed Aboutrika est aussi considéré comme un islamiste notoire, et les autorités égyptiennes ont lancé une vague de répression contre les dissidents. Au début du mois, l’Etat a saisi les actifs détenus par Aboutrika dans une compagnie de voyages touristiques dont il est en partie propriétaire, au prétexte qu’elle sert à financer la violence des Frères musulmans.

Des enquêtes sont en cours et Aboutrika risque des poursuites judiciaires. Ce n’est pas le premier footballeur à se heurter aux autorités, mais s’attaquer à ce sportif pourrait influencer plus fortement l’évolution du climat politique de l’Egypte et tester les limites de la répression. Certaines personnes disent même qu’en s’en prenant à Aboutrika le gouvernement pourrait flirter avec une « ligne rouge » qu’il serait bien avisé de ne pas franchir.

« Il a rendu toute la nation heureuse »

A 36 ans, Aboutrika est une figure presque unique de la société égyptienne, qui transcende les rigides clivages politiques et sportifs. « Il a assez de hauteur pour ignorer les lignes de faille », dit Yasser Thabet, auteur de plusieurs livres sur le football égyptien.

Aboutrika est si populaire qu’on en oublie la fracture amère entre Al Ahly et son éternelle rivale, l’équipe cairote de Zamalek. « Je connais nombre de fans de Zamalek qui l’adorent », explique Mostafa – ancien membre des Ultras White Knights, groupe de supporters fanatiques de Zamalek. « [C’est] l’un des gars les plus populaires en Egypte depuis des décennies. »

« C’était l’épine dorsale de l’équipe nationale », explique Mostafa, admirateur malgré lui d’Aboutrika. « Il a rendu toute la nation heureuse, et nous ne l’oublierons jamais. »

Aboutrika a également gagné le respect de beaucoup d’Egyptiens : ils le trouvent plein d’humilité et de piété et apprécient son franc soutien de causes humanitaires, y compris de la bande de Gaza. Après avoir marqué contre le Soudan pendant la finale de la Coupe d’Afrique des nations en 2008, il remonta son maillot pour exhiber un t-shirt portant le message « soutien à Gaza ». Cela lui valut une réprimande des organisateurs du tournoi.

Il est adoré par Ultras Ahlawy, le groupe de supporters exaltés d’al Ahly, qui a joué un rôle clé dans les manifestations qui menèrent au renversement du président autocratique Hosni Moubarak.

Aboutrika a publiquement soutenu les Ultras, en particulier suite au désastre du stade de Port-Saïd en 2012 – où au moins 72 fans d’Al Ahly ont trouvé la mort dans une monstrueuse bagarre à fortes connotations politiques. Cette nuit-là, l’un des partisans a vécu ses derniers instants dans les bras d’Aboutrika.

Cependant, les prises de positions politiques d’Aboutrika ont également suscité la controverse. Contrairement à de nombreux joueurs, Aboutrika n’a pas soutenu ouvertement Moubarak pendant le soulèvement de 2011, et il a publiquement refusé de serrer la main du nouveau chef militaire d’Egypte, Mohamed Hussein Tantawi, suite à la catastrophe de Port-Saïd. Aux élections présidentielles de 2012, Aboutrika a soutenu Mohamed Morsi, l’islamiste affilié aux Frères musulmans.

Les gens ont été emprisonnés par milliers et tués par centaines lors de la répression d’une manifestation contre les Frères musulmans, suite à l’éviction de Morsi par l’armée, en juillet 2013. Aboutrika s’était exprimé contre le coup d’Etat – mais il a depuis mis la pédale douce à son franc-parler, après avoir été critiqué pour mélange des genres entre sport et politique. Samedi, un tribunal égyptien a condamné à mort Morsi et plus de cent autres personnes, pour complicité dans l’évasion de prisonniers en 2011.

Aboutrika est un personnage atypique en Egypte : islamiste notoire que la plupart des anti-islamistes ne haïssent point, c’est un symbole d’unité. Mais ses prises de position politiques lui ont valu de se faire des ennemis dans les médias ouvertement pro-militaires du pays. Beaucoup de gens sont mal à l’aise devant ce personnage, le plus populaire de l’Egypte, qui serait aussi partisan des Frères musulmans.

Ciblage d’Aboutrika

Au début de ce mois, une commission gouvernementale chargée de confisquer les avoirs des organisations qui financent les Frères musulmans – inscrits depuis décembre 2013 sur la liste noire des groupes terroristes – a saisi les parts détenues par Aboutrika dans Asshab Tours, société de voyages touristiques qu’il a aidé à fonder en 2012. Cette entreprise est accusée de financer les actions violentes des Frères musulmans et son directeur a été arrêté pour participation présumée à des actes hostiles à l’Etat. Asshab Tours n’a pas souhaité s’exprimer pour Middle East Eye, préférant nous renvoyer aux déclarations publiées sur la page Facebook page de l’entreprise, qui nient ces allégations.

Aboutrika a réagi en postant en ligne ce message de défi : « Vous aurez beau confisquer l’argent ou le propriétaire de l’argent, je ne quitterai jamais le pays, et continuerai à œuvrer pour sa prospérité ». Il a également protesté de son innocence dans l’une de ses rares interviews, accordée au journal gouvernemental Al Ahram. L’appel interjeté par Aboutrika contre la confiscation de ses biens a été rejeté le 11 mai.

Des enquêtes sont en cours et Aboutrika n’a pas encore été ni arrêté ni inculpé. On ne sait pas si les autorités ont vraiment l’entreprise dans le collimateur ou si elles ont surtout saisi l’occasion pour s’attaquer à Aboutrika. « Il pourrait y avoir-là quelque chose de personnel », a déclaré Maher dans Ahram Online. « Peut-être essaient-elles de ternir son image en [en faisant] un bailleur de fonds des actions actuelles des Frères musulmans. »

Une « ligne rouge »

Tout le monde pensait qu’Aboutrika passerait au travers des gouttes de la répression grâce à son profil, rappelle Thabet.

Sur les réseaux sociaux, il a été confronté aux critiques d’une minorité qui a approuvé la saisie de ses actifs en faisant valoir qu’Aboutrika n’était pas au-dessus des lois, et l’a décrit comme un « mouton » des Frères musulmans (alors qu’il n’a jamais directement exprimé son soutien).

D’aucuns pensent que le gouvernement risque gros avec cette mise en examen d’Aboutrika, parce qu’il est immensément populaire. « Beaucoup de pro-gouvernementaux hésitent [encore] à attaquer Aboutrika », dit Thabet.

Son cas a provoqué un tollé. Plusieurs joueurs, dont beaucoup réticents à s’engager en politique, ont soutenu Aboutrika.

D’autres sont sceptiques sur l’argument de la « ligne rouge ». « Critiquer un gouvernement pour un acte spécifique ne signifie pas nécessairement lui avoir retiré votre soutien », souligne James M. Dorsey, auteur d’un blog et d’un livre à paraître sur le football au Moyen-Orient. « Il n’est pas évident que franchir cette une ligne rouge va retourner les électeurs contre le gouvernement du [président] al-Sissi. »

Pourtant Dorsey fait valoir que le cas d’Aboutrika est important car le Président al-Sissi est actuellement de plus en plus critiqué dans les médias égyptiens : l’économie ne décolle pas vraiment et, récemment, ont fuité des enregistrements embarrassants voulant que certains segments de l’armée pourraient ne pas être entièrement satisfaits de sa présidence.

 « Je pense que [l’affaire] est significative : elle a rallié beaucoup de personnes derrière Aboutrika. C’est devenu une contestation généralisée d’un acte du gouvernement, ce qui n’est pas anodin dans un environnement où [une grande] partie de l’élite au pouvoir est de plus en plus critique d’al-Sissi, et il faut bien reconnaître qu’al-Sissi n’a pas encore donné satisfaction », dit Dorsey.

Le sort probable d’Aboutrika

Le ciblage d’Aboutrika suggère que la répression des dissidents risque de s’aggraver, et que les autorités ne cherchent aucunement à se rapprocher des Frères musulmans qui, bien que vilipendés par beaucoup et très affaiblis, restent l’un des mouvements politiques les plus importants du pays.

Le mouvement met également en évidence la politisation du football en Egypte, actuellement dans un état déplorable. Les supporters de football ont été interdits de stades pendant presque quatre ans, et la répression de l’Etat les cible copieusement. Au moins dix-neuf fans de Zamalek ont été tués dans des affrontements avec la police autour d’un stade du Caire en février. Suite à ces morts, Aboutrika a déclaré que « le football égyptien est mort après le massacre du Stade du 30 juin de la Défense aérienne ».

Morsi a été condamné à mort et, le même jour, un autre tribunal du Caire a interdit les activités de tous les Ultras dans le pays, suite à un procès privé intenté par Mortada Mansour, président du club de Zamalek.

D’autres footballeurs se sont mis en situation délicate par engagement politique.

L’attaquant d’Al Ahly, Ahmed Abdel Zaher a été sanctionné par son club parce qu’il avait célébré un but en faisant ostensiblement les « quatre doigts », geste de soutien en mémoire des centaines de victimes de la dispersion violente par les forces de sécurité d’un sit-in pro-Morsi à Rabaa en août 2013. Son club s’est débarrassé de Zaher en le prêtant à une équipe libyenne, mais – après avoir dûment fait acte de contrition – il a ensuite été repris par Al Ahly.

En fin de compte, il est peu probable que les autorités persistent à poursuivre Aboutrika, mais il reste encore à voir si sa popularité suffira à le protéger.

« S’il était un citoyen lambda ou un joueur moins populaire, je pense qu’Aboutrika aurait été plus sévèrement réprimé », a dit Thabet. « Sa popularité lui a fourni une certaine immunité. »

Traduction de l’anlgais (original) par Dominique Macabies.

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