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« Est-ce que tu vis dans un arbre ? » : chronique d’un racisme ordinaire en Tunisie

Nadège, Ghofrane ou Fousseny ont fait le choix de dénoncer les agressions dont ils ont été victimes. Mais beaucoup d’autres se taisent. Car en Tunisie pour l’instant, le racisme contre les noirs n’est pas puni par la loi
Des Tunisiennes crient des slogans lors d’une manifestation pour protester contre les discriminations et exiger une loi punissant le racisme, en mars 2014 à Tunis (AFP)
Des Tunisiennes crient des slogans lors d’une manifestation pour protester contre les discriminations et exiger une loi punissant le racisme, en mars 2014 à Tunis (AFP)
Par Lilia Blaise à TUNIS, Tunisie

Nadège Ouedraogo, étudiante burkinabée en Tunisie depuis cinq ans, rentrait de l’école d’architecture, jeudi 17 mai, lorsqu'une bande de jeunes a commencé à lui jeter des œufs. Alors qu’elle tentait de fuir vers sa maison, au Kram (banlieue au sud de Tunis), ils l’ont poursuivie. 

« Ils n’ont pas crié, ils ne m’ont pas insultée, mais ils rigolaient, et les gens autour n’ont rien dit, ni rien fait », raconte Nadège à Middle East Eye en montrant l’impact des œufs sur le bitume, toujours visible quatre jours après son agression. 

Pour Nadège, les agressions racistes sont quotidiennes depuis son arrivée en Tunisie. « Cela va du crachat à des questions absurdes comme ‘’Est-ce que tu vis dans un arbre ?’’. Cette agression avec des œufs, c’est vraiment celle de trop. »

Plusieurs fois, elle a pensé partir, se ravisant à chaque fois en préférant donner la priorité à son diplôme. « Ce qui est sûr, c’est que je ne ferai pas mon stage de fin d’études ici », confie-t-elle. Nadège a témoigné dans une vidéo pour l’Association tunisienne de soutien aux minorités et a porté plainte pour agression. « J’espère que mon témoignage pourra aider d’autres personnes et faire avancer les choses avec les autorités. » 

En Tunisie, la question du racisme anti-noirs est apparue après la révolution, avec la constitution d’associations pour dénoncer les discriminations, mais aussi avec l’arrivée dans le pays d’étudiants subsahariens, souvent victimes d’agressions racistes. 

Pernicieux

Le 24 décembre 2016, l’agression au couteau de trois étudiants originaires de République démocratique du Congo (RDC) en plein centre-ville de Tunis fait polémique. Le chef du gouvernement Youssef Chahed exhorte le ministère des Droits de l’homme et des Relations avec la société civile d’examiner un projet de loi pour lutter contre les discriminations raciales. 

Car en plus de ne pas être reconnu par certains Tunisiens, le racisme n’a pas de statut pénal dans le pays. De nombreuses personnes que nous avons rencontrées estiment que cette loi pourrait changer les choses en « faisant exister concrètement le racisme » et aussi « en mettant fin à l’impunité des agresseurs ». Mais les associations et les victimes restent sceptiques sur le changement des mentalités.

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Le racisme en Tunisie touche aujourd’hui aussi bien les Tunisiens de couleur noire, que les étudiants subsahariens (environ 7 000 personnes) ou encore les migrants qui viennent travailler en Tunisie comme domestiques, en majorité originaires de Côte d’Ivoire ou du Nigéria, parfois victimes de traite humaine.

Les étudiants peuvent aujourd’hui s’adresser à l’Association des étudiants et stagiaires africains (AESAT), qui les aide dans leurs procédures administratives.

Il n’existe pas de statistiques officielles sur le nombre d’agressions, car souvent, les victimes ne vont pas porter plainte et ne peuvent de toute façon pas qualifier le crime de « raciste » dans leur plainte. 

« Nous avons répertorié sept agressions signalées à la police depuis 2016 mais souvent les victimes ne portent pas plainte », relève Mack Arthur Deongane Yopasho, président de l’association. 

« Le racisme en Tunisie est un phénomène très pernicieux, car beaucoup de gens ne le reconnaissent pas, y compris dans la communauté noire. Chacun a sa propre expérience et des avis qui divergent », raconte Ibrahim Ba, étudiant sénégalais, à Tunis depuis trois ans. 

« Moi par exemple, je n’en ai jamais été victime mais j’entends bien les témoignages de mes amis, surtout des femmes, et je suis conscient que cela existe », ajoute-t-il. 

L’agression de Nadège survient au moment où le racisme anti-noirs est de plus en plus dénoncé. Une semaine plus tôt, une hôtesse de l’air de la compagnie tunisienne Tunisair, Ghofrane Binous, une Tunisienne, a été traitée de « sale noire » par une passagère. Le chef de cabine, l’équipage et le reste des passagers ont soutenu la jeune femme et la personne qui l’avait insultée a été débarquée. 

Ghofrane Binous, hôtesse de l'air tunisienne, a été traitée de « sale noire » par une passagère (MEE/Lilia Blaise)
Ghofrane Binous, hôtesse de l'air tunisienne, a été traitée de « sale noire » par une passagère (MEE/Lilia Blaise)

Mais pour Ghofrane aussi, cette agression s’ajoute à une longue liste de problèmes quotidiens. « Quand j’étais petite, déjà, certains enfants ne voulaient pas jouer avec moi. À l’adolescence, ça a continué. Les garçons me disaient : ''Mahlek ya negereta'' (Tu es belle, la négresse), pour draguer, en référence au titre d’une chanson connue en Tunisie. Mais ils ne se rendaient pas compte que c’était raciste ! »

Depuis 2013, Ghofrane est membre de la très active association Mnemty. Comme Nadège, elle a porté plainte après son agression. Pour elle, le nouveau projet de loi doit s’accompagner d’une campagne de sensibilisation.

« En Tunisie, le racisme est aussi ethnique. Si tu es un noir étranger, tu es parfois beaucoup plus visé que si tu es un noir arabe. Mais certains Tunisiens blancs avec qui je suis sortie n’ont pas pu me demander en mariage, la famille étant toujours fermée à l’idée d’un mariage mixte. C’est culturel », assure Ghofrane.

Un présentateur météo fait le buzz

Les acteurs de la société civile notent cependant des avancées. Le buzz médiatique créé au début du Ramadan avec l’arrivée d’un Tunisien noir comme présentateur météo a notamment contribué au débat. 

Mohamed Amine Ibara, tunisien par sa mère et congolais par son père, avoue se sentir investi d’« une responsabilité » en représentant aussi la cause antiraciste, soudainement médiatisée. 

« La télévision nationale m’avait psychologiquement préparé au fait que ma présence allait susciter des réactions aussi bien négatives que positives. C’est la raison pour laquelle nous avons aussi préparé une vidéo pour me présenter. »

« Cela fait près de huit ans que l’on réclame une plus grande représentation des noirs dans les médias ! »

- Imen ben Ismaïl, co-fondatrice de la marche pour l’égalité en 2014

« Après, j’avoue que je n’ai pas souvent été confronté au racisme et je ne lis, de toute façon, jamais les commentaires sur les réseaux sociaux », confie-t-il. Ce délégué médical, aussi mannequin, admet que son apparition est un premier pas. « Je suis prêt à aller plus loin dans ma carrière si cela peut aider à montrer la diversité des Tunisiens dans le paysage médiatique », avance-t-il. 

D’autres, comme Imen ben Ismaïl, originaire de Gabès, qui compte parmi les fondatrices de la marche pour l’égalité en 2014 (pour dénoncer le racisme) voit dans la médiatisation du jeune présentateur météo, une preuve que le racisme est encore bien présent.

« Si on en fait toute une histoire, ça veut bien dire que les gens trouvent ça bizarre et sont surpris. Même si c’est positif, quand on voit que les autres pays ont intégré depuis longtemps des présentateurs de couleur noire, ce n’est pas non plus une grande avancée. Cela fait près de huit ans que l’on réclame une plus grande représentation des noirs dans les médias ! », explique-t-elle. 

Maha Abdelhamid, universitaire et activiste, relativise : « Les choses évoluent très lentement car on doit déconstruire près de 400 ans de préjugés. De nombreux Tunisiens sont convaincus que la Tunisie est un pays homogène alors que ce n’est pas le cas. Le racisme n’est pas seulement culturel, il est aussi politique et structurel. Vous ne voyez pas de Tunisiens noirs à des postes clés, par exemple. » 

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Si la Tunisie a été l’un des premiers pays arabes à abolir l’esclavage en 1846, l’histoire du pays et l’apprentissage des droits de l’homme a été souvent mis de côté. « On a aboli l’esclavage mais rien n’a été fait pour changer les mentalités. Dans les familles aisées, il y a toujours ce rapport au noir, « esclave » ou domestique, par exemple. On parle d’eux comme des Africains, alors que nous-mêmes, nous sommes Africains ! »

« Même à la faculté de droit, les cours de droits humains sont une matière peu mise en valeur », constate Mahdi Elleuch, membre de l’ONG Al Bawsala, spécialisée dans le suivi des affaires de l’État. 

Il a suivi les premières auditions de la société civile à l’Assemblée, sur le nouveau projet de loi. « Il y a quelques points de litige, comme le fait que les étrangers ne peuvent pas forcément porter plainte de la même façon que les Tunisiens lorsqu’ils sont victimes de racisme. Ou le fait que le projet de loi ne parle pas forcément de violence matérielle à caractère raciste, c’est-à-dire des agressions. Mais sur le fond, tous les députés sont d’accord sur la nécessité de cette loi », avance-t-il. 
Il punit aussi les crimes racistes de un an de prison et d’amendes entre 3 000 et 15 000 dinars (entre 1 000 et 5 000 euros) pour crimes, injures raciales, incitation à la haine ou appartenance à des groupes haineux. Le projet de loi qui émane du gouvernement – alors qu’un autre projet de loi, plus détaillé avait été élaboré en 2016 par la société civile – définit la discrimination raciale, comme « une distinction basée sur l’ethnie, la couleur ou l’origine ». 

Le projet est de loi est actuellement débattu en commission à l’Assemblée.

Lutter contre le déni

Pour la société civile, Facebook reste le principal atout pour dénoncer les abus et sensibiliser. « C’est vraiment ce qui nous aide actuellement, on peut diffuser l’information dès qu’il y a une agression, et ceux qui en sont témoins le font aussi », relève Imen ben Ismail. 

Yamina Thabet, présidente de l’Association tunisienne de soutien aux minorités, a longuement été auditionnée pour le débat sur le projet de loi. Elle estime que le combat ne fait que commencer. « Ces dernières années, nous avons surtout lutté contre le déni, pour faire reconnaître aux autorités que le racisme existe bel et bien en Tunisie. C’est maintenant que commence le combat réel pour les droits ! » 

Et pour cela, les campagnes de sensibilisation restent primordiales, affirment les défenseurs de la cause.

Sadiaa Mosbah, de Mnemty, explique que l’association est en train de rencontrer des interlocuteurs au sein du gouvernement pour voir comment mettre en place un programme de sensibilisation dans le milieu du football, un milieu très touché par le racisme et en lien direct avec la jeunesse et les Tunisiens, fans de foot. 

Manifestation contre le racisme, le 21 mars 2014 à Tunis (AFP)
Manifestation contre le racisme, le 21 mars 2014 à Tunis (AFP)

En 2017, l’un des milieux de terrain de l’équipe nationale tunisienne, l’ivoirien Fousseny Coulibaly, avait été victime de racisme lorsqu’il avait tenté d’obtenir la naturalisation tunisienne. « Mais ça ne s’arrête pas là ! », s’exclame Sadiaa Mosbah. « Il faut voir les matchs de la coupe d’Afrique, comme en 2015, où les insultes racistes pleuvent dès que des équipes subsahariennes jouent contre les Tunisiens. Surtout quand ce sont les Tunisiens qui perdent ! »

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