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Opération déminage à Tripoli, où même les cadavres ont été piégés par Haftar et son armée

La capitale libyenne et sa banlieue ont été pilonnées lors de l’offensive de Khalifa Haftar. Mais les tonnes d’explosifs abandonnés restent dangereux
Après avoir posé des sacs de sable au-dessus d’une grenade, le colonel Naji al-Garabli décrit l’explosion à venir (MEE/Daniel Hilton)
Après avoir posé des sacs de sable au-dessus d’une grenade, le colonel Naji al-Garabli décrit l’explosion à venir (MEE/Daniel Hilton)
Par Daniel Hilton à TRIPOLI, Libye

Lorsque le colonel Naji al-Garabli appuie sur le détonateur, un fracas retentissant fait trembler le sol dans une explosion de poussière, de fumée et de sable.

À mesure que la poussière retombe, des visages interrogateurs réapparaissent aux fenêtres alentours, attendant de savoir si le danger est passé.

Garabli, ingénieur militaire chargé d’enlever les explosifs, vient de faire exploser une grenade à main trouvée dans une cour d’Ain Zara, une banlieue ouest de Tripoli rongée par le conflit.

« Notre objectif est de dégager la zone afin que les gens puissent rentrer chez eux », explique-t-il à Middle East Eye.

Ain Zara est l’un des quartiers de Tripoli les plus touchés par le conflit (MEE/Daniel Hilton)
Ain Zara est l’un des quartiers de Tripoli les plus touchés par le conflit (MEE/Daniel Hilton)

Les grenades ne sont qu’un début. En avril 2019, les banlieues de Tripoli se sont muées en lignes de front quand le commandant Khalifa Haftar a tenté sans succès de prendre la capitale libyenne au Gouvernement d’union nationale (GNA).

Bien que son autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL) se soit effondrée en juin 2020 et se soit maintenant repliée à l’est, les rues qui ont servi de champ de bataille à ses forces sont en ruines.

Dans des quartiers comme Ain Zara et Salaheddine au sud, les magasins sont saccagés, les murs de béton sont piqués par des éclats d’obus et des marques de brûlure. Les carreaux intacts se font rares. Le feu a transformé des enfilades de palmiers en colonnades noircies.

Jusqu’à récemment, les routes menant à ces quartiers étaient impraticables, des gravats et des barrages routiers jalonnaient le bitume.

Bien qu’ils aient disparu, les noms des combattants de l’ANL tués dans les combats restent griffonnés à la peinture, ainsi que les villes dont ils étaient originaires : Tobrouk, Tarhounah, Ajdabiya, Benghazi.

Les milliers de mines, pièges et explosifs abandonnés par l’ANL sont bien plus dangereux pour les habitants de Tripoli et les ingénieurs militaires du GNA, qui doivent les éviter.

« Notre équipement est médiocre et nous avons tant à faire », déplore Garabli. « Mais il nous faut continuer à avancer, quoi qu’il arrive. »

Ours en peluche

La quantité d’explosifs abandonnés, sans parler du danger qu’ils représentent, est colossale.

Le 24 novembre, un garçon de 10 ans a été tué par une mine dans le quartier sud de Wadi al-Rabie. Plus de 70 civils ont perdu la vie dans des incidents similaires depuis mai. Au moins 125 autres personnes ont été blessées dans des explosions, qui ont pour beaucoup entraîné des amputations.

Dans le même temps, le GNA, qui a repoussé les forces de Haftar grâce au soutien militaire de la Turquie, a fait exploser plus de 50 tonnes d’explosifs trouvés à Tripoli au cours des six derniers mois. Parmi eux, se trouvaient environ 700 pièges et mines, dont une qui aurait été attachée à un ours en peluche.

Dans un couloir, un fil de détente est tendu entre un escalier et une plante en pot, qui dissimule une grenade (photo fournie)
Dans un couloir, un fil de détente est tendu entre un escalier et une plante en pot, qui dissimule une grenade (photo fournie)

Des grenades à main équipées de fils de détente ont été trouvées dans des plantes d’intérieur et dans des cages d’escalier. Une cartouche de cigarettes grecques attachée à une mine a été trouvée dans un salon sous une couverture rose, menant les fumeurs à une mort prématurée.

Des mines antichars ont été installées par l’ANL pour exploser si elles étaient enlevées par un ingénieur ou un habitant candide.

Sous une couverture, une mine russe PMN-2 est fixée à une cartouche de cigarettes : toucher la boîte déclenchera l’engin (MEE/Daniel Hilton)
Sous une couverture, une mine russe PMN-2 est fixée à une cartouche de cigarettes : toucher la boîte déclenchera l’engin (MEE/Daniel Hilton)

Le colonel Omar al-Rutb, qui supervise le déminage, explique à MEE : « Les défis ont été nombreux. Nous avons découvert des pièges très modernes, ce qui indique que des éléments dans les rangs de Haftar étaient spécifiquement chargés de poser des pièges. »

Deux ingénieurs militaires ont été tués et quinze blessés à ce jour au cours des opérations de déminage du GNA. Les mines et les pièges les plus sophistiqués sont soupçonnés d’avoir été laissés par le groupe Wagner, une entreprise militaire liée au Kremlin recrutée par Haftar.

« Je ne sais pas si c’est une chance ou pas d’être confronté à des pièges placés par Wagner ou des gens qu’ils ont formés », confie Rutb. « D’un côté, c’est beaucoup plus dangereux, mais d’un autre côté, nous avons tous beaucoup appris et avons plus d’expertise maintenant. Quand on apprend, on joue avec des vies. »

Retrait d’armes

La grande majorité des munitions récupérées, si elles n’explosent pas sur place, transitent par une base militaire à la périphérie de Tripoli.

Ici on trouve des piles de roquettes, des obus de mortier, des munitions de toutes sortes et des lance-roquettes, et même une MAM-L intacte, une micro-munition intelligente de facture turque (petite bombe à guidage laser) très probablement larguée par l’un des nombreux drones que la Turquie a fournis au GNA.

Des lance-roquettes récupérés sur des champs de bataille résidentiels et amenés sur une base militaire à Tripoli (MEE/Daniel Hilton)
Des lance-roquettes récupérés sur des champs de bataille résidentiels et amenés sur une base militaire à Tripoli (MEE/Daniel Hilton)

Dans un seau gisent les restes d’ogives de roquettes à fragmentation. Généralement lancée depuis un hélicoptère ou un véhicule tout-terrain, l’ogive éclate en morceaux de taille uniforme lors de la détonation.

« Vous pouvez imaginer la pagaille. Beaucoup de métal vole », explique plus tard à MEE Mark Hiznay, directeur associé de la division armes de Human Rights Watch.

Une grande partie des armes et des munitions laissées par les affrontements entre l’ANL et le GNA proviennent de l’ère Kadhafi : des projectiles d’artillerie à tête aplatie de fabrication britannique, des roquettes de production française, des mines antichars belges.

S’empilent également dans le dépôt des missiles antichars russes Kornet, les armes de véhicule tout-terrain datant de l’ère Kadhafi qui ont proliféré de la Libye jusqu’aux mains des Palestiniens et des Syriens. Mais beaucoup d’armes n’ont été introduites en Libye que récemment.

MEE a partagé avec Hiznay des photos de différents types de mines découvertes à Tripoli : elles étaient, selon lui, de fabrication russe et ne circulaient pas dans le pays avant l’offensive de Haftar.

« Ce ne sont pas des trucs de Kadhafi, ça vient de chez Wagner et de la Russie », affirme-t-il à MEE.

MEE a sollicité l’ANL et a demandé si ses forces avaient rencontré des choses similaires du côté du GNA. Au moment de la publication, nous n’avions toujours pas reçu de réponse.

« Danger mines »

Les bâtiments éventrés de la banlieue de Tripoli portent les mêmes mots étalés sur leurs murs : « Danger mines ».

C’est une façon pour les autorités d’empêcher les habitants de rentrer chez eux et de risquer leur vie avant qu’une zone soit déminée.

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Mais les Tripolitains veulent désespérément rentrer chez eux, c’est bien naturel. Et ils sont nombreux : on estime qu’environ 150 000 à 200 000 habitants de la ville seraient encore déplacés par les combats.

L’offensive de Haftar a été rapide et brutale. Des milliers de Libyens se sont retrouvés soudainement pris au piège des combats, alors que des roquettes, des obus de mortier et des frappes aériennes s’abattaient sur leurs quartiers.

« Franchement, c’était terrifiant. C’est arrivé si vite », se souvient Yehia, un habitant d’Ain Zara.

Peu de temps après le retrait de l’ANL, Yehia est rentré chez lui. Si sa maison ne dissimulait aucune mine, deux trous béants dans le toit laissaient voir le ciel. « J’ai construit cette maison moi-même, et maintenant il faudra 10 000 dollars pour la réparer », déplore-t-il.

Empêcher les gens de rentrer chez eux et ramasser les morceaux avant le déminage de la zone constitue un défi, affirme le général de brigade Salem al-Furjani, surtout après tant de temps.

« Une campagne de sensibilisation a été lancée par l’armée pour dire aux gens de ne pas retourner chez eux, et des lignes d’assistance téléphonique ont été mises en place pour que les gens puissent contacter l’armée en cas de découverte d’explosifs », explique-t-il à MEE.

« Nous nous attendions à ce que les gens rentrent chez eux après les combats, alors nous avons mené des campagnes et essayé de verrouiller les quartiers, mais des accidents se sont quand même produits. »

Les déplacés de Tripoli

Plus les habitants de Tripoli sont déplacés depuis longtemps, plus ils ressentent l’envie de rentrer.

Les Libyens les mieux lotis ont pu rester avec des amis ou de la famille, ou louer des logements temporaires. Mais les plus pauvres ont été contraints d’habiter dans des abris collectifs ou des locations sordides.

Certains, rapporte à MEE Liam Kelly du Danish Refugee Council, ont dû dormir à la dure dans des bâtiments endommagés par le conflit ou inachevés.

« Il y a aussi un phénomène inhabituel : les Libyens plus pauvres sont expulsés de chez eux pour accueillir des familles plus riches qui sont prêtes et capables de payer des loyers exorbitants, déplaçant ainsi les habitants d’origine », explique Kelly.

Une maison endommagée à Ain Zara. Ce quartier était en première ligne de l’offensive de l’ANL sur la capitale libyenne (MEE/Daniel Hilton)
Une maison endommagée à Ain Zara. Ce quartier était en première ligne de l’offensive de l’ANL sur la capitale libyenne (MEE/Daniel Hilton)

Les opérations ne devraient pas se terminer de sitôt. Le GNA estime qu’environ la moitié de la zone à risque de contamination n’a pas encore été examinée – environ 500 kilomètres carrés, bien que la densité de population diminue en s’éloignant du centre de Tripoli, où les gens travaillent.

Et sans l’infrastructure nécessaire pour vérifier et recenser les victimes, le nombre de personnes tuées dans des explosions est probablement plus élevé que ne le suggèrent les chiffres officiels. Les listes de victimes enregistrées n’incluent pas, par exemple, les travailleurs migrants, souvent employés pour déblayer les zones endommagées par le conflit.

« En général, ils n’ont pas accès aux soins de santé, soit à cause d’un manque de documentation, soit d’un manque d’argent, et ils ne sont donc pas traités correctement ou les incidents ne sont pas enregistrés », explique Liam Kelly.

Le danger réside également dans les endroits les plus improbables : récemment, des soignants du sud de Tripoli qui tentaient de récupérer un corps ont découvert que le cadavre était piégé.

Dans la capitale libyenne, même les morts constituent une menace.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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