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Le pont à 1,5 milliard de dollars qu’un couple veut construire en Algérie

Un couple d’architectes envisage un viaduc de 17 km de long à travers la baie d’Alger. Recevront-ils le soutien politique et public nécessaire ?
Un rendu du pont de 17 km qu’envisagent Nacym et Sihem Baghli (MEE/Nacym Baghli)

ALGER – Quand la plupart des Algériens regardent la baie homonyme de leur capitale, ils voient un balai incessant de vagues venant du nord s’écraser contre ses côtes rocheuses, de porte-conteneurs en attente de déchargement dans son port commercial et de ferries qui débarquent des masses d’émigrants venant d’Europe en visite dans leur pays natal.

Nacym et Sihem Baghli voient quant à eux un pont.

La persistance des faibles prix du pétrole, la contraction des investissements publics et un gouvernement à la dérive impliquent que peu d’Algériens eux envisagent de grands projets en ce moment

Les époux, architectes et partenaires dans un projet peut-être un peu fou visant à transformer la baie d’Alger, courent les événements culturels de la ville et les réseaux sociaux depuis septembre, organisant des conférences et des interviews pour promouvoir un pont suspendu de 1,5 milliard de dollars qui traverserait la vaste embouchure de la baie.

Ils envisagent une structure en forme de Y, de 17 km d’un bout à l’autre, reliant les trois zones côtières distinctes de la ville. Le pont comporterait des voies automobiles, une ligne de tramway et – entourant les principaux piliers du pont – des îles artificielles desservies par des ferrys. C’est un projet qui transformerait non seulement les infrastructures de transport d’Alger, mais aussi sa ligne d’horizon et la vision de la ville elle-même.

Les Baghli au travail (MEE/Nacym Baghli)

Le pont est une idée audacieuse, presque iconoclaste, mais il reflète une vision optimiste du futur dont les Algériens ont de toute évidence besoin en ce moment : c’est une période difficile pour les États pétroliers, et particulièrement pour ceux comme l’Algérie dont la population est nombreuse comparée à leur production limitée de pétrole et de gaz.

La persistance des faibles prix du pétrole, la contraction des investissements publics et un gouvernement à la dérive impliquent que peu d’entre eux envisagent de grands projets ici en ce moment.

Toutefois, les investissements publics, comme les prix du pétrole, évoluent eux aussi inévitablement, et les Baghli pensent que le moment est venu d’essayer de lancer un mouvement public, ou du moins un débat public, sur les mérites d’un pont à travers la baie.

Lier le passé, le présent et l’avenir

Alger embrasse la Méditerranée comme peu d’autres capitales sur cette mer. Perchée sur une baie de 75 kilomètres carrés en forme de croissant de lune, la partie la plus ancienne de la ville, la Casbah datant de l’époque ottomane, s’étend sur les pentes montagneuses à l’extrémité ouest du croissant.

Autour de la Casbah, de majestueux immeubles coloniaux du XIXe et du début du XXe siècle bordent les boulevards et les rues étroites qui sillonnent les contreforts au-dessus du port commercial avec ses grues et silos et ses piles de conteneurs maritimes multicolores. C’est la ville emblématique de l’imaginaire des émigrés, l’Alger des cartes postales et des films.

Cependant, l’urbanisation qui s’accélère en Algérie – la ville double presque sa population tous les dix ans – a impliqué une croissance considérable, avec de nouveaux quartiers s’étendant vers l’est le long de la baie et vers l’ouest et le sud le long des anciennes terres agricoles et l’intérieur des collines côtières.

Un embouteillage matinal à Alger (AFP)

La circulation sur les autoroutes de la baie se fait au pas, pare-chocs contre pare-chocs, de l’aube au crépuscule les jours ouvrés, en dépit d’une ligne de métro nouvellement inaugurée qui était censée soulager les embouteillages qui ne cessent de s’aggraver.

Le « Djisr el-Jazair » (pont d’Alger) s’étendrait de Bab el-Oued, le quartier de l’ère coloniale française au nord de la Casbah, pour atteindre le milieu de la baie. Une deuxième section s’étendrait au nord de la route d’Annassers qui relie l’étalement côtier central plus récent de la ville à l’intérieur densément peuplé. Ces deux sections formeraient un arc vers le petit port de pêche d’el-Marsa à l’extrémité est de la baie.

Cette dernière zone de la métropole d’Alger, dont la majeure partie est encore une terre agricole ouverte, s’urbanise rapidement. Le pont relierait ainsi parfaitement le passé, le présent et l’avenir de la ville, soulageant ses autoroutes côtières bondées, tout en constituant ce que Nacym Baghli appelle « l’acte fondateur d’un nouvel Alger ».

« Un geste fort »

Parcourant Alger pour faire la promotion du pont, Nacym Baghli (45 ans) dégage un optimisme contagieux, non seulement pour son projet, mais aussi pour les perspectives de la ville en elle-même.

Les décennies d’architecture publique sans imagination et de moins en moins attrayante, d’échecs déconcertants en matière d’aménagement urbain et de bureaucratie d’État qui contrôle tout mais ne dirige rien n’ont pas entamé son enthousiasme et sa confiance dans l’avenir de ce qui reste une belle ville.

Plan du Djisr el-Djazair

Lors d’un récent débat public sur le projet de pont qui a attiré de nombreux participants à l’école d’architecture de l’Université d’Alger, le couple Baghli a reçu un accueil très chaleureux de la part de plusieurs éminents architectes du pays.

La Grande mosquée d’Alger, située sur la promenade longeant la baie d’Alger, avec en arrière-plan la vieille ville, connue sous le nom de Casbah (AFP)

« Un projet comme celui-ci ne vise pas seulement à répondre à un besoin pratique », a déclaré Nasser Kassab, architecte et professeur, à la suite de la présentation du couple Baghli. « Une ville a aussi besoin de se construire une image et Alger mérite un geste fort comme celui-ci. »

Une des rares critiques est venue de Karim Mounir, un autre architecte ; ce dernier a suggéré que le pont anéantirait ou obstruerait la vision emblématique de la ville entretenue par les Algériens, qu’il décrit comme leur « imaginaire collectif des remparts blancs » formés par les bâtiments coloniaux et les digues de la ville qui surgissent de la mer lorsque l’on rejoint ou que l’on quitte la ville en bateau.

À LIRE : Le dernier souffle de la Casbah d’Alger

La réponse du couple Baghli et la conception du pont en lui-même donnent néanmoins des indications sur la manière dont le projet pourrait redéfinir cette image mythique. Les îles artificielles couvertes de parcs qui entourent les principaux piliers du pont ont pour but d’amener les gens sur la baie pour qu’ils puissent contempler la beauté de la ville depuis la mer, et de transmettre ainsi cette image emblématique à un public beaucoup plus large.

Un monument pour une nouvelle génération ?

Pour mener à bien le projet, le couple Baghli aura finalement besoin de solides mécènes au sein de l’État, ce dont il ne dispose pas encore. Cependant, la municipalité d’Alger a récemment demandé une présentation sur le projet, a indiqué Nacym Baghli. « Nous voyons cela comme un signal très positif, qui permettra au projet d’acquérir de nouvelles forces. »

Malgré une couverture médiatique récente dans la presse et à la télévision, le projet de pont est loin du niveau élevé de sensibilisation publique dont il aura besoin. Les réactions à cette idée des personnes non impliquées semblent aller du scepticisme à l’incrédulité.

Un jeune homme, Yassine, a décrit cette idée de pont comme une « absurdité » et une perte d’argent

Appuyé contre une balustrade, les yeux rivés sur l’autre côté de la baie, à l’est, où le pont rejoindrait les terres dans le port de pêche, un jeune homme, Yassine, a décrit cette idée comme une « absurdité » et une perte d’argent.

Néanmoins, des sommes d’argent équivalentes sont actuellement dépensées dans des projets d’une valeur encore moins objective pour l’infrastructure de la ville. Le prix gargantuesque du pont, tout comme son profil censé altérer l’horizon, invitent à une comparaison évidente avec un interminable mégaprojet en cours initié par la ville, celui de la Grande mosquée d’Alger, dont la construction lancée en 2012 est fréquemment retardée.

Le minaret de 270 mètres de haut (le plus haut du monde) de cette mosquée située sur la baie et ses installations conçues pour accueillir 120 000 fidèles sont construits avec de la main-d’œuvre chinoise pour un coût qui dépasse largement la barre des 2 milliards de dollars. De plus, la décision de construire cette mosquée a été prise sans la participation et le débat publics que le couple Baghli recherche.

Le président algérien Abdelaziz Bouteflika vote lors des élections locales de novembre (AFP)

La mosquée, un projet couvé par le quatrième président du pays, Abdelaziz Bouteflika, ne semble guère utile dans un pays où de nombreuses mosquées de quartier sont plus proches des maisons des fidèles et de leur lieu de travail.

Son énorme flèche permettra toutefois au président de laisser derrière lui un mémorial visuel qui fera plus que jeu égal avec le monument érigé par ses propres prédécesseurs sur la colline située derrière la mosquée, à savoir le pic de béton formé par le Mémorial du martyr.

Lorsque la Grande mosquée de Bouteflika sera enfin achevée, il s’agira certainement de l’ultime acte architectural de la génération révolutionnaire algérienne quasiment disparue. Un pont traversant la baie pourrait-il être le projet phare d’une nouvelle génération de dirigeants ?

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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