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Les marchands juifs et musulmans de Djerba

Pendant des siècles, la communauté juive a vécu en paix avec ses voisins musulmans sur l’île de Djerba, au large de la côte tunisienne
La synagogue de la Ghriba sur l’île de Djerba (MEE/Rik Goverde)

DJERBA – Nissem Bittan, un bijoutier juif de la vieille ville de Houmt Souk, est très occupé ces temps-ci. Les clients n’arrêtent pas d’entrer dans son magasin au plafond et aux murs somptueusement ornés et aux vitrines de bois sculptées à la main.

Les clients fouillent au fond de leurs poches et en sortent les bijoux et l’or qu’ils veulent vendre. Nous sommes un peu avant l’Aïd al-Adha et les habitants de Djerba sont en manque d’argent. Sur l’île située non loin de la côte tunisienne, le tourisme est la source principale de revenu, mais il a pratiquement disparu après les attaques terroristes contre le musée du Bardo à Tunis en mars et contre la station balnéaire de Sousse en juin, qui ont causé la mort de près de 60 personnes.

Carte de l’île de Djerba au large de la côte de la Tunisie (capture d’écran de Google maps)

« Les gens n’ont pas d’argent mais veulent quand même acheter un mouton pour leur famille [une tradition de l’Aïd]. Alors ils nous vendent leurs bijoux », raconte Bittan, un juif de 52 ans qui est né et a grandi à Djerba.

Nissem Bittan possède l’une des nombreuses bijouteries de la vieille ville de Houmt Souk, la petite capitale de Djerba. Dans ses ruelles étroites, les marchands juifs et musulmans travaillent côte à côte depuis des siècles, relativement coupés du monde extérieur. Bittan raconte qu’il a des amis musulmans, même s’ils ne s’invitent pas à dîner souvent et qu’« il n’y a certainement aucun mariage » entre les deux groupes religieux.

« À Tunis, ça arrive peut-être. Les juifs là-bas sont plus libéraux. Mais ici, non. C’est quelque chose de religieux, on ne se mélange pas. Mais nous nous respectons. »

Cadeaux pour les fêtes

Au cours des dernières semaines, les deux mondes de cette petite île se sont chevauchés encore plus que de coutume puisque la fête juive de Yom Kippour et la fête musulmane de l’Aïd al-Adha sont tombées la même semaine. « Parfois, nous nous offrons des cadeaux le jour de la fête », indique Taoufik Mihoub, un musulman de 49 ans qui s’est retrouvé pratiquement au chômage depuis que le secteur du tourisme s’est effondré en Tunisie.

« Je passe le voir dès que je suis dans le quartier et on discute un peu. L’amitié entre juifs et musulmans est quelque chose de normal ici », dit-il assis dans la bijouterie de son ami Youssef Yaich à un angle de la rue de Bizerte. Peut-être plus encore que parmi les commerçants juifs eux-mêmes, ajoute Mihoub. « Ils ne le vous diront peut-être pas, mais il y a beaucoup de jalousie entre eux parce que la compétition dans ce secteur est forte. »

Les amis Taoufik Mihoub (à gauche) et Youssef Yaich dans la bijouterie de ce dernier (MEE/Rik Goverde)

On raconte que les juifs ont fui vers l’île après la destruction du premier Temple de Salomon, aux alentours de 410 av. J-C, selon le calendrier juif. D’après la légende, la synagogue de la Ghriba, située dans le village d’Er-Riadh, au centre de l’île, aurait été construite avec les pierres du temple détruit amenées par les réfugiés juifs. La communauté réside sur l’île depuis lors, protégée par la mer qui l’entoure, et ce qui est la plus vieille synagogue d’Afrique n’a jamais fermé ses portes.

Luxe

Les affirmations selon lesquelles il y aurait un lien direct avec le Temple de Salomon font de la synagogue une destination pour les pèlerins juifs du monde entier. Chaque année, au mois de mai, des milliers de fidèles se rassemblent sur l’île. Auparavant, ils logeaient dans l’immeuble blanc et bleu faisant face à la synagogue, explique Khmaies Haddad, dans de petites chambres au confort spartiate pourvues seulement d’un lit et d’une table. Mais ces dernières années, les pèlerins préfèrent le luxe des hôtels de Djerba.

Haddad est l’un des plus vieux fidèles de la petite synagogue de la Ghriba. Presque tous les jours, de 9 h à 12 h, il s’installe sur l’un des bancs de bois de la synagogue, la tête penchée et les yeux fermés. Vers 12 heures, il fait une pause et se retire dans sa chambre d’hôtes, puis il reprend ses prières et ses réflexions jusqu’à 5 heures. « Je ne vis pas ici cependant. Je vis à Hara Khbira, un quartier juif. Jusqu’aux années 60, seulement des juifs y résidaient », se rappelle-t-il. « Mais après les années 60, beaucoup sont partis pour la France et pour Israël. Maintenant c’est une zone mixe, seulement 40 % des habitants sont juifs, tous les autres sont musulmans. Mais nous nous entendons bien. »

Khmaies Haddad vient à la synagogue presque tous les jours pour lire les Écritures et prier (MEE/Rik Goverde)

Une communauté qui s’amenuise

Toutefois, il n’en a pas toujours été ainsi. Avant la Seconde Guerre mondiale, la Tunisie avait une communauté d’environ 300 000 juifs, dont beaucoup avaient la nationalité française, selon Jacob Lellouche. Lellouche, un juif à l’allure hippie et au bon sens de l’humour, possède l’un des rares restaurants kasher du monde arabe. Il est en outre l’un des principaux membres de Dar el-Dhekra, une association située à Tunis qui documente l’histoire des juifs en Tunisie.

« Suite à l’établissement de l’État d’Israël, la France a négocié 35 000 juifs avec Israël en échange de la valeur d’un sac de blé par personne. Ces 35 000 personnes n’étaient pas vraiment ce qu’on pourrait appeler l’élite. Elles étaient les plus pauvres de la communauté, des prostituées, des voleurs, des prisonniers. Elles ne sont pas allées vivre en Israël pour des raisons idéologiques ou sionistes, mais simplement parce qu’elles rêvaient de refaire leur vie. »

Après l’indépendance de la Tunisie en 1956, de nombreux juifs ont quitté le pays pour la France, et suite à la guerre des Six Jours en 1967, une autre vague de départ de juifs a eu lieu. « Il y a eu des problèmes, par exemple la grande synagogue de Tunis a été incendiée », indique Lellouche. « Beaucoup sont partis pour la France, les États-Unis et Israël. Et depuis lors, leur nombre n’a eu de cesse de diminuer. Les parents envoyaient leurs enfants étudier à Paris et beaucoup restaient là-bas. Désormais, on compte environ 1 400 juifs en Tunisie, la plupart à Djerba. »  

Des traditions qui se perdent

La communauté de Djerba est restée stable ces dernières années, même après que la synagogue de la Ghriba fut frappée par un camion chargé d’explosifs en avril 2002, faisant dix-neuf morts. Depuis cette attaque, les autorités tunisiennes ont renforcé la sécurité de la synagogue, grâce notamment aux fonds de la communauté elle-même.

Celle-ci a même légèrement grossi, affirme Ezekiel Haddad, l’une des principales figures de la communauté. « C’est principalement dû au fait que nos familles vivent de façon traditionnelle et ont beaucoup d’enfants. Deux ou trois c’est rare, la plupart en ont au moins six ou sept. Nous essayons de maintenir notre tradition très vivante, pour nous c’est la seule manière de survivre. »

Il admet cependant que c’est dur. Depuis la révolution tunisienne de 2011, quatre ou cinq familles ont quitté l’île. Il y a aussi Internet et Facebook, qui permettent au monde de pénétrer dans une communauté jusqu’alors fermée. « Si l’époque dans laquelle vous vivez change, la nouvelle génération change elle aussi et nos traditions pourraient se perdre, comme cela s’est produit dans d’autres endroits, au Maroc par exemple. Nous faisons ce que nous pouvons pour l’empêcher, mais cela me préoccupe. »

Confiance

De retour dans les ruelles de la vieille ville de Houmt Souk, à quelques kilomètres du quartier juif de Hara Khbira, Nissem Bittan abandonne régulièrement son magasin sans surveillance. Il part à la recherche des objets que ses clients lui ont demandés ; si lui-même n’a pas le collier ou le bracelet en or désiré, il y des chances qu’il le trouve chez l’un de ses voisins. Pendant ces minutes d’absence, quelques clients restent dans sa boutique en attendant son retour. C’est une question de confiance, explique Bittan, convaincu que personne ne lui volera jamais rien pendant son absence.

Selon lui, le souci n’est pas tant les traditions qui se perdent ou même le fait que les jeunes puissent partir. Bien sûr, les jeunes peuvent partir s’ils le souhaitent, « mais pourquoi le feraient-ils ? La vie est bonne ici ».

Non, s’il y a quelque chose qui peut menacer la communauté juive de Djerba, c’est ce qu’il appelle « les incertitudes de la vie ». « Si la situation reste tranquille comme maintenant, les gens resteront. Si elle devient instable, ils partiront. Pour le moment tout va bien, il y a plus de sécurité que par le passé. Pour le moment, ils vont rester. » 

Traduction de l’anglais (original).

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