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Regain de tension en Turquie alors que vacille le fragile processus de paix kurde

Les habitants majoritairement kurdes de Diyarbakır craignent un retour des violences politiques
Les habitants de Diyarbakır se détendent à la terrasse des cafés (MEE/Alex MacDonald)

DIYARBAKIR, Turquie – La chaleur torride de l’été qui enveloppe la ville de Diyarbakır, dans le sud-est de la Turquie – ou l’Ouest du Kurdistan comme certains préfèrent l’appeler – constitue une métaphore assez directe de l’évolution apparente du climat politique dans la région.

Les énormes murs noirs et imposants qui entourent la vieille ville rappellent que Diyarbakır est un foyer de conflit depuis des millénaires, tandis que la pauvreté et les inégalités visibles qui enserrent toujours la ville (il est fréquent de voir des enfants mendier le long des routes) expliquent également pourquoi le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) a pendant si longtemps recueilli un soutien ici, en promettant un Kurdistan socialiste et indépendant.

Dans le centre de Diyarbakır, des gens flânent encore dans les rues en début de soirée en cette fin du mois de juillet, tandis que – comme partout en Turquie – des hommes discutent les questions du jour autour d’un thé ou d’un café.

Cependant, avec la montée des tensions, ce genre de scène pourrait bientôt devenir rare.

« Il y a des policiers partout », a déclaré un habitant, qui a préféré garder l’anonymat pour des raisons de sécurité.

« Après 21 heures les gens s’en vont et rentrent chez eux. Il y a six mois, c’était différent – aujourd’hui, on ne peut pas sortir dans la soirée. Il y a six mois, on restait dans les rues jusque tard dans la nuit. »

L’attentat à la voiture piégée qui a tué deux soldats et en a blessé trois autres à l’extérieur de Diyarbakır dimanche n’était que le dernier acte de violence à ébranler la région cette semaine et menace encore un peu plus le processus de paix, déjà fragile.

Lundi après-midi, une chaîne d’événements a exacerbé les tensions entre les autorités turques et les différentes factions kurdes en Turquie, en Irak et en Syrie.

Lorsqu’un kamikaze a tué au moins trente-deux militants socialistes dans la ville de Suruç à la frontière entre la Turquie et la Syrie, de nombreux militants et hommes politiques kurdes ont été prompts à accuser le Parti de la justice et du développement (AKP, parti au pouvoir) de permettre tacitement à l’organisation État islamique (EI) et à d’autres groupes extrémistes de prospérer dans la région. La direction de l’AKP a rapidement pointé du doigt le groupe EI, mais cela n’a pas empêché les soupçons.

Selon l’ANF, une agence de presse liée au PKK, la direction nationale du PKK est même allée jusqu’à soutenir que l’« AKP avait perpétré ce massacre et s’était servi du groupe EI comme couverture ».

Le gouvernement a nié à maintes reprises ces allégations, mais le PKK n’a pas tardé à répliquer en tuant deux policiers turcs dans le sud-est de la Turquie en représailles, avant d’en tuer un autre vendredi.

À son tour, le gouvernement s’est mis à bombarder les positions du PKK en Turquie et a intensifié ses opérations contre le groupe EI en Syrie. Les autorités ont également bloqué de nombreux sites web liés à ces groupes, à l’instar de l’agence de presse Firat (ANF) liée au PKK.

Samedi, les attaques en représailles ont amené le PKK à décréter le cessez-le-feu « unilatéralement rompu ».

Il s’en est suivi une répression à l’encontre des partisans présumés du PKK. Six membres présumés de la section jeunesse du PKK ont été raflés dans un raid samedi soir et vingt-et-un membres présumés du PKK ont été arrêtés à Diyarbakır dimanche. La perspective d’un regain de violence inquiète déjà les habitants, qui, pour beaucoup, se souviennent de la brutalité du conflit dans les années 90 lorsque des milliers de villages kurdes avaient été détruits, ce qui avait entraîné un afflux massif de déplacés à Diyarbakır.

Malgré le début du processus de paix et l’instauration d’un cessez-le feu avec le PKK en 2013, la méfiance entre les deux parties n’a jamais complètement disparu.

Les manifestations en ville ont souvent dégénéré en violences à Diyarbakır car la police turque et les manifestants locaux sont armés.

L’apparente incapacité – ou, selon certains, la réticence – des services de sécurité à protéger les régions à majorité kurde des attaques a creusé davantage le fossé entre la communauté kurde et la communauté turque.

« Nous pensons que les relations dégénèrent désormais dans 80 % des cas – c’est pire qu’avant », a déclaré un autre habitant de Diyarbakır, mentionnant les violences séparatistes.

« Le gouvernement n’est pas capable de contrôler la province. S’il était en mesure de la contrôler, ces choses ne se produiraient pas. Cela envenime les relations. Ils sont incapables de contrôler la ville. »

« La politique, plutôt que les armes »

Diyarbakır est le centre névralgique de la « question kurde » en Turquie depuis la création de la République en 1923, lorsque le fondateur du pays, Mustafa Kemal Atatürk, s’est emparé du territoire réservé par l’Occident pour un potentiel État kurde.

Les tensions, longtemps couvées, ont explosé dans les années 80, lorsque le PKK a pris les armes pour tenter d’obtenir son autonomie. Plus de 40 000 personnes ont été tuées et des dizaines de milliers de villageois kurdes ont été déplacés pendant les décennies de guérilla sanglante qui ont suivi.

« Mon village a été brûlé trois fois », a déclaré Mahmut Bozarslan, un journaliste basé à Diyarbakır, dont la famille a été touchée par la violence des années 90.

« Je n’ai pas pu me rendre dans mon village pendant plus de dix ans. Parfois, on ne pouvait pas sortir après le crépuscule – après 17 heures, les routes étaient fermées. Je ne pense pas qu’on va revivre ça. »

Le cessez-le-feu de 2013 convenu avec le chef emprisonné du PKK, Abdullah Öcalan, devait initialement préfigurer une nouvelle ère dans les relations turco-kurdes, mais en l’espace d’un an, les tensions de l’autre côté de la frontière avec la Syrie, où le groupe EI a réussi à repousser les forces kurdes syriennes, ont commencé à déborder.

Mahmut Bozarslan a expliqué que, depuis lors, les tensions n’ont fait qu’augmenter dans la ville, les manifestations devenant plus dangereuses.

« Surtout cette dernière année, c’est de plus en plus complexe », a-t-il confié à MEE. « Le problème de sécurité est pire que les années précédentes. »

« Le fait majeur, c’est le recours aux armes lors de manifestations l’année dernière. Auparavant, seuls les policiers avaient recours aux armes, désormais les manifestants en utilisent également. »

Le HDP prend parti

Pour de nombreux observateurs, la montée du parti démocratique des peuples (HDP), un parti politique pro-kurde proclamant son engagement pour la paix, les droits de l’homme et la démocratie parlementaire, semblait incarner une nouvelle voie modérée vers la paix.

Feleknas Uca, députée de Diyarbakır élue en juin, illustre parfaitement l’approche du HDP. Première personne issue de la minorité religieuse des yézidis à être élue au parlement, elle affirme ne se faire aucune illusion sur les responsables de la rupture des relations entre la Turquie et le PKK.

« L’État turc a fait capoter le processus de paix avec ces opérations aériennes », a-t-elle affirmé. « Le président [Recep Tayyip Erdoğan] et le Premier ministre [Ahmet Davutoğlu] essaient de faire entrer la Turquie en guerre. »

« La politique de la Turquie et la politique de l’AKP vis-à-vis du groupe EI est claire et transparente. Ils ont commencé les opérations contre le groupe EI et le PKK, mais [jusqu’à présent] ils ont arrêté peut-être 50 suspects du groupe EI, alors qu’ils ont arrêté 500 Kurdes. Des membres du HDP et du BDP (Parti de la paix et de la démocratie), des membres de syndicats et des membres d’organismes de la société civile [ont été arrêtés]. »

Bien que les responsables du HDP nient avoir un lien direct avec le PKK – ou ce que le président Erdoğan décrit comme un lien « inorganique » – les nombreuses photographies d’Öcalan qui parsèment leurs petits bureaux de Diyarbakır laissent peu de doute sur le fait que l’homme reste une source d’inspiration.

Selon Feleknas Uca, moins de personnes avaient été arrêtées lors du coup militaire de 80, qui était lui-même survenu après une période d’intenses violences politiques, qu’aujourd’hui. Il a averti que la violente réaction provoquée par le bombardement des positions du PKK par le gouvernement ne ferait que dégénérer.

« La guerre ne se limitera pas à un seul endroit, elle s’étendra partout », dit-elle. « Toutefois, nous sommes du côté de la paix. C’est la seule chose que le HDP peut faire. »

D’autres commentateurs, toutefois, soutiennent que l’escalade actuelle est un outil de négociation.

« Ils [l’AKP] tentent de faire pression sur le PKK, de l’encercler et de le forcer à rediscuter », a déclaré Mohammed Akar, président de la section de l’AKP à Diyarbakır. « À court terme, nous n’obtiendrons aucun résultat – mais à moyen terme, les gens comprendront que seules des négociations résoudront le problème. »

Mohammed Akar, kurde, a déclaré que les divisions ethniques en Turquie n’entraîneraient pas une nouvelle spirale de violences.

« Ils [les Kurdes et les Turcs] ne se font pas confiance les uns les autres – mais il n’y a pas encore de division ou de conflit entre Kurdes et Turcs », a-t-il rapporté à MEE.

« La dynamique qui lie les Kurdes en Turquie est très puissante. Le facteur le plus important est que les Kurdes ne veulent pas se séparer de la Turquie », a-t-il ajouté tout en soulignant que la rhétorique du HDP enflammait davantage les passions.

« Le HDP aurait dû profiter de la chance qui lui était servie sur un plateau d’argent », a-t-il poursuivi. « Alors qu’ils ont réuni 13 % des voix et gagné 80 députés, ils ont recours à la menace verbale. »

« Ils se sont décrits comme la voix des sans voix, la voix de tous ceux qui étaient opprimés en Turquie. C’est pourquoi ils ont remporté 13 % des votes. Le HDP se doit de refuser la violence et les armes. »

Le HDP maintient qu’il reste pacifique, mais les soupçons mutuels sont explosifs. Feleknas Uca affirme que les récentes mesures antikurdes sont une vengeance de la part de l’AKP à l’encontre du HDP, qui l’a privé de suffisamment de sièges à l’élection générale pour former une majorité parlementaire.

« Au Kurdistan, l’AKP est devenu un parti symbolique. À Diyarbakır, il y a onze députés. Dix appartiennent au HDP, un à l’AKP », explique-t-elle.

« Les Kurdes et les Turcs ne sont pas ennemis. Notre problème, c’est que le gouvernement de l’AKP veut la guerre. Voilà le problème. Il n’y a aucun problème entre Turcs et Kurdes. »

Pour l’instant, le bruit des coups de feu ou des explosions à Diyarbakır reste peu fréquent. Toutefois, les fourgons anti-émeute et autres véhicules blindés sont omniprésents, et on craint la possibilité d’un retour prochain à l’état de quasi-guerre civile dans la région, comme ce fut le cas dans les années 90.

« Les gens étaient abattus dans les rues », a déclaré Bozarslan. « Des villages étaient brûlés. Aujourd’hui, ces choses ne se produisent plus. Cependant, il existe d’autres formes de violence. »

« Nous ne voulons la mort de personne », a ajouté un autre habitant.

« Nous sommes tous humains. »

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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