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Tunisie : ils sont jeunes et ne comptent pas sur l'État pour réussir

Face à la crise économique, les jeunes diplômés, catégorie sociale la plus touchée, se lancent dans la création d’entreprise
Farouk Aichaoui présente quelques uns de ses modèles à la foire de l'artisanat du Karama, près de Tunis début mai (MEE/Maryline Dumas)

TUNIS – Avoir un travail, gagner mieux sa vie, ou participer au redressement de son pays : les jeunes Tunisiens se dirigent vers l’entrepreneuriat. Comme si cela représentait la seule option dans cette jeune démocratie, où le taux des diplômés du supérieur au chômage est passé de 15 % en 2005 à 31 % au cours des cinq dernières années (d’après une étude réalisée par le bureau d’études Sigma Conseil et la fondation allemande Konrad-Adenauer). Une solution rêvée, parfois trop idéalisée, selon des observateurs.

Début mai, Farouk Aichaoui n’est pas peu fier de participer pour la seconde année à la foire artisanale du Kram, dans la banlieue de Tunis. Étudiant en génie électrique, le trentenaire vit à Kasserine, à 300 kilomètres au sud de Tunis, région défavorisée où le chômage est plus important que la moyenne nationale (15,3 % au premier trimestre 2017, selon l’Institut national de la statistique).

« Mon rêve, c’est de réunir assez de fonds pour exporter »

-Farouk Aichaoui

En 2015, Farouk Aichaoui a créé Pnoufs, une entreprise qui propose des meubles et objets de décoration (tables, sièges, miroirs...) en pneus recyclés. Pour se lancer, il a d’abord travaillé six mois dans la fabrication de sanitaires en résine. De quoi lui permettre d’acheter et de louer le matériel nécessaire.

Aujourd’hui, Farouk Aichaoui se sent valorisé, une impression rare chez les jeunes des régions intérieures qui s’estiment souvent marginalisés : « Je suis fier de mon projet, qui allie artisanat et écologie. Mon rêve, c’est de réunir assez de fonds pour exporter », confie-t-il à Middle East Eye. Farouk Aichaoui donne également un coup de pouce à ses camarades au chômage en leur achetant les pneus qu’ils trouvent sur les bas-côtés des routes.

« À Kasserine, la plupart des jeunes diplômés passent leur journée au café. On passe du temps à l’université, puis on cherche du travail pendant des années », résume le jeune homme qui parvient aujourd’hui à se verser un salaire de 400 dinars (147 euros) – le salaire minimum étant à environ 350 dinars (128 euros).

« Les jeunes comptent trop sur l’État »

Jihane Mahjoub, elle, est née à Tunis dans une famille de fonctionnaires. Elle semble heureuse au milieu des chiens qui jappent, courent et sautent autour d’elle. Cette militante de la cause animale a lancé en février son entreprise, Doghôtel, un service de pension et de toilettage canin.

Pour cette professeure de marketing, qui a suivi une formation en toilettage en Espagne, il s’agit d’abord d’une passion. « J’ai toujours aimé les animaux. J’ai été élevée avec eux. Ici, il y a un suivi individuel. Ce n’est pas un chenil, j’accueille au maximum six chiens à la fois. » Ceux-ci sont logés dans une maison avec jardin. Jihane Mahjoub, ou sa sœur qui la soutient, est constamment présente. Mais son objectif est également économique : « Un salaire de professeur, c’est 1 500 dinars (553 euros), ce n’est pas assez pour vivre correctement. La seule solution que je voyais, c’était d’être indépendante. »

« Le rêve d’un jeune Tunisien aujourd’hui, c’est d’avoir un travail dans un bureau avec un salaire et plus tard, une pension »

-Jihane Mahjoub

Pour se lancer, la trentenaire a dû emprunter 8 000 dinars (2 937 euros) à sa famille. Avec deux employées – une pour le ménage, une pour l’aider aux toilettages – et la location de la villa dans la banlieue nord de Tunis, la jeune femme commence tout juste à couvrir ses charges. Elle reconnaît : « Si je galère trop pendant quelques mois, il faudra que je pense à autre chose. »

Mais en cas d’échec, elle n’abandonnera pas l’entrepreneuriat pour autant. « Les jeunes comptent trop sur l’État. Le rêve d’un jeune Tunisien aujourd’hui, c’est d’avoir un travail dans un bureau avec un salaire et plus tard, une pension. Il faut arrêter d’être entretenu, il faut penser à autre chose. Il faut se lancer et prendre des risques. »

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Le ministre de l’Enseignement supérieur, Slim Khalbous, ne dit pas l’inverse. Le 16 mai dernier, il participait à une remise de diplôme de l’école des jeunes dirigeants, mise en place par le Centre des jeunes dirigeants (CJD de l’UTICA, le syndicat patronal) et financé par la fondation Konrad Adenauer.

Devant un parterre de jeunes, le ministre a dressé un constat clair : « Nous avons un problème économique structurel. C’est mathématique : nous avons 1 % de croissance depuis six ans, ce qui représente 15 à 16 000 postes crées chaque année, contre quelque 60 000 nouveaux diplômés. » Pour lui, il est donc important d’encourager l’entrepreneuriat. D’ailleurs, selon une étude Sigma réalisée en 2014, 54 % des entreprises tunisiennes employant dix salariés ou plus sont gérées par des jeunes de moins de 45 ans. Des sociétés qui contribuent à hauteur de 40 % de l’emploi du pays.

Une école pour jeunes dirigeants

Wafa Laamri, présidente du CJD, tient cependant à nuancer cet engouement. « L’entrepreneuriat doit être un choix qui s’accompagne de fortes qualités comme la persévérance, la gestion... L’État a choisi de booster l’entrepreneuriat comme solution au chômage mais il y a un mauvais encadrement. Le pourcentage d’échec est très important, il touche plus de la moitié des initiatives », affirme-t-elle à MEE.

Pour pallier ce problème, le CJD a mis en place cette école des jeunes dirigeants. La douzaine de modules approfondissent notamment comptabilité, techniques de négociations, stratégie...  Sabri Teg a participé à la sixième promotion qui a reçu son diplôme mercredi 16 mai. « Je tiens un restaurant, El-Firma, depuis dix-huit ans. J’ai tout appris sur le tas. Ici, j’ai beaucoup progressé », explique-t-il à MEE. « D’abord j’ai appris à mettre des mots et des principes sur ce que je faisais déjà. J’ai reçu des conseils particuliers. Et j’ai apprécié le cours de technique de recrutement qui nous permet, grâce à un code couleur, de mieux cerner le potentiel futur employé. »

« L’état global du pays ne facilite pas non plus la tâche »

-Marouan Zbidi, jeune entrepreneur

Marouan Zbidi, lui aussi, a appris sur le tas. À 32 ans, il est aujourd’hui à la tête de onze employés et de trois sociétés. La dernière, le restaurant Doken (l’échoppe), au cœur de la médina de Tunis, a ouvert il y a quelques semaines.

Avant ce « fast food » à base d’aliments frais, le trentenaire a cumulé quelques échecs. « Je suis originaire de Msaken [près de Sousse]. Lorsque je me suis lancé dans la capitale, c’était dur car je n’avais aucun contact. L’état global du pays ne facilite pas non plus la tâche. La formation d’une entreprise est facile. Mais les agents administratifs gardent les informations pour eux. Il faut revenir plusieurs fois car ils oublient de dire qu’il faut tel ou tel papier. »

Doken (l'échoppe) est la troisième société de Marouan Zbidi. Dans ce restaurant, il propose une cuisine « comme à la maison » (MEE/Maryline Dumas)

L’architecte de formation ne se verse pas de salaire régulier, préférant réinvestir dans ses projets. « Je rêve de toucher un vrai salaire et de partir en vacances », reconnait-il tout en précisant, « mais j’ai toujours de nouveaux projets, ça fourmille en moi. J’ai l’entrepreneuriat dans le sang ».

« C’est une énorme erreur de penser que l’on va faire fortune en créant son entreprise »

-Melik Guellaty, du Centre des jeunes diplômés

Un exemple que Melik Guellaty, du CJD, aimerait probablement citer. « Un entrepreneur ne se paye pas de salaire pendant au moins les deux premières années. C’est une énorme erreur de penser que l’on va faire fortune en créant son entreprise. Souvent, ceux qui pensent cela confondent l’argent de l’entreprise et le leur, et c’est la catastrophe. »

Sonia Zgolli, doctorante en marketing, elle, vise l’exportation pour sa toute nouvelle marque SoZo. Il faut dire que ces bijoux et objets de décoration en frêne sont marqués par des lignes épurées qui séduisent plus les Occidentaux que les Tunisiens. « Ici, il y a un manque d’innovation. On s’est dit qu’il fallait changer les choses et que c’était à nous de les faire bouger », explique-t-elle. Son objectif ? Ouvrir un magasin et exporter à l’étranger : « Vendre des produits à l’étranger, c’est valorisant. Et cela aide le pays en apportant des devises. »

Sonia Zgolli a lancé il y a quelques semaines sa marque SoZo avec son mari (MEE/Maryline Dumas)

Son pays en a bien besoin. Pour le mois d’avril 2017, la balance commerciale tunisienne affiche un déficit de 1271,7 millions de dinars soit 464 millions d’euros.

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