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L’opposition à l’investiture d’Omar el-Béchir fait l’unanimité au Soudan

Le projet du président de rester au pouvoir au-delà de 2020 pourrait se retourner contre lui, compte tenu des critiques qui lui ont été adressées de toutes parts, y compris dans son propre camp
Le président soudanais Omar el-Béchir descend de l'avion présidentiel à Khartoum (AFP)

KHARTOUM – La récente nomination du président soudanais sortant, Omar Hassan el-Béchir, comme candidat du parti au pouvoir aux prochaines élections présidentielles n’a guère surpris, étant donné la puissante emprise qu'il exerce sur le pouvoir depuis près de trois décennies.

Cependant, la décision prise vendredi par le Congrès national, parti au pouvoir, de soutenir Béchir – qui a pris la tête du Soudan suite au coup d’État de 1989 – aux élections de 2020 est en violation directe de la Constitution du pays, qui interdit aux présidents de servir plus de deux mandats.

Cette décision fait craindre que Béchir et ses partisans envisagent de supprimer le cadre juridique existant pour maintenir au pouvoir le président, poursuivi par la Cour pénale internationale (CPI) depuis 2009.

Or, le projet ambitieux du président de rester au pouvoir au-delà de 2020 pourrait se retourner contre lui, compte tenu des critiques qui lui ont été adressées de toutes parts et même dans son propre camp. 

Béchir contre le monde entier

Bien qu’il ait déjà déclaré qu’il démissionnerait en 2020, une victoire aux prochaines élections permettrait à Béchir de cumuler un mandat de 36 ans au pouvoir.

S’adressant au conseil du Congrès national suite à sa nomination, le septième président soudanais a laissé entendre ce qu’apporterait un autre mandat de cinq ans.

« C’est pour moi un honneur et un privilège d’accepter cette confiance [du parti], et je promets de répondre à toutes les revendications de notre peuple et surmonter les nombreuses crises auxquelles nous sommes confrontés en cette période critique de l’histoire de notre nation », a-t-il assuré.

Béchir a juré de cimenter davantage la loi islamique au Soudan, dans ce qu’il a fait passer pour une résistance aux pays occidentaux.

« Je tiens à dire avec défi que nous sommes un parti purement islamique et que nous adopterons à la lettre les lois de la charia », a-t-il fait savoir. « Nous ne reculerons jamais devant les conspirations qui se trament sans fin contre nous. »

« Ils essaient de nous vaincre par des moyens sécuritaires, politiques, juridiques, économiques et diplomatiques, mais leurs tentatives restent vaines ».

Béchir est le seul chef d’État à avoir été inculpé par la CPI, alors même qu’il était au pouvoir, pour avoir orchestré une campagne de massacres présumés, avec viols et violations généralisées des droits de l’homme au Darfour.

Selon l’analyste politique Elimam Ahmed, Béchir demeure ostracisé par l’Occident, malgré un certain nombre d’incitations à normaliser les relations : il a notamment proposé de fournir des informations dans la guerre contre le terrorisme, de lutter contre l’immigration illégale en Europe, une médiation dans la crise au Sud-Soudan et la promesse de jouer un rôle constructif dans la stabilisation de la Libye.

Soldats au Soudan du Sud (AFP Photo/Charles Atiki Lomodong)

Alors qu’il se présente comme la récalcitrante victime de l’interventionnisme occidental, la popularité de Béchir souffre néanmoins d'un déclin brutal au sein de son propre camp, dans un contexte de crise économique qui ne fait qu’exacerber le manque d’accès des Soudanais aux services et produits de première nécessité depuis début 2018, explique Ahmed à Middle East Eye.

Confronté à l’hostilité de l’Occident et à une récession financière dans son propre pays, Béchir a réorienté ses allégeances internationales et régionales : il s’est ainsi repositionné aux côtés de l’Arabie saoudite et a rompu ses liens avec ses anciens alliés, Iran et Corée du Nord.

En raison de la crise diplomatique actuelle entre le Qatar et d’autres puissances du Golfe, il est toutefois extrêmement difficile pour Béchir de jongler avec les clivages politiques, tout en obtenant le soutien financier dont il a désespérément besoin de la part des États du Golfe.

Ahmed souligne également que l’administration Béchir reste empêtrée dans sa lutte contre des groupes rebelles dans différents points du pays.

« Le président Béchir et son entourage proche sont en position de force au sein du parti au pouvoir, mais semblent très affaiblis car sa popularité a nettement chuté et son pays est soumis à une kyrielle de crises en tous genres, sans parler de son isolement sur la scène internationale », observe-t-il.

« En conséquence, il est clair que le Soudan se trouve à la croisée des chemins : détérioration politique et difficultés économiques s’ajoutent à une fragilité de longue date au plan sécuritaire ».

Contestation de l’intérieur

Dans un contexte national et international si fragile, des voix antagonistes se sont pour la première fois élevées au sein du parti au pouvoir : des dirigeants importants ont ouvertement rejeté l’investiture de Béchir.

Amin Hassan Omar Abdullah, ancien conseiller présidentiel et négociateur en chef du processus de paix au Darfour, a dénoncé cette décision comme une violation de la Constitution.

Dans un article largement diffusé sur les réseaux sociaux, Abdullah a exhorté le président à ne pas se faire investir lui-même à la candidature suprême par son parti et à respecter la Constitution du Soudan, ainsi que les règles mêmes du Congrès national.

« Les changements apportés aux amendements constitutionnels doivent être conformes aux valeurs démocratiques et à l’esprit de la Constitution, qui ne permettent à personne de se présenter plus de trois fois aux présidentielles, a écrit Abdullah.

Le professeur de sciences politiques et leader islamique al-Tayeb Zain al-Abdin a joint sa voix à l’opposition au sein du parti, et appelé à une résistance de masse à la prolongation du mandat du président.

« Après 29 ans aux commandes, le président Béchir n’a pas d’excuses morales ou politiques pour rester plus longtemps au pouvoir », souligne Zain al-Abdin à MEE. Il tient Béchir pour responsable de la crise politique, économique et sécuritaire qui sévit actuellement dans le pays.

« Béchir n’a aucune intention d’adopter des réformes pour ce pays. De toute évidence, il essaie seulement de se protéger de la CPI en restant au pouvoir », ajoute-t-il.

La nouvelle a également suscité des réactions sur les réseaux sociaux, car les militants soudanais ont appelé à une campagne contre l’investiture de Béchir.

Traduction : « La nouvelle nomination de Béchir reviendrait à prolonger la faillite économique – ce qui implique des prix élevés, ainsi que poursuite de la guerre et perpétuation de la corruption »

Un tweet de Mohammed Nafie, fils aîné de l’ancien conseiller présidentiel Nafie Ali Nafie, a suscité une attention particulière et des questions sur l’ampleur des clivages au sein de la classe dirigeante soudanaise.

Traduction : « Tout homme a le droit d’avoir le courage d’exprimer son opinion personnelle ! Sans pour autant décréter savoir ce que désirent le peuple et les masses ! Je dis ‘’Non’’ à l’amendement de la Constitution et ‘’Non’’ à la présentation d’une nouvelle investiture de Bachir »

L’opposition monte au créneau

Paradoxalement, l’investiture de Béchir semble être en passe de rassembler la coalition d’opposition, les Forces du consensus national (NCF) jusqu’alors au bord de la ruptureà propos d’un accord de « sortie en toute sécurité » en faveur de Béchir.

Al-Sadiq al-Mahdi, Premier ministre du Soudan jusqu'au coup d'État de 1989, avait présenté le mois dernier une proposition selon laquelle Béchir accepterait de démissionner en échange d’un gel d’un an des poursuites de la CPI.

Toutefois, suite à cette investiture, Mahdi et son parti Umma (nationalistes) ont révoqué l'offre et exprimé leur opposition à la tentative de prolongation du maintien au pouvoir de Béchir.

Le porte-parole du Parti communiste soudanais, Ali Saeed Ali, explique à MEE que son parti avait catégoriquement rejeté l’investiture de Béchir.

« Il est vraiment honteux de modifier la Constitution pour l’intérêt d’une seule personne », déplore Ali. « Les changements dans la Constitution ne devraient intervenir qu’en cas d’enjeux majeurs : améliorer la vie de notre peuple, et non pour soutenir je ne sais quelle dictature. »

« Aujourd'hui, le Soudan est soumis à une répression extrême. Les libertés sont confisquées par le régime pour nous faire taire, mais nous n'abandonnerons jamais. »

Ali a juré que son parti ainsi que d'autres membres des Forces du consensus national se mobiliseraient contre toute tentative d’amendement de la Constitution.

Omar el-Béchir en Égypte en 2015 (AFP)

« Nous œuvrerons au service de l’unité de l’opposition et travaillerons avec notre peuple pour faire tomber ce gouvernement par des moyens pacifiques, afin de mettre fin à ce scénario désastreux », affirme-t-il.

Le Congrès national soudanais a également appelé à des manifestations de masse dans les jours à venir.

« Cette tentative de prolonger le mandat de Béchir au pouvoir est illégale et inacceptable et nous y résisterons par tous les moyens pacifiques », ajoute-t-il.

Imminence d’une bataille juridique ?

Le député Moubarak al-Nour explique à MEEque certains parlementaires indépendants ont convenu de contester toute tentative d’amendement de la Constitution visant à légaliser rétroactivement l’investiture de Béchir – si tant est qu’ils puissent atteindre rejoindre l’assemblée législative : mais cette opposition est probablement toute symbolique, étant donné que le parti au pouvoir détient 83% des sièges.

« Nous nous opposerons à ces amendements, car ils violent la Constitution et le dialogue national que le président lui-même a appelé de ses vœux il y a plus de trois ans », dénonce al-Nour.

« Une décision aussi grave devrait être prise après instauration d’un dialogue entre les différents partis politiques et blocs parlementaires », ajoute-t-il. « En tout état de cause, si le parti au pouvoir se prévaut de sa majorité à l’assemblée, nous résisterons et consignerons notre position dans l’histoire du Parlement ».

Selon lui, si le Congrès national accorde l'investiture à Béchir, pour ensuite recommander que le cadre juridique du parti ainsi que la Constitution du pays soient modifiés, cela constituera une violation révélatrice de l'étendue du monopole du parti sur le pouvoir au Soudan, au mépris de la démocratie.

« Théoriquement, le parti au pouvoir a le droit d’adopter ces amendements devant le Parlement », concède-t-il. « Mais, dans la pratique, cela met tout le pays dans une situation critique, car cela reviendra à remettre les pleins pouvoirs à Béchir seul. »

Adeeb a également noté qu’opposition, organisations de la société civile et candidats potentiels ont tous la possibilité desaisir la Cour constitutionnelle.

« Je recommande de continuer à exercer des pressions pour aller devant la Cour constitutionnelle car c’est l’une de nos armes dans cette bataille pour défier le parti au pouvoir », ajoute-t-il.

Pendant ce temps, John Prendergast, directeur du Projet Enough, a appelé la communauté internationale à intervenir si Béchir réussissait à réviser la Constitution.

« L’abolition de la limitation du mandat représenterait le premier pas du président Béchir vers la présidence à vie, visant ainsi à installer une kleptocratie galopante qui pillera toutes les ressources du Soudan sans grand bénéfice pour son peuple », indique-t-il à MEE.

« États-Unis et Europe se sont opposés aux efforts du président [Joseph] Kabila pour modifier la Constitution et abolir la limitation du mandat présidentiel en République démocratique du Congo. Ils devraient faire de même pour prévenir une crise de plus en plus grave au Soudan. »

Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.

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