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Le château de Beaufort : bastion israélien, résistance libanaise, argent koweïtien

Beaufort a vécu des périodes durant desquelles il a servi de point de rencontre littéral entre des armées, des nations et des émotions ; pour le moment, les visiteurs peuvent en profiter en paix
Des parties restaurées du château permettent aux visiteurs de voir à quoi celui-ci aurait pu ressembler lors de son apogée, à l’époque des croisades (MEE/Lizzie Porter)

ARNOUN, Liban – Au-dessus d’une oliveraie et du fleuve Litani, un groupe de Beyrouthines se chamaillent, debout sur le pont d’un château de l’époque des croisades.

« Où est Israël ?! »

« Où est la frontière avec Israël ?! »

« Prends une photo d’Israël ! »

Depuis une falaise de 700 mètres surplombant le Mont Hermon, on peut admirer des villages libanais et, quelque part derrière une colline, la frontière israélienne. Une histoire compliquée traverse les murs de pierre rugueux du château de Beaufort.

Le château de Beaufort se situe dans le sud du Liban, à proximité de la frontière israélienne (MEE)

À l’est, un précipice abrupt descend de 300 mètres jusqu’au fond de la vallée. Depuis le bord de Beaufort, le Litani ressemble à une goutte d’eau qui scintille au milieu de la verdure.

La vue donnant sur le Litani, en direction de la frontière israélienne, évoque de vifs sentiments pour de nombreux visiteurs du château de Beaufort (MEE/Lizzie Porter)

Le fort en lui-même, qui surplombe la région contestée et occupée du plateau du Golan, la Palestine, le mont Hermon et la plaine côtière du sud du Liban, a connu une histoire plus que turbulente.

Appelé également Qala’at ash-Shqif en arabe, il été utilisé lors de campagnes militaires à mille années d’intervalle et a été sous le contrôle des forces croisées, arabes, ottomanes, palestiniennes et israéliennes.

Appelé également Qala’at ash-Shqif en arabe, le château de Beaufort a été sous le contrôle des forces croisées, arabes, ottomanes, palestiniennes et israéliennes

Aujourd’hui, seize ans après la fin de l’occupation israélienne, cette forteresse militaire prisée contribue à dissiper les mythes qui entourent les confins méridionaux du pays, tant parmi les Libanais que les étrangers.

Bien que le conflit syrien ne soit pas loin – « D’ici, nous pouvons entendre les bombardements en provenance du Golan entre les rebelles, le régime syrien et Israël », explique Ali Hamdan, gardien du site, qui est originaire de la région et qui vit désormais près du château –, Beaufort est peut-être plus paisible aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été.

« Même [les Libanais] ont parfois peur de venir ici, mais le sud du Liban est l’endroit le plus sûr, le plus chaleureux et le plus beau du pays », insiste Hamdan.

Les excursionnistes sont également de plus en plus nombreux à visiter Beaufort : ils sont jusqu’à 1 500 à grimper jusqu’à ce site élevé les jours de week-end et de vacances.

Un projet d’excavation et de restauration de 3,5 millions de dollars, lancé en 2009, suscite l’espoir d’attirer plus de touristes dans ce coin du sud du Liban, situé à environ 8 km de la frontière israélienne. Un centre d’accueil attendu depuis longtemps doit encore voir le jour, tandis que les travaux d’excavation sont en cours.

Une forteresse croisée

Foulques V d’Anjou, roi de Jérusalem, s’est emparé du site sur lequel Beaufort se trouve aujourd’hui en 1139. Quelqu’un – l’identité de cette personne demeure obscure – avait manifestement compris son utilité stratégique, puisqu’une tour avait déjà été construite sur la colline lorsqu’il est arrivé.

Selon le professeur Hugh Kennedy, la construction de Beaufort – « Beau fort » – a commencé très peu de temps après l’arrivée de Foulques.

« Beaufort est un beau château », affirme le professeur d’arabe à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de Londres, également spécialiste de l’histoire des croisades. « [Dans la région,] nous ne devons pas penser à un réseau de châteaux, mais envisager Beaufort comme le centre d’une seigneurie franque au sein d’une société féodale, où le château était un moyen de recueillir de l’argent. »

Les murs de l’enceinte intérieure et les arches de l’entrée datant de la période des croisades sont encore debout et ont été restaurés avec la pierre originelle, qui s’amoncelait autour du site après l’occupation israélienne. Un bol ressemblant à un mortier géant, datant apparemment de l’époque des croisades, se trouve d’un côté ; aujourd’hui, alors que les murs ont été reconstruits et les mauvaises herbes retirées, il est facile de l’imaginer en fonctionnement.

Le château de Beaufort, construit par les croisés, surplombe aujourd’hui fièrement le village chiite d’Arnoun, dans le sud du Liban (MEE/Lizzie Porter)

Pour les yeux les plus perçants, des traces de la période musulmane sont également encore visibles. Sur le mur construit pendant l’ère arabe, une pierre comporte une inscription presque effacée indiquant « Allah » (« Dieu »).

Au cours des travaux d’excavation du château, des équipes de la Direction générale des antiquités du Liban (DGA) ont découvert des artefacts qui révèlent des détails de la vie quotidienne pendant la période des croisades et après, notamment des pots, des pièces de monnaie et des jarres. Des flèches estimées au XIIe siècle ont également été déterrées, tandis que le barrage d’artillerie moderne qui a été découvert – comprenant des obus et des roquettes – démontre la longévité des jeux de pouvoir autour de Beaufort.

Cible israélienne et base militaire

Tout militaire digne de son rang voudrait cet endroit.

« Ce n’est pas une position que vous auriez souhaité habiter, à moins que ce ne fût pour vous défendre », explique le professeur Kennedy.

Beaucoup plus tard, Beaufort n’allait pas sortir indemne du XXe siècle. Avant même la guerre de 1982 au Liban, qui a vu Israël envahir son voisin, le Commandement du Nord de l’armée israélienne avait voulu capturer le château.

Mais à la fin des années 1970, l’opposition incarnée par l’OLP avait fait de Beaufort une base importante. D’après Hamdan, les Palestiniens ont construit des souterrains à 65 mètres sous terre à certains endroits du site.

Les forces israéliennes ont fini par voir leur vœu exaucé à l’issue de la « bataille de Beaufort » en juin 1982, après de lourds bombardements contre le château.

« Ce sont eux qui ont causé la plupart des dégâts », affirme Hamdan d’un ton solennel.

« C’était la plus forte et la plus grande des positions militaires d’Israël dans le sud du Liban : on peut voir de tous les côtés. »

Coincé dans l’un des murs de pierre pâle du château, sur ce qui est maintenant l’un des niveaux supérieurs, se trouve une coque d’obus israélien non explosé – potentiellement un bel outil de propagande pour exposer l’assaut de l’armée israélienne sur le château. Cependant, jusqu’à présent, aucune description grandiloquente de l’« agression sioniste » ni aucun autre langage belliqueux ne figure sur les quelques panneaux d’information du site.

Coincé dans l’un des murs de pierre pâle du château, sur ce qui est maintenant l’un des niveaux supérieurs, se trouve une coque d’obus israélien non explosé

Les trous creusés par divers missiles, qu’ils soient laissés délibérément béants ou non – sont évidents. L’un de ces trous fait office de coup de poignard sur le mur extérieur du château, à côté duquel, explique Hamdan, des soldats israéliens ont construit une tranchée. Un autre laisse le mur s’effriter à l’opposé des pièces et des couloirs souterrains nouvellement reconstruits dans la partie du château remontant à l’époque des croisades.

Une coque d’obus explosé, qui aurait été tiré par les forces israéliennes, se trouve toujours sur le site (MEE/Lizzie Porter)

Les plus impressionnants se trouvent sur le côté est du château, faisant face aux fermes de Chebaa, dans le plateau du Golan occupé par les Israéliens. Ces cavités de cinq mètres de large sont assez étendues pour sauter dedans les bras écartés – et bien qu’elles offrent d’excellents points de vue sur les crêtes du mont Hermon au loin, elles forment un sombre rappel de la capacité de l’artillerie à détruire l’homme et le mortier.

Tout comme les croisés l’ont fait des siècles plus tôt, l’armée israélienne a complété le site comme bon lui semblait. À côté du château se trouve maintenant un affreux bunker aux arêtes acérées et un réseau de tunnels menant à des observatoires en béton gris.

Mais aujourd’hui, alors que le château est fermement entre les mains du Liban, une plaque jaune sur le bunker indique :

« Qala’at al-Shqif, Arnoun : nous nous souvenons du sang des martyrs qui ont libéré le pays. »

Les martyrs de 1982

Le décompte des victimes de la bataille de Beaufort varie ; néanmoins, six soldats israéliens et plus de vingt combattants palestiniens auraient été tués.

Il est important pour les habitants locaux que le reste du Liban se souvienne de la souffrance endurée ici par les communautés pendant l’occupation israélienne.

Il est important pour les habitants locaux que le reste du Liban se souvienne de la souffrance endurée ici par les communautés pendant l’occupation israélienne

Indiquant le village chiite d’Arnoun, qui se regroupe au pied de la colline du château, Hamdan explique : « Toutes ces maisons sont nouvelles ; Israël les a toutes détruites, tout sauf la mosquée. Mais aujourd’hui, le sud du Liban est l’une des parties les plus sûres du pays. »

Samir, un villageois d’Arnoun qui n’a souhaité donner que son prénom, a raconté qu’il avait vu de nombreuses frappes aériennes sur la région autour du château. « C’est une bonne chose qu’il soit restauré. Cela fait partie de notre histoire. »

May, une Libano-Australienne en vacances qui n’a donné que son prénom, ne s’était jamais rendue dans cette partie du Liban auparavant. « Mais regardez simplement cela – c’est un bel endroit », a-t-elle affirmé.

« Nos amis nous ont parlé de cet endroit [le château de Beaufort] et je devrais dire à mes enfants de venir ici. Regardez comme ces murs sont épais, hauts et solides. »

« Beaucoup de gens ici se souviennent des guerres », indique Hamdan. Une peinture murale à Arnoun constitue un autre rappel poignant : celle-ci représente un soldat de l’armée israélienne chassé par des lettres arabes orthographiant le nom du village.

Une attraction touristique moderne

Aujourd’hui, bien que l’armée libanaise dispose d’un site à proximité, les visiteurs qui arrivent dans le cadre de circuits en autocar ou encore les groupes d’élèves sont plus courants que les soldats. L’information se répand au sujet de l’importance du château et des vues lointaines donnant sur des endroits au nom familier – Chebaa, Palestine, Golan – que beaucoup de touristes ici ne peuvent pas visiter.

May, la touriste libano-australienne, soupire en se souvenant des querelles portant sur les terres qu’elle examine du regard : « Des combats pour la terre de Dieu », dit-elle en secouant la tête.

« J’aimerais aussi aller dans beaucoup d’endroits en Israël », ajoute-t-elle, hochant la tête vers le sud. « Si je vais là-bas, je ne peux pas revenir ici, n’est-ce pas ? Mais cet endroit est beau – nous en parlerons aux gens. »

Entre les arcades de calcaire pâle et les fenêtres en fente datant de l’époque des croisades se trouvent des escaliers récents en treillis métallique et des barrières qui empêchent la plupart des visiteurs de se tenir trop près des murs. Le touriste occasionnel, cependant, s’aventure près des bords, caméra et smartphone à la main, pour s’offrir un selfie ultime anti-israélien.

Les graffitis constituent cependant un problème. « Les Bédouins de Sour [Tyr] viennent dans la nuit et dessinent. Il n’y a pas de gardiens autour pour les arrêter », explique Hamdan. La DGA n’a pas répondu à nos demandes de commentaires au sujet des mesures prises pour prévenir le vandalisme sur le site.

Le financement koweïtien remis en question

Un financement a dû être envoyé de l’étranger pour permettre à la restauration de progresser à ce point. Environ 2 millions de dollars ont été fournis par le Fonds koweïtien pour le développement économique arabe. Un grand panneau à l’entrée place un drapeau koweïtien à côté du célèbre drapeau rouge et blanc du Liban orné du cèdre vert.

Mais depuis que la restauration a commencé, les relations diplomatiques entre le Koweït et le Liban se sont dégradées. En février, le pays du Golfe s’est joint à la décision de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis d’imposer à leurs citoyens une interdiction de voyager au Liban. Les avertissements initiaux ont résulté de ce qui a été décrit par l’Arabie saoudite comme des « positions libanaises hostiles résultant de la mainmise du Hezbollah sur l’État », bien que le Koweït n’ait pas apporté de justification pour sa décision.

La DGA n’a pas répondu aux demandes de commentaires quant à savoir si l’interdiction allait affecter les éventuelles visites effectuées par des responsables koweïtiens pour voir le résultat de leur financement ou si le projet de restauration avait été affecté. Un porte-parole du ministère koweïtien des Finances a déclaré que le Fonds koweïtien pour le développement économique arabe n’était pas disponible pour formuler des commentaires.

Abstraction faite de la politique, les visiteurs continuent d’affluer à travers le pont menant à Beaufort, alors que le soleil se couche sur les villages de Marjayoun, Khiam et Chebaa à l’est et d’Arnoun à l’ouest. Beaufort a vécu des périodes durant desquelles il a servi de point de rencontre littéral entre des armées, des nations et des émotions. Pour le moment, les visiteurs peuvent en profiter en paix et se chamailler entre amis sur le pont :

« La frontière est ici ! »

« Non, elle est ici ! »

« Prends une photo d’Israël ! »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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