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Les méduses envahissent le littoral au nord de l'Égypte : la faute au canal de Suez ?

Un nombre sans précédent de méduses a envahi les plages du nord de l’Égypte, gâchant le plaisir des vacances et menaçant l’écologie de la Méditerranée
Une des causes de la surabondance des méduses serait la diminution du nombre des tortues de mer, qui s’en nourrissent (MEE/Mohamed Ismail)

C’est le début de l’été, les températures grimpent et de nombreuses familles du Caire, la capitale trépidante et hyperactive de l’Égypte, rêvent de passer des vacances sur les plages du nord du pays. Le mois dernier, par une belle matinée de ce nouvel été, Sahar, une femme d’affaires de 44 ans, a fait les valises de ses enfants et roulé deux heures jusqu’à son chalet, dans une station balnéaire de Méditerranée, à 250 kilomètres environ de chez elle.

Quelques minutes à peine après leur arrivée, ses enfants se sont précipités vers les eaux cristallines de la mer, mais sont vite revenus au chalet en hurlant, sous le choc d’avoir trouvé toutes ces méduses qui gâchaient la plage.

« Les méduses nous ont assiégés pendant dix jours. Elles nous ont privés de baignade et mes deux filles ont été piquées. Ces vacances ont été épouvantables », raconte Sahar, qui a souhaité ne révéler que son prénom.

Une grosse méduse s’est échouée sur une plage de la côte, au nord de l’Égypte (MEE/Mohamed Ismail)

« Mes deux filles, Hana, 12 ans et Menna, 10 ans, ont été piquées aux bras et aux jambes, et maintenant, leur frère cadet a peur des méduses. »

Sahar se réjouissait à la perspective de ces vacances avec ses trois enfants à la station égyptienne de Marseille, mais la famille a malheureusement été accueillie par des bancs entiers de méduses, venues s’échouer sur le rivage le mois dernier. « Nous ne sommes pas allés à la plage. Nous n’avons même pas regardé un seul coucher de soleil, alors que j’attends ce moment avec impatience chaque année », regrette-t-elle.

« Pendant toutes les vacances, ils ont eu peur des méduses et se sont tenus à l’écart de la plage, préférant aller à la piscine. On a tous eu l’impression d’être pris en otages par les méduses », ajoute-t-elle sur un ton sarcastique.

« On a tous eu l’impression d’être pris en otages par les méduses » 

- Sahar, femme d’affaires

Cependant, Sahar reconnaît avoir eu plus de chance qu’une de ses amies, dont le fils a été piqué sur tout le visage. Très déçue, elle insiste, « On est partis en vacances pour rien. Cette année, [les vacances] ne comptent pas ».

Devant le nombre exponentiel de photos et de vidéos postées sur les réseaux sociaux, le ministère de l’Environnement a tenté de rassurer les estivants en publiant une série de déclarations indiquant que les sortes de méduses trouvées sur les côtes du nord ne présentaient pas de « danger sérieux » pour les gens.

« Les méduses qui envahissent actuellement nos côtes ne sont pas dangereuses. Certes, elles piquent, mais leur piqûre n’est pas mortelle », assure à MEE Mohamed el-Essawy, chef des réserves naturelles du nord au ministère de l’environnement.

Selon ce ministère, l’espèce la plus répandue à l’origine du phénomène est la Rhopilema nomadica ou méduse nomade, qu’on ne trouvait jusqu’à maintenant que dans les eaux tropicales. Le 28 juin, le ministère a déclaré qu’il s’agissait  d’un « phénomène sans précédent » sur la partie occidentale des côtes du nord.

https://twitter.com/ahmedyosseff1g1/status/887738563583987714

Traduction : « J’aurais bien voulu passer mes vacances [sur la côte du nord] cet été, mais il y a vraiment trop de méduses. »

Traduction : « On trouve des méduses sur toute la côte du nord, et le canal de Suez serait à l’origine du phénomène. A-t-on interrogé le ministère de l’Environnement à ce sujet ? Existe-t-il même en Égypte une autorité scientifique capable de nous donner les raisons de ce phénomène ? »

Traduction : « Le comble c’est que, si vous décidez de soigner votre dépression en passant un moment au bord de la mer par exemple, ce sont les méduses qui vous feront la peau ! »

Pertes financières

Ahmed Mostafa, directeur d’audit pharmaceutique, raconte à MEE qu’il était parti sur la côte du nord, mais qu’il n’a « pas eu de vacances d’été » cette année. « Nous sommes partis et sommes revenus illico, sans un jour de vacances. Des vacances d’été sans plage ? Inconcevable ! », s’exclame ce père de deux enfants.

Le littoral au nord de l’Égypte est très prisé des estivants égyptiens (MEE/Mohamed Ismail)

Il avait projeté d’emmener sa famille sur le littoral pour une semaine de vacances fin juin, car il est très pris le reste de l’été, mais sa famille a passé le plus clair du temps à la piscine.

« On aurait aussi bien fait de rester autour de la piscine chez nous, au Caire », regrette-t-il.

À la station balnéaire Marina, très courue des estivants égyptiens haut de gamme, les loueurs de parasols et de transats ainsi que les vendeurs de casse-croûtes et de boissons sur la plage, accusent les méduses de leur avoir occasionné d’énormes pertes financières.

« Nous ne pouvons ouvrir qu’en été. C’est notre seule saison d’activité. La côte du nord se mue en ville fantôme dès le 1er octobre », explique à MEE Ahmed Ali, gérant d’une de ces petites boutiques.

« La mer, c’est notre capital. Les méduses l’ont envahie et ont fait fuir les touristes »

- Ahmed Ali, propriétaire de magasin

Ali, ingénieur, s’est associé à des amis. Ils ont rassemblé 60 000 livres égyptiennes (2 800 euros) et ont monté leur boutique. « La mer c’est notre capital. Les méduses l’ont envahie et ont fait fuir les touristes. C’est une catastrophe. Nous sommes perdus. »

Lâcher de tortues de mer

Le 10 juillet, le ministère a annoncé un lâcher dans les eaux du littoral de 40 grandes tortues de mer, qui se nourrissent de méduses en Méditerranée.

Une des tortues caouanne (tortue de mer commune) lâchées en Méditerranée au nord de Tel Aviv par le Centre israélien de sauvetage de la tortue de mer (AFP)

Sans expliquer en détail l’origine des tortues, Mostafa Fouda, conseiller au ministère de l’Environnement, précise à MEE : « Les gens jettent de plus en plus de plastique dans la mer. Les tortues marines mangent ces bouts de plastique parce qu’elles les prennent pour des méduses ».

« Elles s’étouffent et meurent. Ce qui a entraîné une baisse spectaculaire de leur population, et par conséquent une augmentation du nombre de méduses. »

Depuis le lâcher de tortues, les estivants affirment avoir constaté la semaine dernière une chute du nombre de méduses, mais beaucoup se plaignent encore d’avoir été piqués.

Canal de Suez

C’est au cours des années 1970 que la méduse nomade a commencé à envahir la Méditerranée par le canal de Suez. En 2015, le président Abdel Fattah al-Sissi a inauguré l’agrandissement du canal de Suez – qui a coûté plusieurs milliards de dollars pour approfondir et élargir l’ancien, et creuser 25 kilomètres de voie navigable parallèle.

Son agrandissement était censé générer plus de revenus et une réduction de dix-huit à onze heures du temps de traversée de la voie de communication la plus proche entre l’Asie et l’Europe.

Des enfants regardent des méduses sur une plage à Netanya, au nord de Tel Aviv (AFP)

Après l’annonce des projets d’expansion, nombre de biologistes marins ont mis en garde contre le risque d’augmentation de l’afflux d’espèces non indigènes en Méditerranée et d’impact négatif sur l’écosystème sous-marin et sur les moyens de subsistance des pêcheurs.

À LIRE : L’invasion de méduses urticantes : comment le nouveau canal de Suez détruit la Méditerranée

Le mois dernier, le ministère égyptien de l’Environnement a nié les accusations selon lesquelles la récente expansion du canal de Suez était l’une des principales causes de l’augmentation du nombre de méduses sur le littoral du nord.

Le ministère estime que des fauteurs de troubles non identifiés ont tenté de répandre des rumeurs à des fins politiques, et ajouté que la méduse nomade était arrivée en Méditerranée dès la fin des années 1970, mais il n’a pas évoqué la raison de leur apparition dans ces eaux.

La grille d’une conduite d’eau de refroidissement bouchée par des méduses, dans une centrale électrique de la ville de Hadera, au nord de Tel Aviv (AFP)

Le ministère a minimisé l’importance du phénomène en affirmant que cette augmentation s’était produite en hiver dans beaucoup d’autres pays, comme au Liban, en Israël et à Chypre. Dans une déclaration distincte, il a fait allusion à certains rapports indiquant qu’un ban de méduses avait temporairement interrompu le fonctionnement d’une centrale électrique au Koweït.

Le communiqué insiste : « L’augmentation du nombre de méduses en Méditerranée est à mettre au compte du changement climatique, de la pollution, de la pêche illégale et de la chute du nombre de tortues de mer ».

Plusieurs experts en environnement restent sceptiques cependant, et persistent à accuser le canal de Suez.

« Le nouveau canal de Suez et la diminution de la salinité du Grand Lac Amer ont provoqué la migration d’animaux marins tels que la méduse, qui passent de la mer Rouge à la Méditerranée  »

-Amer Abdullah, spécialiste du Programme marin mondial à l'IUCN

Amer Abdullah, grand spécialiste du Programme marin mondial de l’Union internationale pour la conservation de nature (IUCN), explique à MEE que le nouveau canal de Suez et la diminution de la salinité du Grand Lac Amer, que traverse le canal de Suez, ont provoqué la migration d’animaux marins tels que la méduse, qui passent de la mer Rouge à la Méditerranée.

Il poursuit en indiquant que, si les eaux de la partie occidentale de la Méditerranée sont chaudes, les températures de la partie orientales sont subtropicales et tout particulièrement favorables, de ce fait, à l’invasion d’espèces étrangères, car les températures avoisinent celles des eaux tropicales de la mer Rouge et de l’océan Indien.

Ce que confirme un expert du ministère de l’Environnement sous couvert d’anonymat. « Le premier creusement du canal de Suez a eu à l’époque un impact significatif sur l’environnement ainsi que sur les espèces vivant en Méditerranée et dans la mer Rouge, et il en est de même du nouveau canal ».

Le Grand Lac Amer, qui présente des concentrations élevées en sel, a empêché la plupart des espèces marines de s’introduire par le canal de Suez. Or, à en croire certains experts, le lac a été affecté par l’expansion du canal.

« Le Grand Lac Amer servait de zone-tampon naturelle entre les deux mers. Désormais, les espèces vivant dans la mer Rouge peuvent s’infiltrer en Méditerranée par le nouveau canal de Suez », a ajouté l’un d’eux, faisant allusion à la « migration lessepsienne ».

On appelle ainsi la migration actuelle d’espèces marines par le canal de Suez, le plus souvent de la mer Rouge vers la Méditerranée, qui dure depuis des décennies, et dont le nom évoque Ferdinand de Lesseps, le diplomate français responsable de la construction du canal de Suez.

Abdullah a averti que le grand nombre d’espèces envahissantes, dont la méduse, risque de perturber et de menacer la chaîne alimentaire en modifiant la stabilité de l’écosystème.

« De grands groupes de méduses [telles que la Rhopilema esculentum ou Méduse comestible] consomment d’énormes quantités de plancton, une ressource limitée, ce qui provoquera une forte réduction de la nourriture disponible pour les poissons et, potentiellement, l’effondrement de la chaîne alimentaire marine. »

Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabies.

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