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« Ne touchez pas aux fèves » : le falafel égyptien menacé ?

L’histoire du taamiya remonte à l’ère des pharaons – mais certains redoutent un avenir précaire pour cette collation très appréciée
Un taamiya prêt à être dégusté dans le centre-ville du Caire, le 10 avril 2019 (MEE/Hamada)
Par Dene Mullen à LE CAIRE, Égypte

Il est 11 heures dans la rue Abd al-Aziz Gaweash, dans le centre-ville du Caire. La plupart des magasins sont fermés et les immeubles, d’une même teinte sable, présentent peu de signes de vie. Avant midi, on considère qu’il est encore tôt pour commercer ici ; toutefois, un vendeur ambulant fait des affaires en or.

Sayed el-Deeb a les cheveux lissés vers l’arrière, un début de barbe et une expression sérieuse. Il passe la main dans son mélange de falafel vert clair en partageant ses secrets.

Sayed el-Deeb, vendeur de la rue Abd al-Aziz Gaweash, dont la famille fait des taamiya (falafel) depuis 50 ans, au centre-ville du Caire, le 10 avril 2019 (MEE/Hamada Elrasam)
Sayed el-Deeb, vendeur de la rue Abd al-Aziz Gaweash, dont la famille fait des taamiya (falafel) depuis 50 ans, au centre-ville du Caire, le 10 avril 2019 (MEE/Hamada Elrasam)

« Nous n’ajoutons pas de pain ni de bicarbonates. Notre secret, c’est de le préparer comme à la maison », explique-t-il. « La préparation de falafels est une affaire de famille depuis environ 50 ans. Ma mère a commencé, puis ma sœur et, quand elle est décédée, j’ai pris la relève. Je le fais depuis douze ans maintenant. »

Tomber dans les fèves

Les Égyptiens prennent leur falafel au sérieux. C’est peut-être parce que leur version, connue localement sous le nom de taamiya, ne ressemble à aucune autre. Ici, le pois chiche, si emblématique de cette recette, est banni et la fève règne en maître.

Outre les classiques que sont l’oignon et l’ail, le falafel égyptien comprend des produits frais tels que le persil, la coriandre et même les poireaux, qui se combinent pour donner une touche plus légère et plus aromatique à cette collation populaire.

« C’est peut-être parce que je suis Égyptien, mais je dirais que notre falafel a plus de saveur »

- Moustafa el-Refaey, chef

Bien qu’il soit salué par des sommités telles que l’anthropologue culinaire d’origine égyptienne Claudia Roden comme étant le meilleur au monde, le falafel égyptien passe généralement inaperçu.

Moustafa el-Refaey est chef chez Zooba, l’une des chaînes de restaurants les plus appréciées du Caire, qui propose des interprétations de qualité de la cuisine de rue égyptienne. 

« Les herbes que nous utilisons le rendent plus riche », indique-t-il. Il n’y a pas autant d’herbes dans un falafel syrien ou libanais. Si vous l’ouvrez, vous verrez qu’il est doré et de couleur claire, alors que le nôtre est vert.

« Le falafel syrien est assez sec et dense, par rapport à l’égyptien qui est plus moelleux… C’est peut-être parce que je suis Égyptien, mais je dirais que le nôtre a plus de saveur. »

Mufaddal Saifuddin, directeur de Habba Habba, montrant les différences entre les types de fèves importées, le 9 avril 2019 (MEE/Hamada Elrasam)
Mufaddal Saifuddin, directeur de Habba Habba, montrant les différences entre les types de fèves importées, le 9 avril 2019 (MEE/Hamada Elrasam)

Les débats sur la provenance des falafels et sur la nationalité de ceux qui peuvent se déclarer maîtres de la recette font rage dans cette partie du monde depuis des années. La Syrie, le Liban, l’Égypte et la Palestine ont tous plaidé leur cause, tandis qu’Israël a également adopté – certains diraient même s’est approprié – le falafel au point qu’il est devenu un élément essentiel de l’identité nationale et de la cuisine du pays.

Néanmoins, de nombreux historiens commencent à faire de l’Égypte le berceau de cette collation riche en protéines.

Dans son livre Falafel Nation: Cuisine and the Making of National Identity in Israel, Yael Raviv, professeur d’études sur l’alimentation à l’Université de New York, écrit que « les origines du “falafel” ont été retracées jusqu’aux chrétiens coptes d’Égypte, qui n’étaient pas autorisés à manger de la viande pendant certaines fêtes, surtout le carême. Le taamiya servait de substitut à la viande.

« Lorsque le plat s’est ensuite répandu dans d’autres régions du Moyen-Orient, les fèves ont parfois été remplacées par des pois chiches. »

La politique de la nourriture

On doute beaucoup moins du statut de l’Égypte comme fervent partisan de la fève. On en aurait retrouvé des traces dans des tombeaux de la douzième dynastie égyptienne, de 1985 à 1773 avant notre ère, tandis que certains affirment que des peintures de l’époque de l’Égypte antique représentent des cuisiniers préparant des falafels.

Selon Ken Albala, historien de l’alimentation à la Pacific University de Californie et auteur de Beans: A History, il ne fait « aucun doute » que les gens lambda mangeaient des fèves dans l’Égypte ancienne.

« Beaucoup de nos voisins consomment énormément de pois chiches, mais nous utilisons plutôt des fèves », déclare el-Refaey, ambassadeur de l’histoire de la cuisine égyptienne à la World Chefs Association.

« Je ne mange que du taamiya égyptien », affirme Mohamed Ismail, dans le centre-ville du Caire, le 10 avril 2019 (MEE/Hamada Elrasam)
« Je ne mange que du taamiya égyptien », affirme Mohamed Ismail, dans le centre-ville du Caire, le 10 avril 2019 (MEE/Hamada Elrasam)

« Si vous faites quelque chose ici avec des pois chiches, ce n’est pas considéré comme égyptien – ce n’est pas nécessairement mauvais ou détesté, mais ce n’est pas “le nôtre”… Ici, tout ce qui concerne les fèves est à nous et nous en sommes fiers. Il existe donc une sorte de nationalisme à propos des fèves et des aliments à base de fèves. »

Dévouement

Retour dans le centre-ville du Caire. Dans une petite ruelle ombragée de la rue Sherif Basha, une bannière aux couleurs vives encourageant les gens à voter lors du référendum constitutionnel est suspendue au-dessus des têtes des piétons. En dessous, Mohamed Ismail vient d’acheter du taamiya à un chariot en métal opérant au même endroit depuis 48 ans.

« Je ne mange que du taamiya égyptien », affirme-t-il. « Je n’ai jamais mangé de taamiya syrien ou libanais, car l’égyptien contient beaucoup de légumes et d’herbes fraîches, [donc] ça me paraît beaucoup plus savoureux et plus sain. Le taamiya est ma vie, j’en mange au petit-déjeuner et au dîner. »

Les seuls autres aliments qui inspirent une dévotion proche du culte ici sont le pain et le foul – une autre recette à base de fèves dans laquelle celles-ci sont cuites à la vapeur pendant plus de douze heures avec de l’ail, de l’huile d’olive, du cumin et du jus de citron.

Le taamiya est habituellement consommé au petit-déjeuner, mais les véritables adeptes en mangent également le soir.

Falafel égyptien en train de cuire, connu sous le nom de taamiya, dans le centre-ville du Caire, le 10 avril 2019 (MEE/Hamada Elrasam)
Falafel égyptien en train de cuire, connu sous le nom de taamiya, dans le centre-ville du Caire, le 10 avril 2019 (MEE/Hamada Elrasam)

L’historien Ken Albala estime que l’adoption de la fève en tant qu’aliment de base est logique. « Ce qui est bien avec les fèves, c’est qu’elles contiennent une grande quantité de protéines, mais aussi beaucoup d’amidon, elles s’écrasent donc très facilement. Elles vont également frire telles quelles, et elles sèchent très bien aussi. Donc, c’est pour toutes ces raisons qu’elles sont devenues un aliment de base », explique-t-il.

« Lorsqu’elles sont associées aux céréales, les fèves fournissent une protéine qui est excellente sur le plan nutritionnel. Ce n’est pas un apport nutritionnel complet, mais vous pourriez en vivre. Il suffit d’ajouter des légumes verts pour la vitamine A et un peu de laitage et vous avez tout ce qu’il faut. »

Une histoire d’amour menacée

Compte tenu de ses liens avec la période pharaonique encore vénérée aujourd’hui, manger des fèves pourrait même être considéré comme une « expression d’identité pour les Égyptiens modernes, un moyen de se rappeler qui ils sont », suppose le spécialiste.

« Le taamiya est ma vie, j’en mange au petit-déjeuner et au dîner »

- Mohamed Ismail

Cette année, cependant, il a été rappelé à l’Égypte à quel point son histoire d’amour avec la fève pouvait être menacée. Le pays consomme actuellement environ 800 000 tonnes de fèves chaque année, mais il n’en cultive que de 50 000 à 100 000 tonnes, selon Mufaddal Saifuddin, directeur de Habba Habba, l’un des plus importants importateurs et transformateurs de riz et de légumineuses en Égypte.

L’Australie et le Royaume-Uni sont les principaux fournisseurs de fèves avec environ un tiers chacun, le reste venant pour la plupart des États baltes. 

Mufaddal Saifuddin nous guide dans ses usines à la périphérie du Caire. Les murs du couloir sont recouverts de photographies de taamiya, de kefta de lentilles et d’autres mets intégrant ingénieusement fèves et légumineuses. Des techniciens en blouses blanches contrôlent le poids, la teneur en humidité, la coloration et d’autres variables des fèves dans le laboratoire.

Dans l’usine de traitement, un conteneur d’expédition contenant 25 tonnes de fèves est ouvert et des millions d’entre elles se déversent telle une cascade dans un silo. Une brume de fève emplit l’air, gênant la visibilité en quelques secondes dans une fine couche de poussière.

Des employés de l’usine Habba Habba prélèvent à la main les fèves impropres à la consommation dans la zone industrielle d’al-Obor au Caire, le 9 avril 2019 (MEE/Hamada Elrasam)
Des employés de l’usine Habba Habba prélèvent à la main les fèves impropres à la consommation dans la zone industrielle d’al-Obor au Caire, le 9 avril 2019 (MEE/Hamada Elrasam)

Les fèves entières coûtent actuellement entre 14 000 livres égyptiennes (725 euros) et 18 000 livres égyptiennes (930 euros) la tonne, contre seulement 9 000–11 000 livres égyptiennes (entre 470 et 570 euros) la tonne l’an dernier et l’année précédente.

Cette augmentation résulte en partie d’une pénurie cette année causée par des problèmes de cultures au Royaume-Uni, lesquels ont entraîné un déficit d’environ 150 000 tonnes. Selon Mufaddal Saifuddin, ces problèmes ont été tempérés par l’intervention du gouvernement ainsi que par la substitution des fèves par des pois cassés jaunes par certains vendeurs dans leur taamiya. Toutefois, le consommateur a quand même été affecté.

Prix en hausse

« Quand un gars part prendre son petit déjeuner avec un budget de 5 livres égyptiennes, il ne peut pas dépenser plus que ça, alors il doit manger autre chose. Ça peut être un sandwich aux aubergines, ou même juste un paquet de chips, et les mettre dans du pain avec une tranche de fromage », poursuit Mufaddal Saifuddin.

Sayed el-Deeb, le vendeur de la rue Abd al-Aziz Gaweash, est bien conscient des effets de la pénurie et de la hausse des prix qui en a résulté.

« Auparavant, on était à 4 livres égyptiennes, puis 7,50 livres et maintenant, on est à 18 livres égyptiennes par kilo de fèves. Cela fait une grande différence pour le client. Auparavant, je vendais un sandwich pour 2 livres, c’est maintenant 3, mais c’est très cher pour certaines personnes. Avant, les clients achetaient deux ou trois sandwiches, ils en prennent maintenant moins », explique-t-il.

Un conteneur d’expédition contenant 25 tonnes de fèves est ouvert et des millions de graines sont déversées dans un silo, dans la zone industrielle d’al-Obor au Caire, le 9 avril 2019 (MEE/Hamada Elrasam)
Un conteneur d’expédition contenant 25 tonnes de fèves est ouvert et des millions de graines sont déversées dans un silo, dans la zone industrielle d’al-Obor au Caire, le 9 avril 2019 (MEE/Hamada Elra

Alors, comment un pays tellement fou de fèves a-t-il fini par se retrouver dans une situation où il importe près de 90 % de son aliment de base ? Il y a deux raisons majeures : la croissance démographique et la distribution des terres. Le delta du Nil fournissait autrefois certaines des meilleures terres agricoles du monde, mais il s’urbanise de plus en plus. Aujourd’hui, les champs fertiles de l’Égypte font plutôt pousser des immeubles.

Selon les analystes, le problème tient en grande partie aux politiques foncières du président Abdel Nasser, toujours considéré par beaucoup comme l’architecte héroïque de l’indépendance égyptienne, mais dont l’initiative populiste consistant à saisir les terres de riches propriétaires et à les distribuer aux pauvres dans les années 1950 a eu un effet négatif sur le secteur agricole du pays.

« Si vous faites quelque chose ici avec des pois chiches, c’est considéré comme n’étant pas égyptien »

- Moustafa el-Refaey, chef

Ce qui était autrefois une parcelle de 100 hectares, par exemple, a pu être divisé en vingt parcelles de 5 hectares. Non seulement cela a réduit la compétitivité du pays en termes d’économie d’échelle, mais les bénéficiaires de la terre n’avaient souvent pas le savoir-faire pour la gérer efficacement et ont donc construit dessus pour en tirer une valeur.

Mufaddal Saifuddin pense que les hausses de prix observées cette année sont exceptionnelles et que l’approvisionnement en fèves de l’Égypte est globalement sûr, bien qu’il admette que tout pays qui importe autant de produits alimentaires est « toujours menacé ».

Ce que réserve l’avenir

Les fluctuations indépendantes de la volonté du pays importateur, des taux de change aux récoltes en passant par les conditions météorologiques, resteront une source de préoccupation pour les pays tributaires des importations.

La compétitivité semble être un point de blocage supplémentaire lorsque des pays comme l’Australie, le Canada, le Royaume-Uni et d’autres producteurs de fèves consacrent des millions de dollars à la recherche et au développement, à la technologie, aux infrastructures et au savoir-faire. Ils se trouvent désormais à un point où ils ont laissé les producteurs traditionnels des années, voire des décennies, derrière eux.

Moustafa el-Refaey espère certainement que le prix des fèves se stabilisera dans un avenir proche. Il se félicite de la capacité de l’Égypte à se serrer la ceinture et à tenir le coup dans des conditions particulièrement difficiles, mais ajoute qu’un ou deux produits doivent rester intouchables.

« Ici en Égypte, ne touchez pas au pain et ne touchez pas aux fèves, les choses qui nous font vivre. Augmentez la viande, augmentez ce que vous voulez, tout le monde s’en fiche, mais si vous touchez au pain ou aux fèves, ce sera… » L’ambassadeur de la cuisine égyptienne s’interrompt, apparemment incapable d’imaginer ce qui pourrait arriver si ses compatriotes se voyaient refuser la possibilité de manger leur taamiya.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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