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« C’est l’inconnu qui me fait peur » : les Tunisiens déboussolés par la crise politique

Pour les pro-Kais Saied, il était temps de mettre un terme à une guerre des clans avec Ennahdha. Pour les anti, l’état d’exception ne fera qu’aggraver la situation économique et sociale
Scène de rue à Tunis, le 28 juillet 2021 (AFP/Fethi Belaïd)
Scène de rue à Tunis, le 28 juillet 2021 (AFP/Fethi Belaïd)
Par Ahlem Mimouna à TUNIS, Tunisie

« C’était formidable ! J’ai hurlé de joie. Les femmes dans la rue poussaient des youyous, dansaient, et les voisins se félicitaient ! » À Sousse, à 150 km à l’est de Tunis, Mariem, professeure de français, est sortie faire la fête après l’intervention, dimanche 25 juillet, du président Kais Saied pour instaurer un état d’exception en Tunisie

Dans la capitale, sur l’avenue Habib Bourguiba, comme dans toutes les régions du pays, les gens ont défié le couvre-feu et la situation sanitaire critique. L’ambiance ressemblait un peu à une victoire à la Coupe du monde, avec des chants, des coups de klaxon, des drapeaux et des feux d’artifices. 

« Quand la révolution a éclaté en 2011, j’étais en France et j’ai regretté de ne pas y avoir assisté. Cette fois-ci, je me suis rattrapée ! », témoigne encore Mariem à Middle East Eye.

« Mon mari m’a réveillée au milieu de la nuit, je suis sortie dans la rue à moitié endormie. Nous nous sommes dirigés vers la place du Bardo. Mes sœurs et mon père nous ont rejoints après », raconte à MEE Rahma, cheffe d’entreprise de 39 ans, avec enthousiasme. « Bien que les gens soient nombreux, il n’y a eu aucun acte de vandalisme. Tout le monde était heureux et discipliné. »

Dans la matinée, à la suite d’appels passés sur les réseaux sociaux « pour faire chuter le régime », slogan populaire du Printemps arabe, des manifestations dans les différentes régions du pays avaient tourné à la confrontation avec la police. Certains bureaux du mouvement Ennahdha et du Parti destourien libre (PDL) d’Abir Moussi ont aussi été saccagés. 

La date du 25 juillet n’était pas anodine : ce jour coïncidait avec la commémoration de la fête de la République, mais aussi l’anniversaire de l’assassinat de Mohamed Brahmi, dirigeant de la gauche panarabe, en 2013, dont l’affaire est toujours entre les mains de la justice, et à celui du décès de l’ancien président Béji Caïd Essebsi.

« Les gens n’en peuvent plus »

Pourtant, depuis le début du weekend, le gouvernement avait interdit l’accès à la capitale.

Un important déploiement des forces de sécurité avait été remarqué au centre-ville de Tunis et ses alentours.

« Des interdictions strictes qui n’ont même pas été prises pour faire respecter le confinement », ont commenté avec sarcasme certains internautes.

Traduction : « Les terres tunisiennes occupées. »

« Les gens n’en peuvent plus. Le peuple était opprimé et s’est libéré d’un coup. Qu’il [Kais Saied] mette un nouveau gouvernement pour s’occuper des préoccupations des gens et de leur santé », préconise Mariem.

Elle, qui vit au Maroc et n’était pas rentrée en Tunisie depuis deux ans en raison de la pandémie, est choquée par l’incroyable hausse des prix en « si peu de temps ».

« Je reste bouche bée dès qu’un commerçant me tend la note. Je me demande vraiment comment vivent désormais les Tunisiens, alors que les autres [Ennahdha] demandent des milliards. »

Dans une vidéo diffusée mi-juillet sur les réseaux sociaux, le président du conseil consultatif d’Ennahdha, Abdelkarim Harouni, a appelé le chef du gouvernement à verser les indemnisations aux sympathisants du parti islamo-conservateur, victimes de la répression sous l’ancien régime, fixant le 25 juillet comme date limite. 

Cette somme a été évaluée par le parti à trois milliards de dinars (910 millions d’euros). Cette déclaration a suscité un tollé.

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Othman, 72 ans, un enseignant à la retraite qui a voté pour Ennahdha aux législatives et aux municipales, dit « le regretter à 90 % ». 

« Avec le temps, je me suis rendu compte qu’ils ne veulent pas l’intérêt du pays, ils ne pensent qu’à servir leur intérêt. Tout comme les Frères musulmans dans les autres pays du monde », s’emporte-t-il, en référence au mouvement islamiste transnational né en Égypte.

C’est la première fois qu’il sort pour manifester et il confie à MEE « approuver vraiment ce qui a été décidé par Kais Saied ». 

À 2 h du matin, Kais Saied a rejoint les manifestants sur l’avenue Habib Bourguiba. 

Acclamé par le public, porté par l’hymne national, le président a mis en garde contre la violence et assuré qu’il ne s’agissait pas d’un « coup d’État, contrairement à ce qui se dit ». 

« Ce que j’ai fait est une obligation historique […], l’article 80 permet au président de la République de prendre des décisions exceptionnelles, en cas de péril imminent », a-t-il ajouté. 

Depuis son allocution, les avis ont divergé entre ceux qui approuvent ses décisions et ceux qui les ont qualifiées de « putsch ».

« C’est ce qu’on attendait du chef de l’État depuis longtemps, des décisions audacieuses », assure Rahma, qui dit avoir voté pour Kais Saied lors des deux tours. « À un moment, j’étais désespérée de voir qu’il parlait sans rien faire. Je pense maintenant qu’il a juste attendu le bon moment. »

Son père Othman la rejoint : « C’est une décision qu’il aurait dû prendre depuis des mois, dès que Mechichi [le chef du gouvernement] lui a tourné le dos. »

« Mais où va-t-on avec de telles décisions ? »

Il y a un an, jour pour jour, Hichem Mechichi, à l’époque ministre de l’Intérieur, avait été désigné chef du gouvernement par Kais Saied, en remplacement d’Elyes Fakhfakh, qui avait démissionné, fragilisé par une affaire de conflits d’intérêts

Sauf que l’entente entre les deux hommes n’a pas duré. Hichem Mechichi s’est alors trouvé des alliés en Ennahdha, Qalb Tounes et la coalition al-Karama, procédant à un remaniement ministériel. Bien que ce dernier ait obtenu l’aval du gouvernement, le chef de l’État a refusé de convoquer les ministres pour une prestation de serment, certains étant présumés impliqués dans des affaires de corruption et de conflits d’intérêts.

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Le gouvernement de Mechichi comptait neuf ministres par intérim jusque-là.

« Même des députés et des partis politiques avaient ces derniers mois appelé Saied à dissoudre le Parlement », rappelle Othman. « Mais sa démarche est très intelligente, car il a suspendu le Parlement tout en préservant les libertés individuelles des personnes et des médias, ainsi que la marche du processus démocratique. »

Dans les faits, lundi, le bureau de la chaîne Al Jazeera à Tunis a pourtant été pris d’assaut par la police. Les journalistes ont été mis dehors.

« Il a eu raison », estime Othman. « On connaît la ligne que suit ce média, qui, à mon sens, déforme parfois la réalité. Cette chaîne pourrait aussi transmettre une éventuelle plénière du Parlement », suggère le septuagénaire. 

L’article 80 stipule en effet que « l’Assemblée des représentants du peuple [ARP] est considérée en état de réunion permanente ». Après que Kais Saied a annoncé son application, des députés d’Ennahdha et d’al-Kamara ont appelé à la tenue de plénière en ligne, ou en dehors du siège du Parlement. 

L’armée, qui a encerclé dimanche soir le siège de l’ARP, a interdit l’entrée du Parlement à son président Rached Ghannouchi, à sa vice-présidente et à quelques autres députés.

« Mais où va-t-on avec de telles décisions ? Le pays est déjà affamé, les investisseurs sont partis, les jeunes fuient à l’étranger. Elles ne vont faire qu’empirer les choses », s’énerve Fethi, 64 ans, qui regrette les mesures annoncées par le chef de l’État.

Lui, qui est aussi opposé à la révolution de 2011, estime que les Tunisiens ont « dégagé un président dictateur » pour se retrouver aujourd’hui « avec un président à la tête des trois pouvoirs ».

Pour Anis, commerçant dans le prêt-à-porter, « la politique ne se mène pas sur un coup de tête ».

« C’est devenu un règlement de comptes entre clans. Le vide, c’est le chaos. On s’attend à un bras de fer maintenant, et on craint la violence et les attentats », témoigne-t-il à MEE.

Le quadragénaire, qui se dit insatisfait de toute la classe politique, aurait aimé des élections anticipées. 

« Ils [les politiques] auraient dû dialoguer et s’arranger pour tenir des élections dans un délai limité, six mois par exemple, pour que chacun gagne selon les résultats des urnes. Comment parler de démocratie et de coup d’État en même temps ? C’est contradictoire ! J’étais content de voir les députés partir, mais Saied aurait dû partir lui aussi, et qu’on recommence à zéro ! »

« Bien sûr que c’est un coup d’État ! »

Pour Othman, « il ne s’agit pas d’un coup d’État ». « Le seul qui peut décider si les mesures prises sont constitutionnelles ou pas est le président de la République. Personne ne peut le contredire tant que la Cour constitutionnelle n’est pas installée. » 

La Cour constitutionnelle, qui n’a toujours pas été instaurée à la suite de désaccords politiques, revient souvent au cœur de tous les débats politiques.

« Maintenant, ils [les députés d’Ennahdha et ses alliés] doivent se mordre les doigts d’avoir entravé la mise en place de la Cour constitutionnelle, qu’ils voulaient sur mesure », se moque-t-il.

« Bien sûr que c’est un coup d’État ! », assure pour sa part Mehdi, 24 ans, ancien membre des jeunes d’Ennahdha. « Depuis que Saied a refusé de parapher la Cour constitutionnelle, il travaille sur ce plan de putsch. »

« En plus, il n’a pas consulté les autres présidents [le chef du gouvernement et le président du Parlement]. Même si Saied confirme avoir informé les deux autres présidents, Ghannouchi a nié. » 

Le jeune homme affirme avoir quitté Ennahdha car il était témoin de la « dictature au sein du parti ». « Rached Ghannouchi vante la démocratie mais c’est la dictature qu’il exerce. Preuve en est, il est leur président à la tête du parti depuis 40 ans. » 

https://twitter.com/inkyfada/status/1419717549420331010/photo/4

« Même Saied, je ne peux pas lui faire confiance, il est indéchiffrable. Qui me garantit que ses intentions sont bonnes ? », s’interroge-t-il.

Pour Khaled, 42 ans, cadre administratif, les arguments du président, « c’est du charabia ! ».

« Non seulement il [Saied] a enfreint la Constitution, mais il n’a montré aucune bonne intention puisqu’il a refusé de dialoguer, a entravé le remaniement ministériel et la Cour constitutionnelle », argumente-t-il à MEE.

« Sans expérience et sans passé politique, il n’a pas de baguette magique pour changer le pays, déjà à la dérive. Quand on écoute certains politiques, on constate qu’ils veulent seulement se venger d’Ennahdha, le seul parti qui a les mains propres et qui veut le bien du pays. »

« Ennahdha a toujours soutenu la stabilité », estime aussi Safa, 38 ans, jeune militante du parti. « Son erreur a peut-être été de s’allier avec certaines parties [Qalb Tounes, la coalition al-Karama, Youssef Chahed, Béji Caïd Essebsi, etc.] Cela lui joue des tours aujourd’hui. »

Si elle se dit favorable à la dissolution du gouvernement Mechichi, « faible, sans vision, et qui a mal géré la crise sanitaire », elle s’oppose à la suspension du Parlement.

« Saied aurait pu appeler l’ARP à amender la loi électorale et à des élections anticipées. Il est dangereux de rassembler tous les pouvoirs chez une seule personne. »

Khaled la rejoint : « Tôt ou tard, il sera séduit par le pouvoir, on a déjà vu ça dans notre histoire. »

« Une voix me conseille de ne pas trop me réjouir »

Fethi, qui est contre la démarche de Saied, estime toutefois que le président veut « la justice » et « mettre fin à la corruption ». 

« Mais comment va-t-il y parvenir alors que certains députés sont corrompus et ont siégé au Parlement pour profiter de l’immunité ? » 

Au Parlement, 54 députés sur 217 seraient concernés par la levée d’immunité parlementaire demandée par le chef de l’État. 

Malgré sa joie, Mariem confie aussi ses craintes. « Dans mon for intérieur, une voix me conseille de ne pas trop me réjouir. Que se passera-t-il demain ? Après un mois ? Les députés vont-ils être jugés ou vont-ils revenir ? C’est l’inconnu qui me fait peur. »

Rahma, elle, est rassurée. « S’il [Saied] a avancé de telles décisions, c’est qu’il a bien élaboré un plan. Je lui fais confiance. »

Anis craint pour sa part les puissances extérieures. « Ce sont les alliances internationales qui vont faire la différence. » Il n’est pas le seul. 

« Il y a des mains invisibles qui le dirigent, de l’extérieur et de l’intérieur », croit savoir Khaled. « Ajoutez à cela les films de ses fausses tentatives d’empoisonnement [en janvier 2021, une enquête avait été ouverte après la réception d’un courrier suspect destiné au chef de l’État contenant selon les médias de la ricine, un poison potentiellement mortel], ses relations avec l’Égypte ou les Émirats arabes unis, qui ne veulent pas la paix en Tunisie. Tout cela est flou et inquiétant. »

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