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Vie et mort dans Alep assiégée : chasse aux bananes et cache-cache avec les bombes

La journaliste syrienne Zaina Erhaim raconte le quotidien dans la ville assiégée au nord de la Syrie
Le 6 août, les Syriens d’Alep célèbrent la victoire des rebelles contre les forces gouvernementales qui assiégeaient la ville depuis trois semaines (AFP)

L'armée syrienne, appuyée par des milices chiites et la force aérienne russe, progressait rapidement dans Alep. Tout en remplissant son petit sac à dos, Mahmoud nous a fait part de son plan.

« Dans quelques jours, ils prendront le contrôle de la dernière route reliant la ville d'Alep à sa banlieue de Castello, » dit-il. « Si je veux y entrer, j’ai intérêt à partir tout de suite. »

En 2012, Mahmoud Rashwani, activiste de 30 ans, avait quitté Alep, laissant derrière lui maison et famille, suite à son arrestation, au cours de laquelle il a été torturé pour avoir participé à des manifestations pacifiques.

Le 12 juillet, il quittait une autre famille – notre bébé de six mois et moi-même – pour retourner à ce qui reste de l’est d’Alep.

La ville était déjà à court de légumes et de fruits ; il emportait donc avec lui quelques tomates, à partager avec des amis. En compagnie de deux médecins, il a marché en pleine nuit puis s’est infiltré dans la ville assiégée par le gouvernement.

Je ne pouvais m’empêcher de me sentir abandonnée. Je me retrouvais seule, chargée de l’énorme responsabilité de prendre soin d'un bébé. Au moins, je n’avais pas été délaissée pour une autre femme, mais à cause d’un siège et pour défendre d’une cause. Mon mari ne pouvait se résoudre à abandonner sa ville au moment où elle avait le plus besoin de lui.

Adaptation à la faim

Mahmoud a écrit le 10 août : « J’ai vu une banane aujourd'hui ! Mais je n’ai pas réussi à l’attraper. Elle courait plus vite que moi, dans le véhicule des secours d’urgence qui venait d’entrer dans la ville. »

Comme tous les quelque 300 000 à 400 000 habitants de l’est d’Alep, cela faisait un mois que Mahmoud ne mangeait ni fruits ni légumes.

À Alep, les civils ne manquaient pas seulement de produits frais. Carburant, nourriture en conserve, œufs, sucre, farine et lait maternisé leur faisaient aussi cruellement défaut.

Plus de pain dans les boulangeries. Pour garantir qu’il y en ait pour tout le monde, les mairies ont préféré le distribuer et ainsi couper court aux tentations de stocker une denrée si précieuse.

File d’attente pour du pain le mois dernier dans les quartiers est d'Alep (AFP)

De nombreux militants utilisent Facebook et les réseaux sociaux pour demander aux habitants de Ghouta – assiégés pendant des années – des conseils de survie en pleine pénurie.

Entre autres conseils, des recettes de plats à base de produits traditionnels que l’on trouve dans toute maison syrienne ; les Aleppins sont donc encore en mesure de les cuisiner. Ces recettes contiennent essentiellement des légumineuses – des plats comme la mujadara (riz et lentilles), soupe aux lentilles, lentilles au riz, haricots secs et pâte de tomate.

Pas de combustibles, pas de feu

Or, le marché connaît également une pénurie de gaz domestique. Quand on en trouve, il n’est généralement pas abordable pour la majorité des civils : une bouteille de gaz coûtait 5 000 livres syriennes (environ 9 euros) ; il en faut désormais 25 000. D'autres combustibles ont connu la même augmentation.

Le litre d'essence est passé de moins de 1 euro à environ 5 euros. Les aliments de base, dont le riz et le sucre, ont vu leur prix multiplié par trois.

« Les rayons des magasins n’ont pas tenu longtemps : dès la quatrième semaine de siège, ils étaient vides », m’a raconté Salah, activiste dans les médias vivant à Alep. « Les gros générateurs qui fournissaient nos maisons en électricité ont cessé de fonctionner faute de gasoil, devenu introuvable. »

Un quartier ravagé à l’est d'Alep (MEE / Mahmoud Rashwani)

Trois jours avant le début du siège, Salah a senti que les choses allaient mal tourner et a emmené loin dans la banlieue d'Alep sa femme et leur garçon de huit mois, Omar.

« Le plus dur pour moi c’est d'être loin d’Omar. Il me manque tellement, mais au moins j’ai la certitude qu’il ne souffrira pas de faim et ne risque pas d’être blessé, car je ne pourrais rien faire pour lui. »

Salah a dû retourner à Alep pour les mêmes raisons que celles qui nous ont séparés de Mahmoud. « Être ici aux côtés des civils assiégés leur fera du bien – que ce soit en accumulant des témoignages sur leur situation avec mon appareil photo ou en leur apportant un soutien moral », m’a-t-il confié.

Une immense prison sans barreaux

Cela faisait des mois qu’on pouvait voir venir la catastrophe, et pourtant, le jour où Alep a été assiégée, ses habitants se sont retrouvés en état de choc.

« Nous avons été surpris que cela ait pu nous arriver, et pourtant on en parlait depuis bien longtemps », a dit Samar, directrice de l’aide psychologique et du soutien social à Space of Hope (espace d’espoir), organisation locale de développement, active à l'intérieur de la ville.

Ce choc a forcé Samar à essayer en premier lieu de communiquer espoir et force à son équipe, avant même de pouvoir commencer à aider les bénéficiaires de l'organisation.

« Je leur ai dit que nous ne sommes pas la seule ville assiégée en Syrie ; que nous pouvons apprendre des autres et de leurs savoir-faire ; que nous pouvons commencer par calmer les civils, puis les aider à survivre », a-t-elle expliqué.

Lorsque le siège a commencé, ils ont fait passer à la vitesse supérieure un projet d'agriculture familiale, dirigé par des militants ; ils se sont portés volontaires pour trouver et distribuer des semences de légumes de base aux familles et leur permettre ainsi d’atteindre l’autosuffisance alimentaire.

Comme d'autres organisations à Alep, Space of Hope n'a pas interrompu son aide pour cause de siège et a continué à gérer ses centres éducatifs pour enfants. « Notre but était de faire sentir aux gens que la vie ne s’était pas arrêtée pour autant. Nous poursuivons notre tâche, et nos projets avancent comme avant », m'a affirmé Samar.

Le plus gros obstacle rencontré par l'organisation a été le manque de carburant et l'arrêt brutal des transports. Même en pleine chaleur et sous un ciel parcouru d’avions de chasse, on ne peut se déplacer qu’à pieds.

Depuis un mois, la coordination publique se montre sous son plus mauvais jour. Certains commerçants ont caché la nourriture pour la vendre plus tard à des prix encore plus élevés. D'autres n’ont par contre pas fait monter les prix ; ils ont dit à leurs clients, « Nous vivons ensemble et c’est ensemble que nous mourrons ».

Certains militants se sont mués en taxis publics gratuits avec leur voiture personnelle, et ils aident ceux qui n’ont pas les moyens de se déplacer dans la ville.

La ville la plus dangereuse du monde

Samar était aux prises avec une souffrance différente sur le plan personnel.

« Je n’avais encore jamais connu la faim, et notre ville n'a jamais été plus fortement frappée qu’aujourd’hui. Pourtant, ce n'est pas ce qui m’est le plus pénible », avoue-t-elle.

« Le plus dur c’était de languir de mes filles, que j’ai envoyées en Turquie avant le siège. »

Samar a passé quatre mois sans revoir ses filles (19 ans et 12 ans), et quand elle a finalement obtenu la permission de traverser la frontière turque pour les voir, la route d’Alep a été coupée.

« J’étais tellement triste et désespérée que je n’ai pas pu retenir mes larmes ; j’ai préféré arrêter de leur parler, car je sentais que j’allais craquer », confie-t-elle.

La voix tremblante, elle est restée un moment sans pouvoir s’exprimer pendant notre entretien, puis elle s’est ressaisie : « Quand les rebelles nous ont laissé passer, je n’ai jamais été plus heureuse de toute ma vie, plus encore qu’au moment où j’ai tenu Momena (l’une de ses filles) dans mes bras pour la première fois. Il n’y a pas de mots pour décrire ce que j’ai ressenti. »

Le même sort que celui de Madaya ?

Au milieu du siège et avant la contre-offensive rebelle, le moral des habitants s’est effondré. Les gens s’étaient résignés à subir le même sort qu’à Madaya, ville assiégée qui a résisté pendant des années, et grandement souffert de famine.

Quand la bataille pour briser le siège a été lancée, on ne parlait plus que de la situation militaire.

« Partout, les gens nous demandaient des nouvelles du front. Les rebelles continuent-ils d’avancer ? Où sont-ils maintenant ? Ils voulaient connaître le moindre détail », se rappelle Mojahed Abo Ajoud, activiste des médias engagé au Centre des médias d'Alep.

« Mais il y a quelques jours, par contre, ils ne s’intéressent plus qu’à la nourriture : ‘’y-a-t-il du riz aujourd'hui ? Aurons-nous du sucre? Quel est le prix du boulgour (blé concassé) en ce moment ?’’ »

Lorsque le siège a été enfin levé, nous a raconté Salah, « le moral des gens est remonté de façon spectaculaire ; ils sont descendus dans la rue et étaient prêts à se rendre utiles, quoi qu’on leur demande ; ils se sont mis à brûler des pneus pour créer un nuage de fumée noire et empêcher ainsi l’action des forces aériennes [russe et syrienne], une sorte d’interdiction improvisée de l’espace aérien ».

Des Syriens emportent un homme blessé loin des décombres d'un bâtiment détruit lors d'une attaque par bombes barils par les forces gouvernementales à l'est d'Alep, le 26 Juillet (AFP)

Sans grand succès, malheureusement. Cela n’a pas empêché les bombardements d’être toujours aussi intensifs pendant le siège, et de prendre pour cible principale la route par laquelle les assiégés pourraient fuir la ville.

« Voici ce qu’il en est vraiment des prétendus couloirs humanitaires proposés par le régime », m’a dit Berbers Meshaal, chef de groupe des Casques Blancs (force de défense civile).

Berbers Meshaal vit dans la ville avec sa femme, et attend l'arrivée de ravitaillements supplémentaires, tandis que Salah, Samar et Mahmoud fixent des yeux la route, ces quelques mètres d'asphalte qui les séparent de leurs familles, certains depuis des années – tragédie syrienne ordinaire. Pendant ce temps-là, l'ONU reste sur la touche et s’inquiète, mais rien du plus.

Traduit de l'anglais (original) par Dominique Macabies. 

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