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Syrie : la difficile lutte des Kurdes pour les droits des femmes

Dans la Syrie du nord, les Kurdes essaient d’appliquer les droits des femmes. Mais au sein de la population arabe, cela ne se fait pas sans difficulté

Une Syrienne regarde des combattantes des Forces démocratiques syriennes (FDS) tandis que des civils se rassemblent sur le front occidental après avoir fui le centre de Raqqa (AFP)

KOBANÉ, Syrie – La bataille pour prendre Raqqa, capitale syrienne du groupe État islamique (EI), est presque finie. Mais l’un des principaux défis auxquels se heurtent les Forces démocratiques syriennes emmenées par les Kurdes (FDS) après Daech, n’est pas seulement l’énormité des destructions, mais aussi comment étendre aux zones tribales conservatrices en Syrie du nord leur modèle de droits des femmes, et interdire donc aux hommes d’en épouser plus d’une.

Depuis le début de la guerre en 2011, les taux de mariages d’enfants et de polygamie augmentent, dans le pays comme au sein des populations de réfugiés. Le taux de mariages officiellement polygames à Damas est passé de 5 % en 2010 à 30 % en 2015.

C’est l’inverse que l’on constate dans les régions contrôlées par les Forces démocratiques syriennes emmenés par les Kurdes en Syrie du nord et, grâce à une campagne en faveur de l’égalité des droits des femmes, ces pratiques ont été en grande partie abandonnées.

Depuis la création, à partir de 2012, d’administrations semi-autonomes dans trois enclaves kurdes en Syrie du nord, le puissant Parti d’union démocratique (PYD) et son aile armée (Unités de protection du peuple kurde, YPG), ont interdit le mariage des enfants et la polygamie, et garanti aussi l’égalité des droits en cas de divorce et d’héritage.

Interdiction de la polygamie

Sous le gouvernement syrien, les droits des femmes ont été restreints et les hommes autorisés à épouser plus d’une femme.

Pourtant, dans les endroits où les Kurdes ont commencé à imposer leurs lois, les choses se mettent à changer.

« Désormais existent des collectifs de femmes qui arrêtent les gens s’ils violent les droits des femmes »

- Ahmed Ahmed, résident de Kobané

« Il y a dix ans, il aurait paru étrange de voir des femmes sans voile, mais maintenant, c’est devenu banal », raconte Ahmed Ahmed, 29 ans, originaire de Kobané, employé dans l’hôtellerie.

« La polygamie existait à Kobané auparavant, mais représentait seulement 10 % environ des mariages. Maintenant, c’est totalement interdit. Désormais existent des collectifs de femmes qui arrêtent les gens qui violent les droits des femmes », relève-t-il. « Mais, dans les régions arabes, il est normal de prendre plusieurs épouses ».

Début octobre, des combattantes défilent dans Kobané, pour exiger la libération d’Abdullah Öcalan, le leader kurde emprisonné (MEE/Wladimir van Wilgenburg)

Les combattantes kurdes ont joué un rôle crucial dans la reprise de la ville de Kobané à l’EI, après son siège par le groupe en septembre 2014.

« À Kobané, elles ont combattu et montré au monde entier de quoi les femmes sont capables », souligne Rodin Yusif, membre du collectif de femmes à Kobané.

Auparavant, il était rare en Syrie de voir des femmes travailler dans la police ou dans l’armée.

Désormais, en Syrie, les Kurdes ont imposé un système de quotas imposant 40 % de femmes aux postes administratifs municipaux. Ils appliquent aussi un système de coprésidence où chaque poste doit être codirigé par un homme et une femme. À l’Université de Qamichli, les femmes peuvent faire leurs études gratuitement.

« À Kobané, les femmes se sont battues et ont montré au monde entier de quoi elles sont capables »

- Rodin Yusif, membre du collectif de femmes à Kobané

Plus important peut-être, il est désormais interdit aux hommes de prendre plusieurs épouses.

« En cas d’infraction, ils sont condamnés à des peines de prison allant de trois mois à un an, et à une amende d’entre 10 et 2 000 dollars. Ils sont par ailleurs obligés de divorcer d’avec leur plus jeune femme », explique Yusef.

Le mariage des enfants est aussi devenu illégal.

Exportation des droits des femmes

Désormais, des programmes sont mis en œuvre pour étendre un modèle similaire au reste de la Syrie, dans le cadre d’une nouvelle coalition de FDS multiethnique, composée de combattants arabes et kurdes, créée en octobre 2015, avec le soutien des États-Unis.

Ce projet a déjà suscité l’opposition des milieux les plus conservateurs.

« Nous voulons appliquer la même loi que celle dont bénéficient les femmes kurdes, mais la population arabe n’est pas encore assez progressiste. Les femmes ne sont pas libres et trouvent même étrange le concept, mais elles y viendront petit à petit », espère Sadiqa Mohammed, membre de la Kongra-Star, le mouvement féministe kurde de Kobané.

« Les Syriennes devraient s’unir et développer l’entraide », estime-t-elle.

Le mois dernier, à Manbij, elle a assisté à une conférence rassemblant les femmes qui veulent œuvrer à la création d’un collectif civil de femmes de niveau national. Elles venaient de toutes les régions de Syrie – sauf d’Idleb.

Désormais, les FDS essaient aussi de recruter plus de combattantes à Deir Ezzor et Raqqa, pour soutenir dans la région les offensives actuelles contre l’EI.

Si un grand nombre de chefs des FDS sont des femmes, les campagnes contre l’EI dans ces villes n’ont pas vu autant de combattantes que lors des batailles lancées pour prendre les villes kurdes.

Le service militaire chez les FDS n’est obligatoire que pour les hommes en âge d’être enrôlés, à l’exclusion des femmes, mais les femmes sont néanmoins aussi autorisées à se porter volontaires.

Des membres des Unités de protection des femmes (YPJ) se reposent dans la maison abandonnée qui leur sert de base à al-Meshleb, pendant l’attaque lancée en juillet par les SDF pour reprendre Raqqa (AFP)

Rojda Felat, l’une des commandantes participant à la bataille pour Raqqa, raconte à Middle East Eye que sur un total d’environ 30 000 combattants, 300 femmes environ participent à la bataille des FDS pour reprendre cette ville. Selon certaines sources, les FDS comptent des dizaines de commandantes.

Si les Arabes sont plus réticents à laisser combattre les femmes, c’est historiquement beaucoup plus répandu parmi les Kurdes, surtout au sein du Parti des travailleurs kurdes (PKK) – et leur chef emprisonné, Abdullah Öcalan, en a appelé « à éliminer le mâle dominant » et mettre fin à l’oppression des hommes dans la politique kurde.

Dans les régions plus traditionnelles, comme à Raqqa et Deir Ezzor par exemple, mais pas à Damas, l’interdiction du mariage des enfants ou de la polygamie reste généralement un sujet controversé et c’est encore plus le cas quand il s’agit de permettre aux femmes de se battre.

« Ce serait s’en prendre à l’identité arabe – très traditionnelle. Raqqa et Deir Ezzor ne ressemblent pas à Damas, elles seraient accusées d’être des kuffaar [des mécréantes] », explique à MEE Fabrice Balanche, professeur associé à la Hoover Institution de l’Université de Stanford.

À LIRE : Les guérilléras du PKK

« L’égalité pour les femmes syriennes n’existait pas auparavant. On peut changer les lois à Qamichli, mais à Raqqa et Deir Ezzor, ce serait problématique », estime-t-il.« Même si l’interdiction du mariage des enfants était introduite, ce ne serait pas évident », note-t-il, ajoutant qu’une grande partie de la population locale n’a guère d’instruction.

« Dans ces régions, beaucoup de gens ne savaient même pas lire, et les femmes à Raqqa n’avaient pas le droit de sortir de chez elles sans permission, et il était hors de question de divorcer sans l’accord du mari ».

Certains civils de Raqqa ont exprimé l’espoir que les hommes aient le droit d’épouser plus de femmes qu’auparavant. 

Des femmes qui ont fui la violence d’Al Bab, ville syrienne du nord contrôlée par l’État islamique, arrivent dans les faubourgs tenus par les rebelles de la ville (Reuters)

« J’espère qu’après la libération de Raqqa, les hommes prendront dix épouses supplémentaires et auront plus d’enfants, parce que Daech nous a décimés », confie Aisha, 62 ans, qui a fui Raqqa pour se rendre à Aïn al-Issa et s’installer dans un camp pour personnes déplacées à l’intérieur du pays. 

Abdullah, 18 ans, est aussi de Rakka. Il a déclaré sa totale opposition à toute interdiction de la polygamie.

« Le droit de la charia autorise les hommes à épouser quatre femmes », insiste-t-il.

« Et si ma femme est d’accord pour que j’en épouse une autre ? À Raqqa, les hommes ne seraient pas d’accord, parce qu’il n’est pas question pour eux de se contenter d’une seule épouse ».

Cependant, la faiblesse de leurs moyens financiers empêcherait beaucoup d’hommes d’épouser plus d’une femme de toute façon. Beaucoup de gens ont tout perdu à cause de la guerre, jusqu’à leur maison – détruite pendant les combats. 

« Je ne peux pas m’en offrir une deuxième, cette question ne me concerne donc pas », commente Hassan, 35 ans, qui habite Raqqa. « J’envisage même de divorcer d’avec ma femme actuelle ».

Prudente mise en œuvre

Conscients du scepticisme entourant les réformes sociales votées dans les régions kurdes, les réformateurs appliquent les lois avec la plus grande prudence dans les régions arabes actuellement sous contrôle des FDS. 

« La loi n’est pas encore appliquée. Les collectifs civils tenus par des femmes à Aïn al-Issa et Tall Abyad revendiquent cette loi et veulent la faire appliquer parce que c’est ce que les femmes souhaitent. Pour le moment, cependant, ce n’est pas le cas », regrette Firya Barakat, conseillère à Kobané auprès du conseil de femmes de la ville.

Les responsables des conseils à majorité arabe récemment créés dans les régions arabes affirment, même dans leurs conversations privées, qu’ils n’accepteront pas ce genre de réformes juridiques. Ils prétendent qu’elles vont à l’encontre de la loi islamique.

C’est pourquoi, dans les villes à majorité arabe, les FDS appliquent avec la plus grande prudence les lois déjà en vigueur dans les régions à  dominante kurde.

« Le mariage n’est pas interdit à Tall Abyad. Je vais même prendre une  deuxième épouse », annonce à MEE Jalal al-Ayyaf, originaire de la ville de Tall Abyad, et chef du camp d’Aïn al-Issa.

« Je peux aussi vous trouver une femme », ajoute-t-il.

À Sirrin, ville à majorité arabe libérée de Daech en juillet 2015, relèvant de l’administration kurde à Kobané, les Arabes locaux épousent toujours plus d’une femme.

Mariage d’un couple kurde à Kobané en septembre. En Syrie, la polygamie a été interdite par les autorités kurdes (MEE/Wladimir van Wilgenburg)

« Une décision a bien été prise en ce sens, mais tout le monde s’en fiche », constate Ali, 33 ans, gérant arabe d’une station de lavage pour voitures à Sirrin.

« J’ai trois épouses, mais je vais essayer d’en prendre encore une autre parce que je n’ai toujours pas d’enfants », affirme-t-il.

Haji Fadel, 40 ans, habitant de Sirrin, pense qu’une telle interdiction saperait les revendications des Kurdes en faveur de la liberté.

« Ils prétendent que ces lois sont démocratiques. Mais cette interdiction ne serait pas démocratique. Le prophète Mohammed en a épousé plus de quatre femmes », rappelle Fadel.

« Ils prétendent que ces lois sont démocratiques. Mais cette interdiction ne serait pas démocratique. Le prophète Mohammed en a épousé plus de quatre femmes »

- Haji Fadel, habitant arabe de Sirrin

Les responsables affirment que ces façons de voir témoignent des difficultés soulevées par l’introduction de cette réforme, et que des campagnes de sensibilisation vont désormais être organisées.

Les conseils à majorité arabe nouvellement créés dans les villes récemment libérées pourraient accepter ce système – ou non –, mais de plus en plus de femmes sont d’ores et déjà recrutées dans les administrations, et le collectif civil de Raqqa est codirigé par Layla Mohammed, résidente kurde de Raqqa.

« Nous devons lancer ces campagnes de sensibilisation et elles pourraient durer pendant six, voire huit mois, et ensuite nous appliquerons la loi », prévient Khalisa Ahmed, 45 ans, responsable de Kongra-Star.

Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabies.

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