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« Privés du droit fondamental de vivre en famille » : des couples palestiniens séparés par Israël

Des milliers de familles mixtes de Gaza et de Cisjordanie sont séparées en raison du régime d’autorisation israélien, qualifié de « politique de séparation » et d’outil d’« ingénierie démographique »
Une Palestinienne essuie ses larmes lors d’une manifestation contre la « politique de séparation » d’Israël dans le nord de Gaza, le 17 janvier 2023 (MEE/Mohammed al-Hajjar)
Une Palestinienne essuie ses larmes lors d’une manifestation contre la « politique de séparation » d’Israël dans le nord de Gaza, le 17 janvier 2023 (MEE/Mohammed al-Hajjar)
Par Maha Hussaini à GAZA, Palestine occupée

Le jour de son mariage, Sally Abujumeiza (24 ans) n’a pas pu lâcher son téléphone. Son père, maintenu à l’écart à cause d’une politique israélienne, était à l’autre bout de la ligne tout au long de la fête. 

« Le jour du mariage était l’un des plus tristes de nos vies », témoigne à Middle East Eye Tassahil Abujumeiza, la mère de Sally. « Elle a pleuré toute la journée. »

En 2009, alors que Sally avait 10 ans, son père Qassem a quitté sa ville natale de Gaza pour travailler à Ramallah, en Cisjordanie occupée, à environ 80 km.

À l’époque, ce directeur d’usine de confection pensait pouvoir faire venir sa famille à Ramallah depuis Gaza en l’espace de quelques jours. Quatorze ans plus tard, la famille attend toujours d’être réunie. 

« Le jour du mariage [de Sally] était l’un des plus tristes de nos vies »

- Tassahil Abujumeiza, Palestinienne tenue séparée de son époux

Ils font partie de ces milliers de familles palestiniennes mixtes de Gaza et de Cisjordanie qui souffrent à cause de la « politique de séparation » d’Israël.

La liberté de circulation entre les deux territoires palestiniens fait l’objet de strictes restrictions de la part de l’armée israélienne, qui impose un blocus terrestre, maritime et aérien à la bande de Gaza depuis 2007.

Une combinaison de motifs exceptionnels pour les visites et de processus bureaucratiques complexes fait qu’il est presque impossible pour quelqu’un comme Tassahil et ses enfants d’être réunis avec Qassem. 

Cette mère de cinq enfants indique qu’Israël leur a refusé des dizaines de demandes d’autorisations déposées au fil des ans pour se rendre en Cisjordanie. 

« Pendant toutes ces années, j’ai élevé nos enfants toute seule, bien qu’il couvre nos dépenses », précise Tassahil. 

« Le père de Sally n’a pas pu la conduire à son mari lors de son mariage il y a deux ans, il n’a pu être avec nous qu’au travers d’un écran de téléphone. »

« Lui, les invités, nos proches, tout le monde pleurait. »

« Politique de séparation »

À la mi-janvier, Tassahil a participé à une manifestation contre la politique israélienne devant le poste frontière de Beit Hanoun (Erez), seul passage pour les piétons entre la bande de Gaza et Israël.

Des dizaines de Palestiniennes et leurs enfants brandissaient des pancartes sur lesquelles on pouvait lire « Sauvez les femmes piégées à Gaza » en arabe et en hébreu et demandant le droit de rejoindre leurs époux en Cisjordanie.

Elles demandent que les autorités israéliennes les autorisent à changer d’adresse sur leurs cartes d’identité pour passer de Gaza à la Cisjordanie. Cela leur permettrait d’être réunies avec leurs conjoints qui sont soit originaires de Cisjordanie, soit de Gaza mais vivent et travaillent en Cisjordanie. 

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Ce processus, aujourd’hui quasiment impossible, était relativement aisé avant la première Intifada (soulèvement) en 1987.

Dans les années 1990, Israël a imposé de nouvelles restrictions à la liberté de circulation des Palestiniens entre Gaza et la Cisjordanie, et une « politique de séparation » a été mise en œuvre pour « isoler » la bande de Gaza.

Pendant cette période, Israël a cessé de mettre à jour les adresses des Palestiniens qui sont originaires de Gaza mais ont déménagé en Cisjordanie dans son exemplaire du registre de la population palestinienne. Ils sont aujourd’hui traités comme des « étrangers expulsables ».

Après l’imposition du blocus israélien sur Gaza en 2007, la circulation des Palestiniens en dehors de l’enclave a été rendue pratiquement impossible. 

En vertu de la politique israélienne qui régit la circulation des Palestiniens entre Gaza et la Cisjordanie, seuls les habitants qui tombent dans des catégories très restreintes peuvent quitter l’enclave sous blocus. Parmi eux figurent les cas médicaux et humanitaires critiques, les commerçants, les ouvriers, le personnel des organisations internationales ou les étudiants ayant des bourses pour étudier à l’étranger. 

Cependant, même les personnes éligibles à une autorisation de sortie israélienne peuvent devoir attendre des semaines voire des mois pour l’obtenir. Beaucoup sont privés d’autorisation pour des « raisons de sécurité » non spécifiées, tandis que d’autres n’obtiennent aucune explication au refus.

Traumatisme 

Malgré les strictes restrictions, Tassahil espérait que son mari pourrait se rendre à Gaza pour le mariage de Sally. Mais pour pénétrer dans l’enclave, il doit demander une autorisation via une longue procédure bureaucratique qui pourrait affecter son visa de travail et de résidence en Cisjordanie.

Au cours des quatorze dernières années, Qassem s’est rendu à Gaza seulement cinq fois en cas d’urgences, telles qu’une maladie grave ou le décès d’un parent au premier degré. Ses visites ne pouvaient excéder plus de trois jours à chaque fois. 

« C’était un poids de plus venant s’ajouter au lourd fardeau qui pesait sur mes épaules parce que grandir sans leur père détériorait la santé mentale de mes enfants », relate Tassahil. 

« Mon benjamin venait me dire : “Maman, je vois mon oncle porter mon cousin sur ses épaules et l’emmener acheter [des bonbons] au supermarché.”

« Dans des situations telles que celles-ci, je demandais à mon fils aîné de faire la même chose avec ses frères et sœurs pour qu’ils n’aient pas l’impression d’être orphelins. »

Tassahil Abujumeiza et deux de ses fils photographiés à Gaza (MEE/Mohammed al-Hajjar)
Tassahil Abujumeiza et deux de ses fils photographiés à Gaza (MEE/Mohammed al-Hajjar)

Le fardeau reposait surtout sur les épaules de Nabil (22 ans), son fils aîné. Elle explique qu’il a dû assumer les responsabilités de son père, et que le stress subi a provoqué chez lui une dépression.

« Dieu merci, nous avons pu le sauver avant que son état n’empire », souffle Tassahil, qui n’a pas tardé avant d’emmener Nabil chez un psychiatre lorsque ses enseignants l’ont informée qu’il développait peut-être les symptômes de la dépression

Lors de la dernière demande à se rendre en Cisjordanie soumise par la famille à l’été, la demande de Nabil est la seule à avoir été approuvée par les autorités israéliennes. Il est à Ramallah depuis. 

« Il m’appelle et me dit : “Maman, tu me manques, mais je dois rester avec mon père un peu plus longtemps.” »

« Ingénierie démographique »

Selon l’organisation israélienne de défense des droits de l’homme B’Tselem, le nombre de familles palestiniennes affectées par cette politique israélienne est estimé à plusieurs milliers.

« Les gens savent qu’ils n’ont aucune chance et n’essaient même plus », regrette Roy Yellin, directeur de la sensibilisation du public à B’Tselem. 

« Israël autorise la circulation en sens unique indépendamment du genre : depuis la Cisjordanie vers Gaza, privant les Palestiniens du droit fondamental de vivre en famille », explique-t-il.

Si les autorités israéliennes rendent quasi impossible pour les Palestiniens de Gaza de se rendre en Cisjordanie, le régime d’autorisation de l’armée comprend des mesures qui rendent difficile pour les habitants de Cisjordanie de quitter Gaza une fois qu’ils y sont. 

L’organisation israélienne de défense des droits de l’homme Gisha affirme que la procédure « constitue de fait un transfert contraint, une infraction grave au droit international qui équivaut à un crime de guerre ».

Selon Gisha, les autorités israéliennes l’utilisent comme outil d’« ingénierie démographique ».

Chômage 

Pour beaucoup à Gaza, chercher du travail en Cisjordanie est une question de nécessité, non de choix, en raison du manque d’opportunités dans la bande assiégée où l’économie est dévastée par le long blocus israélien.

Selon le Bureau central de statistique palestinien, le taux de chômage à Gaza a atteint environ 44,1 % au deuxième trimestre 2022, contre 14 % en Cisjordanie.

Des Palestiniennes brandissent des pancartes en arabe et en hébreu lors d’une manifestation contre la « politique de séparation » d’Israël dans le nord de Gaza, le 17 janvier 2023 (MEE/Mohammed al-Hajjar)
Des Palestiniennes brandissent des pancartes en arabe et en hébreu lors d’une manifestation contre la « politique de séparation » d’Israël dans le nord de Gaza, le 17 janvier 2023 (MEE/Mohammed al-Hajjar)

Wafaa Shanghan, habitante de Gaza, ne connaît que trop bien la souffrance du chômage. 

Cette jeune femme de 21 ans s’est mariée en 2019, mais un mois plus tard, son mari a trouvé un emploi en Cisjordanie et y a déménagé. 

Ses frères et sœurs ont également déménagé en Cisjordanie pour travailler, et avec la mort de ses parents il y a plusieurs années, elle vit désormais seule à Gaza.

« Mon mari est musicien, il s’est rendu à Ramallah dans le cadre du groupe avec lequel il travaille… Il ne peut pas rentrer parce que s’il le fait, il resterait au chômage », raconte Wafaa à MEE

« Je suis sans emploi, lui et mes frères et sœurs m’envoient de l’argent de temps en temps mais la situation se complique de plus en plus, et même s’ils vivent en Cisjordanie, ils n’ont pas d’emplois stables ».

Amour et espoir 

Si la grande majorité des couples séparés sont mariés, certains sont encore fiancés et attendent d’être réunis.

C’est le cas de Hadil al-Qassas, qui n’a pas pu rencontrer son fiancé originaire de Hébron depuis leur fiançailles il y a huit ans. 

« J’ai déposé de nombreuses demandes, y compris de changement d’adresse et de visite, mais j’accumule les refus pour des raisons de sécurité en raison de mon jeune âge », rapporte la jeune femme de 25 ans à MEE

« Bien qu’on ne se soit jamais rencontrés, c’est l’amour qui nous lie quand on est séparés »

- Hadil al-Qassas, Palestinienne tenue séparée de son fiancé

« Le seul endroit sur la planète où vous souhaitez ne pas être jeune, c’est Gaza. »

En raison de ces longues fiançailles, beaucoup incitent Hadil al-Qassas à tourner la page vu que les chances que le couple se marie sont proches du néant. 

Mais elle affirme que l’amour continue d’alimenter son espoir.

« Ils ne peuvent pas comprendre les sentiments que nous avons l’un pour l’autre. Bien qu’on ne se soit jamais rencontrés, c’est l’amour qui nous lie quand on est séparés », dit-elle. 

« Souffrir ne signifie pas perdre espoir. Parfois, ce qui fait garder espoir, c’est que l’impossible peut se produire et que nous serons certainement ensemble un jour au même endroit, malgré le siège et l’occupation. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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