Faux papiers, bugs, libertés menacées... : confusion en Tunisie autour de l’obligation du pass vaccinal
« Je n’ai pas pu payer mes factures aujourd’hui car je n’avais pas mon pass vaccinal sur moi. On m’a interdit l’entrée. » Hafedh, technicien en informatique, est contrarié : il n’a pu se rendre à la poste mercredi dernier, alors qu’entrait en vigueur un nouveau décret présidentiel rendant obligatoire le pass vaccinal contre le COVID-19 en Tunisie.
Ce décret-loi stipule que chaque personne de plus de 18 ans résidant dans le pays doit présenter son passeport vaccinal à l’entrée des établissements publics, éducatifs et universitaires, des cafés et restaurants, de divers lieux de loisirs et de fêtes, à l’accueil des manifestations scientifiques, culturelles et sportives, ainsi que pour accéder à un lieu de culte.
« Et je ne vous raconte pas le chaos et la file d’attente pour vérifier les pass ! », indique l’homme de 50 ans à Middle East Eye, qui reconnaît « avoir attendu la dernière minute » pour télécharger son pass vaccinal, « comme la plupart des Tunisiens ».
De fait, la plateforme Evax dédiée à la vaccination contre le COVID-19 a connu des pannes techniques la veille de l’entrée en vigueur du décret. Des messages d’erreur tels que « Serveur introuvable », « Code introuvable » ou encore « Site en cours de maintenance » empêchent les Tunisiens de profiter de leur pass vaccinal. Certains ont même assuré que le site avait été piraté.
Problèmes techniques sur la plateforme Evax
À défaut de se munir des pass, des scènes de chaos ont été enregistrées devant plusieurs établissements, dont des hôpitaux. Les centres de vaccination ont connu un encombrement.
« Je suis allé jeudi au centre de vaccination de La Marsa [près de Tunis] pour ma troisième dose. C’était le désordre total ! », raconte à MEE Amir, 42 ans.
« Il y a ceux qui veulent se faire vacciner mais n’y arrivent pas car le rythme est lent, puisque les agents ne parviennent pas à faire les enregistrements des vaccinés sur la plateforme en panne depuis trois jours. Et il y a ceux qui font la queue devant le centre d’information car il n’arrivent pas à extraire leur pass. On dirait que toute la ville s’est donné rendez-vous là-bas ! »
Autre problème : certains agents ne sont pas munis de lecteur de QR codes et exigent la version papier du pass.
« Dans un hypermarché au Bardo [près de Tunis], on m’a interdit l’entrée car je ne dispose que du pass sur mon téléphone. L’agent à l’entrée a exigé la version papier », témoigne Houda, une institutrice de 58 ans, à MEE. « Je pensais que la version mobile était pourtant plus pratique que montrer un bout de papier, qui pourrait se perdre ou se froisser. »
Dans la foulée, le ministère des Technologies de la Communication a mis en place un service USSD, provisoire, pour remédier à ces problèmes. Celui-ci permet de recevoir un SMS attestant la prise de deux doses, en attendant la reprise du service Evax.
Pour sa part, le ministre de la Santé Ali Mrabet a publié dans la soirée du vendredi une vidéo appelant à la souplesse dans le contrôle. « Même un SMS de confirmation de la réception de la deuxième dose peut attester de la vaccination. »
Il a par ailleurs qualifié la panne de la plateforme de « naturelle, vue la forte affluence ».
Le ministre a assuré que le but n’était pas de paralyser le quotidien des Tunisiens mais de renforcer la vaccination pour les protéger.
En effet, certains hôpitaux ont interdit l’entrée des patients alors que le décret mentionne que seuls les accompagnateurs ou les visiteurs devaient présenter un pass vaccinal.
Condamnations d’ONG
Dans un communiqué publié sur sa page Facebook, l’organisation I Watch a appelé au report de l’application du décret-loi, relevant plusieurs failles et infractions dans le système.
L’organisation a indiqué qu’un seul log-in et mot de passe avaient été communiqués à tous les agents de la santé et volontaires travaillant sur cette plateforme depuis le 8 août. « Ce qui permettrait à n’importe qui d’accéder aux données personnelles des personnes inscrites sur les sites et de les changer », lit-on dans le communiqué.
I Watch a aussi mis en garde contre de faux pass vaccinaux délivrés à des prix variant entre 50 dinars tunisiens (15 euros) et 400 dinars (122 euros).
Lotfi Allani, le directeur général du Centre informatique du ministère de la Santé, a assuré le lendemain à la radio Mosaïque que « le mot de passe a[vait] été modifié après l’avertissement de l’organisation et [qu’]une équipe [était] mobilisée pour rectifier les erreurs ».
Il a indiqué néanmoins que plus de 2 millions d’exemplaires de pass vaccinaux avaient été extraits au moment de l’entrée en vigueur du décret.
Allani a reconnu en outre que « ce n’[était] pas seulement l’affluence des internautes qui a[vait] créé les problèmes techniques ».
Amnesty International a pour sa part condamné un décret qui selon l’ONG internationale de défense des droits de l’homme « viole plusieurs droits », appelant à sa révision.
« Amnesty International appelle les autorités à modifier les dispositions de ce texte qui violent le droit au travail et le droit de circuler librement tels que garantis par le droit international », lit-on dans le communiqué.
En effet, selon le décret, le pass doit être présenté aussi sur le lieu de travail et le travailleur peut être suspendu jusqu’à ce qu’il présente un pass vaccinal. « La période de suspension de l’exercice de fonctions et du contrat de travail n’est pas rémunérée. »
Ce pass doit par ailleurs être présenté à « la sortie du territoire tunisien des différents postes frontaliers terrestres, marins et aériens ».
La coordination Tunisiens contre le passeport vaccinal a protesté samedi dans la capitale et différentes régions du pays, refusant l’obligation de vaccination.
« C’est le 35e rassemblement que nous tenons depuis le mois de novembre », déclare à MEE Sarah Radedi, membre de la coordination.
« Le vaccin obligatoire menace ma liberté individuelle. C’est contraire à la Constitution », estime la jeune femme, qui dit avoir perdu son emploi après avoir refusé de se faire vacciner.
« Déjà, j’avais perdu ma société depuis le premier confinement à cause de la pandémie, et là je perds mon boulot que j’ai commencé il y a trois mois dans une organisation internationale, en tant qu’assistante de direction. »
« Tout ce que je veux, c’est vivre en paix et assurer une vie digne à mon fils ! »
La coordination a déposé une plainte contre les décisions administratives relatives à ce décret.
« Difficile à appliquer »
Certains commerçants ne sont pas non plus prêts à jouer le jeu.
« Ce n’est pas mon rôle de vérifier le pass de mes clients », déplore auprès de MEE Habiba, gérante d’une pharmacie dans la banlieue ouest de Tunis. « Chacun est libre de se faire vacciner ou pas. Je ne m’en mêle pas ! J’exige juste le port du masque. »
« En plus, je ne peux pas refuser l’accès à un malade qui a besoin d’un médicament. »
Le chef du syndicat des restaurants partage son avis, mais pour d’autres raisons. Le président de la Chambre nationale des propriétaires des restaurants, Islam Châabane, a assuré que les restaurateurs n’exigeraient pas le pass vaccinal de leurs clients.
Pour lui, « l’effectif dans le secteur a déjà été réduit à cause de la pandémie et il n’est plus possible de faire un recrutement pour le contrôle du pass sanitaire ». Il estime que cette mesure est aussi « difficile à appliquer, notamment pendant les heures de pointe ».
Selon le décret-loi, tout manquement à l’application de cette mesure entraîne la fermeture temporaire de l’espace, exceptés les établissements de santé, pour une durée maximale de quinze jours.
L’Union générale des étudiants de Tunisie (UGET) a elle aussi dénoncé l’impératif de présenter un passeport de vaccination afin de pouvoir passer les examens. Le syndicat étudiant compte entamer différentes formes de militantisme pour lutter contre cette décision.
Marwa, quant à elle, assure que personne ne lui a demandé son pass pendant trois jours. « J’ai téléchargé mon pass vaccinal depuis que j’ai entendu parler du décret, mais je ne l’ai pas utilisé. Même pas à la banque ! », déclare à MEE cette jeune designer graphique.
« Ce n’est qu’à l’aéroport que j’en ai eu besoin. » Marwa, qui a pris l’avion lundi pour Nice, assure toutefois que le contrôle du pass a été exigé à l’enregistrement pour tous les passagers.
À la date de l’entrée en vigueur du décret, le 22 décembre 2021, la reconnaissance mutuelle du pass vaccinal entre la Tunisie et l’Union européenne a été opérée.
Traduction : « Pass sanitaire à Monoprix Gammarth… je sors mon pass, l’agent de la sécurité : ‘’Gardez-le Madame ! Ce n’est pas la peine.’’ »
La Tunisie a entamé sa campagne de vaccination contre le COVID-19 en mars 2021. Les débuts ont été marqués par des lenteurs. Ce n’est qu’à la fin du mois de juillet, et après que le président de la République Kais Saied s’est arrogé les pleins pouvoirs le 25, que le nombre de vaccinés a considérablement augmenté, grâce, en l’occurrence, à plusieurs journées intensives de vaccination, dont la 8e a eu lieu ce samedi.
La Tunisie compte aujourd’hui plus de 55 % de personnes vaccinées, selon le président de la commission de vaccination Hechmi Louzir, qui a souligné par ailleurs que l’obligation de présentation du pass vaccinal pouvait être annulée si le taux de vaccination atteignait les 70 % de la population.
Bien que le variant Omicron se propage rapidement à travers monde, la Tunisie ne compte qu’une dizaine de cas détectés. Le taux de positivité aux tests COVID n’a pas dépassé les 7 % par jour en ce mois de décembre.
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