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Quand les contes abolissent les frontières : une conteuse jordanienne bouscule les stéréotypes

Une Palestinienne-Jordanienne fait revivre une forme d’expression communautaire traditionnelle, provoquant le public avec des contes qui ont pour thèmes la mémoire et les relations entre les sexes
Sally en plein récit dans le souk al-Soudfeh d’Amman (photo publiée avec l’aimable autorisation de Sally Shalabi)

AMMAN – Il était une fois, dans un pays lointain, une petite fille qui vivait heureuse avec sa famille dans une ville prospère située au bord de la mer. Vive et curieuse, cette petite fille aimait plus que tout dévorer des livres. Elle se perdait dans les histoires qu’elle lisait, voyageant très loin sur le tapis volant de son imagination.

Mais quand la guerre déchira le pays où elle avait grandi et que sa population fut menacée par un grave danger, la famille de la petite fille décida de retourner dans le royaume qu’ils avaient quitté jadis pour chercher la paix et un asile.

La petite fille a grandi et elle est devenue une femme forte dont les histoires touchent les cœurs et les esprits de tous ceux qui la rencontrent.

Ce conte de fée moderne est la véritable histoire de Sally Shalabi, une Palestinienne-Jordanienne qui a quitté le Koweït quand elle avait 10 ans pour retourner en Jordanie avec sa famille au moment de la guerre du Golfe, en 1990-91.

Parlant couramment anglais et arabe, Sally Shalabi a fait carrière avec succès dans le secteur privé. Sa profession, qui la fait voyager dans le monde entier, correspond bien à son caractère sociable. Mais un beau jour, comme dans un conte de fée, elle va tomber sur ce qui s’avèrera l’occasion de changer de vie.

Ce rebondissement se produit quand Sally a 23 ans. Elle s’est inscrite à l’antenne locale de Toastmasters, une association internationale qui entraîne ses membres à prendre la parole en public et à développer des qualités de leadership et de communication. Forte de cette expérience, Sally va devenir coach professionnel dans ce domaine.

C’est en 2005, durant le Ramadan, alors qu’elle raconte des histoires lors d’un événement organisé pour des orphelins, qu’elle trouvera vraiment sa voie. Et c’est là, dans cet orphelinat, que Sally Shalabi prendra le nom de scène de « Shalabieh al-Hakawatieh » (la jolie conteuse). Comme elle l’explique gaiment, « c’est un jeu de mots avec mon nom de famille ».

Le hakawati (le conteur) joue un rôle de premier plan au Moyen-Orient depuis la nuit des temps. Par le passé, la narration était une forme d’art populaire qui avait pour effet non seulement de divertir, mais aussi d’assurer la cohésion sociale et la diffusion de la culture. Les histoires racontées et animées par le hakawati servaient d’outil à la transmission de valeurs culturelles de génération en génération, elles condamnaient la déviance et renforçaient les normes sociales.

Bien que la popularité du hakawati ait décliné au cours des dernières décennies à cause de la montée en puissance de la télévision puis d’internet, des artistes comme Sally Shalabi ont redonné un nouvel élan à l’art traditionnel du conteur tout en le modernisant et en l’adaptant aux enjeux actuels de la région.

C’est l’heure des contes place de la Citadelle, dans la ville de Karak (photo publiée avec l’aimable autorisation de Sally Shalabi)

Raconter des histoires pour changer la société

L’un des contes préférés de Sally, qu’elle a écrit elle-même, se passe de nos jours dans le centre-ville d’Amman. Contre toute attente – et au défi de la stigmatisation entourant la présence des femmes dans les lieux publics –, une femme part en ville pour vendre ses marchandises au marché local. Bientôt, le chef des bastas du quartier (les chariots des marchands de rue) décide d’expulser la femme du marché et se met à la harceler quotidiennement. Bien qu’elle tente de se défendre et d’affirmer son droit à rester, il lui faudra attendre qu’un autre homme prenne son parti et prétende être son frère pour qu’on la laisse enfin tranquille.

L’heureux dénouement de cette fable des temps modernes laisse un goût amer. Pourtant c’est ce style d’histoire que Sally Shalabi emploie comme outil d’activisme. En laissant une marge d’interprétation, ses histoires encouragent à la discussion sans avoir recours aux sermons moralisateurs. 

« Je parle de politique, mais je le fais de façon subversive, par le biais de contes qui mettent en scène de la magie, des monstres et des sorcières », a-t-elle commenté. Elle est convaincue qu’il n’est pas intéressant d’être trop direct quand on raconte des histoires. « Personne ne sait quelles sont mes opinions politiques, et c’est ce que je veux. »

Pour Sally Shalabi, qui collectionne les contes folkloriques et qui en invente aussi elle-même, il est essentiel de choisir avec soin ceux qu’elle raconte. Elle explique que ses histoires se basent sur des événements biographiques ou sociaux pour mettre en lumière des sujets plus vastes. Les tensions et les dissensions sociales sont présentes au cœur de ses récits, mais elles ont été déguisées et rendues invisibles comme par un coup de baguette magique.

« Il y avait tellement de choses en jeu dans l’histoire du basta », se remémore-t-elle avec une contrariété visible. « La municipalité essayait de se débarrasser des vendeurs de rue. Il y en avait des tas, donc on procédait au nettoyage du centre-ville. À l’époque je faisais partie d’une résidence d’artistes, et j’ai aussi été dérangée par la façon dont nous avions réagi en tant qu’artistes. J’ai donc inventé une histoire qui parle d’embourgeoisement et de relations entre les sexes. Un IKEA venait d’ouvrir à ce moment-là, et les gens en étaient fous, alors tout cela est devenu partie intégrante de mon histoire sans que j’en fasse clairement mention. »

Des passants écoutent une histoire dans le souk al-Soudfeh (photo publiée avec l’aimable autorisation de Sally Shalabi)

Des contes révélateurs

« Il y a cette histoire qui parle de frontières », a raconté Sally à Middle East Eye en sirotant son café, sans se laisser troubler par le brouhaha des bavardages dans le café chic d’Abdoun – un quartier plutôt prospère de la ville – où nous l’avons rencontrée. « Je voyage quatre ou cinq fois par an dans différentes parties du monde », a-t-elle poursuivi, décrivant à quel point il est épuisant et frustrant de « voyager avec un passeport basané en ayant l’air d’une femme blanche ». « Dès qu’on voit ton passeport, on te traite différemment. »

L’un des contes qu’elle a composés fait allusion à tous ces problèmes. « Quel effet cela fait-il d’obtenir un visa ? Qu’est-ce que ça veut dire d’aller en Palestine, en Syrie, au Liban ? En as-tu la possibilité ou non ? »

« L’absurdité de cette situation est au cœur d’une performance qui n’est que trop réelle pour les millions de personnes vivant dans la région, depuis que des “frontières superficielles” ont été mises en place il y a 100 ans avec la signature des accords Sykes-Picot. »

Tandis qu’à l’origine ses performances s’adressaient surtout aux enfants, Sally Shalabi a maintenant évolué vers un public d’adultes. Et raconter des histoires à des adultes s’est révélé être un défi fascinant. Quand on raconte des histoires à des enfants, il est essentiel de s’adapter à leur âge, tandis qu’en présence d’adultes, Sally doit choisir ses mots avec soin.

« Il y a beaucoup de barrières [dans notre société] ; il est intéressant de les localiser et il est important de les franchir intentionnellement. » Bien qu’il lui arrive de se trouver dans des situations où elle doit s’autocensurer, la conformité ne figure pas dans son répertoire. C’est peut-être précisément pour cette raison que ses spectacles attirent toujours un public nombreux, certains spectateurs restant debout pendant toute la performance quand tous les sièges sont occupés.

Sally s’en prend avec humour et sophistication aux frustrations que réserve la vie contemporaine quand on cumule plusieurs identités – « une femme, une Arabe, une blanche, une personne qui a le privilège d’être éduquée et de pouvoir voyager » – et elle crée une expérience sociale qui a le don d’adoucir les blessures tout en provoquant une prise de conscience. « Le fait de raconter provient de mon désir d’avoir accès à une histoire, une ascendance, des traditions qui n’ont pas toujours été perdues, mais qui demeurent inaccessibles », a-t-elle expliqué.

Elle sait qu’il y a une partie de sa mémoire à laquelle elle ne pourra pas accéder « à cause du traumatisme de la guerre et du traumatisme de la migration, pas seulement ceux qu’ont connus mes ancêtres, mais aussi [la guerre de] 1990, celle que j’ai moi-même connue ». Le fait de revisiter les histoires qu’elle a entendues quand elle était enfant et de les mettre en scène fait cependant une différence. « En faisant connaître ces histoires et ces souvenirs à d’autres personnes, je me les remémore moi-même », a-t-elle ajouté.

Raconter au féminin

Sally Shalabi se produit souvent dans les marchés de fermiers et d’artisans. Si vous vous retrouvez entraînés par la foule dans l’une des manifestations en plein air organisées tous les mois à Amman, et qu’une chaleureuse voix féminine accompagnée par un tambourin annonce que « Le spectacle va commencer. L’histoire va commencer », n’hésitez pas à vous approcher.

Se produire dans ce genre d’endroit n’arrive pas tous les jours, et pour Sally cela demande toujours du courage. « C’est toujours un peu intimidant parce qu’on ne sait jamais qui va s’assoir et rester ou bien partir, ou même si quelqu’un voudra venir écouter. » Cependant, les réactions ont été largement positives et le fait qu’elle soit une femme ne l’a pas desservie.

« Je n’ai jamais été harcelée », a-t-elle affirmé. En fait, Sally Shalabi considère comme un privilège d’être une femme qui se produit en public. Comme « personne ne s’y attend », elle suscite de la curiosité et les spectateurs lui accordent toute leur attention. Selon elle, la première impression passée, l’identité qui transparaît au cours de sa performance est l’âme du conteur et non celle de la femme.

Bien que le côté artistique de Sally éclipse sa « féminité » durant les performances, son identité sexuelle dicte souvent ses choix créatifs. Un conteur ne se contente pas de digérer et de reproduire des histoires. « Je pense que le privilège d’être conteuse, c’est que je peux reconstruire [les histoires] et les raconter à ma façon », a-t-elle expliqué avec enthousiasme. Des histoires qui l’ont toujours agacée parce qu’elles décrivent les femmes comme des « outils » perdent soudain leur rigidité étouffante et font l’objet de modifications.

Le processus de réinvention des perspectives est empreint d’éléments à la fois biographiques et historiques, parce qu’on « raconte toujours sa propre histoire ». Les discours personnels s’intègrent inévitablement dans des contextes sociaux spécifiques qui permettent à certains contes d’être entendus et en réduisent d’autres au silence. Au lieu de dépeindre la femme de son histoire comme une princesse qui attend qu’on lui porte secours, Sally Shalabi en fait un capitaine qui rallie les autres pour lutter contre les forces du mal et qui les récompense de leurs efforts. Et c’est sans nul doute une histoire que beaucoup de personnes souhaitent entendre.  

Traduit de l’anglais (original) par Maït Foulkes.

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