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Les tensions s’accroissent entre Kurdes et chrétiens syriens

Les Kurdes accusent le gouvernement d’attiser la méfiance, tandis que les chrétiens craignent que les Kurdes n’abusent de leur pouvoir dans le nord de la Syrie
Kameshli, ville du nord-est de la Syrie, abrite traditionnellement des Kurdes et des Arabes musulmans et chrétiens (MEE/Wladimir Van Wilgenburg)

ERBIL, Irak – La méfiance entre les communautés chrétiennes et kurdes du nord de la Syrie, autrefois proches, semble s’envoler : des affrontements ont lieu et on craint vivement que des conflits internes puissent déchirer la ville multiethnique de Kameshli, alors même que la menace de l’État islamique (EI) commence à reculer.

Le quartier chrétien d’al-Wusta à Kameshli a été lundi soir le théâtre d’affrontements entre Kurdes et milices chrétiennes. Des sources de sécurité de la ville ont rapporté à Middle East Eye qu’au moins un civil kurde et un milicien chrétien auraient été tués. Cinq autres personnes ont également été blessées lorsque les Kurdes ont essayé de démanteler un point de contrôle chrétien mis en place récemment, selon ces mêmes sources.

C’est la première fois que des violences de cette nature éclatent entre les Kurdes et les milices chrétiennes pro-gouvernementales à Kameshli, une ville clé de la province d’Hassaké au nord-est, mais les habitants et les analystes craignent que d’autres incidents ne se profilent.

Les habitants chrétiens de la ville sont à cran depuis le 30 décembre, date à laquelle un grand attentat-suicide, revendiqué par le groupe EI, a dévasté le principal quartier chrétien, tuant au moins seize personnes. Bien que les milices kurdes et chrétiennes aient combattu ensemble contre l’EI dans cette partie de la Syrie, les spéculations sont allées bon train suite à l’attaque.

Selon les médias locaux, depuis l’attaque de la veille du réveillon de la Saint-Sylvestre, les chrétiens de la ville sont de plus en plus inquiets, accusant même leurs voisins kurdes de complicité dans l’attaque, malgré le fait que les unités de protection du peuple (YPG) kurdes sont l’une des plus féroces forces combattant l’EI sur le terrain.

Un habitant chrétien qui a été témoin des affrontements de lundi et s’est confié à MEE sous couvert d’anonymat a accusé les forces kurdes, les Asayesh, affirmant qu’elles avaient « tué notre ami et [envoyé] un autre à l’hôpital ». Les réseaux sociaux lui ont emboîté le pas : des pages affiliées aux habitants chrétiens de la ville ont publié des images sanglantes de Gabi Henri Daoud (22 ans) qui est mort dans les affrontements et a été inhumé mercredi.

« La nécessité pour les forces de sécurité assyriennes locales de renforcer le contrôle de leurs quartiers est devenue encore plus urgente [après les attentats] », a déclaré à MEE Mardaen Isaac, auteur assyrien vivant à Londres, qui a écrit sur les allégeances des Assyriens en Syrie.

« Après les deux explosions dans le quartier chrétien d’al-Wusta, Sootoro [une milice chrétienne] voulait protéger notre quartier et a commencé à fermer la zone », a-t-il ajouté. « Alors les Asayesh ont commencé à attaquer les postes de contrôle, ont tué un membre de la milice et ont commencé à enlever les barrières. »

Kameshli est contrôlée par des combattants kurdes des YPG, mais l’armée syrienne et ses partisans contrôlent le passage de la frontière et l’aéroport de la ville, tandis que les forces de sécurité chrétiennes pro-gouvernementales, le groupe Sootoro, patrouillent dans les quartiers chrétiens.

Les Kurdes considèrent Kameshli comme leur capitale en Syrie, mais les Assyriens croient que leurs ancêtres ont fondé la ville, qui compte aujourd’hui environ 200 000 habitants, notamment des Arabes musulmans, des Kurdes et des chrétiens.

Les relations ont parfois été complexes. En mars 2004, les Kurdes de Kameshli ont tenté de se soulever contre le gouvernement, mouvement réprimé par ce dernier. Lorsque le soulèvement contre le président syrien Bachar al-Assad a éclaté en 2011, l’équilibre du pouvoir s’est néanmoins rapidement modifié. Mi-2012, les Kurdes contrôlaient de facto de nombreuses zones dans le nord, où ils ont commencé à installer leurs propres administrations. Les Kurdes se concentrèrent davantage sur la sécurisation de leurs propres zones que sur la remise en cause du gouvernement, donnant naissance aux allégations selon lesquelles ils ont au moins provisoirement soutenu Assad. Mais la détente était loin d’être aisée et ces dernières années, les Kurdes et le gouvernement syrien se disputent le soutien chrétien dans le nord. Alors que le gouvernement syrien domine certains quartiers et milices chrétiennes, dans d’autres villes, les chrétiens syriens sont fermement alliés aux YPG.

Cependant, à Kameshli, les Kurdes semblent en avoir assez du soutien apparent des chrétiens à Assad.

Plusieurs journalistes kurdes ont suggéré que l’armée syrienne était à l’origine des récentes tensions et qu’elle a manipulé les milices chrétiennes pour renforcer la position du gouvernement dans cette ville frontalière.

Jusqu’à très récemment, les Kurdes et les chrétiens « collaboraient étroitement, mais apparemment depuis les explosions du Nouvel An, les chrétiens veulent être plus indépendants et moins tributaires des Kurdes », a expliqué Sirwan Kajjo, un journaliste kurde syrien vivant à Washington.

Ce dernier a expliqué que le gouvernement pourrait vouloir envenimer le problème en raison des liens étroits entre les YPG et les États-Unis. Des forces spéciales américaines ont été déployées récemment pour former les forces kurdes afin de combattre le groupe EI à Raqqa et Jarabulus, Washington menant une campagne aérienne contre l’EI en Syrie depuis 2014.

« Je suis persuadé que le régime d’Assad les pousse à le faire puisqu’Assad n’a pas apprécié la poursuite de la coopération entre les YPG et les forces de la coalition », a ajouté Kajjo.

Manifestation supposément pro-gouvernementale à Kameshli en 2014 (AFP/Agence syrienne arabe d’informations)

De même, la vice-présidente chrétienne de l’administration locale à Hassaké, Elizabeth Gawrie, a également indiqué à MEE que le gouvernement insistait et disait aux gens que s’ils n’étaient « pas avec nous, Daech ou d’autres forces islamiques vous anéantiront ».

Arin Sheikhmus, journaliste indépendant de Kameshli, a également déclaré à MEE que le gouvernement syrien était derrière l’escalade.

« Le régime syrien a demandé à la milice Sootoro d’étendre son périmètre de sécurité et d’ériger des barrières et des postes de contrôle, mais les Asayesh [kurdes] l’ont refusé », a-t-il expliqué.

« Ces miliciens suivent le régime syrien, ils ne représentent pas les chrétiens de Qamişlo [Kameshli en kurde] et constituent une milice indésirable même parmi les chrétiens. »

Toutefois, l’emprise de la milice sur le quartier d’al-Wusta reste forte. « Tous les gens d’al-Wusta sont chrétiens et ils soutiennent Sootoro », a déclaré un chrétien d’al-Wusta.

Le spécialiste assyrien Mardaen Isaac a signalé que l’attaque de lundi « était une manifestation inquiétante de tensions locales latentes gravitant autour de la volonté des YPG et de leurs alliés de monopoliser la sécurité à Gozarto [la province d’Hassaké] ».

« En réalité, presque tous les Assyriens à Gozarto, hormis quelques-uns qui sont directement impliqués dans le système politique de l’auto-administration kurde, s’en méfient beaucoup, ou y sont même totalement opposés », a-t-il ajouté.

« Cette position est enracinée dans les soupçons historiques de nationalisme kurde mais reflètent également les angoisses contemporaines par rapport à l’essor soudain de ce qui est perçu comme un gouvernement ethnocratique », a-t-il poursuivi.

L’administration autonome locale dominée par le Parti de l’union démocratique (PYD) kurde rejette l’idée selon laquelle elle est un gouvernement exclusivement pour les Kurdes et souligne que ses administrations locales dans le nord de la Syrie comprennent des Arabes musulmans, des chrétiens et des Kurdes. Les Kurdes ont nommé un gouverneur arabe pour administrer la province d’Hassaké en 2014 afin d’aider à apaiser les tensions ethniques et religieuses, bien qu’ils n’aient pas été en mesure de les éradiquer complètement. Certains Arabes ont accusé les Kurdes de les chasser et Amnesty International a annoncé que des crimes de guerre avaient peut-être eu lieu.

Le meurtre en avril 2015 de David Jendo, commandant des gardes assyriens Khabour qui coopérait avec les YPG dans la campagne de Tel Temir, n’a fait qu’attiser les tensions, malgré la condamnation à 12 et 20 ans de prison des membres des YPG accusés de ce crime.

La pression du Kurdistan irakien a également attisé les tensions avec certaines milices kurdes syriennes rivales, soutenues par les Kurdes irakiens, faisant pression sur le PYD pour encourager la formation d’un État indépendant à majorité kurde.

Pourtant, malgré cela, beaucoup insistent sur le fait que les relations kurdo-chrétiennes dans la région restent relativement positives, les Kurdes et les chrétiens étant encore alliés probables dans la lutte sanglante contre l’EI.

« Si les chrétiens syriaques étaient effectivement opprimés par leurs voisins kurdes, pourquoi se battent-ils côte à côte contre Daech [EI] », a déclaré un porte-parole de la Christian Political Foundation citée par une agence de presse kurde en novembre.

Les chrétiens disent également qu’ils ont des objectifs similaires et Elizabeth Gawrie insiste sur le fait que son peuple exige une « solution démocratique pour la Syrie » et pas seulement dans les zones kurdes, mais dans tout le pays.

Nous allons travailler avec les autres pour aider à « construire une nouvelle Syrie pluraliste », a-t-elle ajouté.

 

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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