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Yarmouk : derrière la manipulation médiatique

Les habitants du camp de réfugiés assiégé ont une version des récentes violences très différente de ce que rapportent les médias traditionnels
Un homme passe devant des bâtiments en ruines, dans le camp de réfugiés de Yarmouk, le 6 avril 2015 (AFP)

Lorsque le groupe Etat islamique est entré la semaine dernière à Yarmouk, dans le sud de Damas, le camp de réfugiés palestiniens s'est retrouvé une nouvelle fois sous les feux des projecteurs.

Prises en tenaille entre les tirs de roquettes des forces gouvernementales syriennes et les milices violentes qui ont pris le contrôle de territoires dans le nord de la Syrie et en Irak, les factions à l’intérieur de Yarmouk, dont principalement le groupe palestinien Aknaf Bait al-Maqdis, ont pris part à des affrontements armés acharnés contre l'Etat islamique.

Face à l'inquiétude grandissante quant au sort du camp, l'OLP a envoyé en Syrie une délégation de Cisjordanie pour discuter avec les autorités syriennes de la situation de détresse des réfugiés. Dans un premier communiqué, le représentant de l'OLP Ahmad Majdalani a indiqué que les factions palestiniennes avaient accepté de coopérer avec les forces gouvernementales syriennes afin de repousser l'Etat islamique.

Cependant, un autre communiqué publié peu de temps après par la direction de l'OLP à Ramallah a contredit cette déclaration, indiquant que les factions avaient refusé de se laisser entraîner dans des actions militaires.

Saeb Erekat, négociateur en chef de l'OLP, a soutenu cette démarche et souligné le fait que les factions palestiniennes à Yarmouk s’étaient abstenues de s'immiscer dans « un conflit qui n'est pas le leur ».

Toutefois, les habitants de Yarmouk donnent une version tout à fait différente des événements.

« Les milices palestiniennes alliées à Bachar al-Assad, comme le Front populaire de libération de la Palestine-Commandement général (FPLP-CG), sont celles qui ont entraîné le camp dans le conflit syrien », a confié Ahmad, journaliste de 30 ans vivant dans le camp, à Middle East Eye ce jeudi via Skype.

« Avant, le camp était un havre de paix, une zone neutre pour les personnes vivant dans les secteurs voisins, a expliqué Ahmad. Ce sont ces milices, dirigées par Ahmed Jibril du FPLP-CG, qui ont commencé à enlever et à arrêter des activistes à l'intérieur et autour du camp afin de les remettre au régime. »

Anwar Abdul Hadi, responsable de l'OLP basé dans la capitale Damas contrôlée par le gouvernement, a indiqué ce dimanche que 2 000 personnes avaient été évacuées du camp et conduites dans la capitale, sous la protection de l'armée syrienne.

« Environ 400 familles ont réussi à quitter le camp le vendredi et le samedi par deux routes sécurisées vers le quartier de Zahira, qui est sous contrôle de l'armée », a-t-il déclaré, ajoutant que la plupart de ces familles avaient été installées dans des foyers et des hôpitaux gouvernementaux à Damas.

Shaml Media, un réseau de médias palestinien en Syrie, a été le premier à contester les affirmations de l'OLP, indiquant dans un tweet que seulement 180 personnes avaient quitté Yarmouk.

Des sources de Yarmouk qui se sont adressées à diverses organisations humanitaires du camp ont indiqué à MEE qu'environ 200 personnes étaient parties le jour où l’OLP a formulé cette déclaration.

« Ils n'ont pas été évacués, a affirmé Ahmad. Je peux confirmer que les forces du régime n'ont pas proposé de passage sécurisé pour l'"évacuation" des réfugiés. Ce sont plutôt les réfugiés qui ont trouvé refuge hors du camp. »

Les habitants déplacés du camp

Depuis que l'Etat islamique est entré dans Yarmouk il y a tout juste une semaine, 4 000 habitants au total ont fui vers les quartiers voisins de Babbila, Yalda et Beit Sahm, dans la zone assiégée du sud de Damas.

Salim Salamah, un membre de l'équipe chargée des situations d'urgence à Yarmouk qui est basé en Suède, a reconnu la confusion qui règne quant aux informations concernant la fuite des habitants.

« Nous devons faire la distinction entre deux choses, a-t-il dit. Les déplacements de population entre le camp et l'intérieur du secteur sud de Damas, et les déplacements de population entre le camp et l'extérieur, c’est-à-dire le secteur de Damas contrôlé par le régime. »

Ahmad a expliqué que Yarmouk, zone de 2,11 km² qui abritait auparavant 160 000 personnes, a une population aujourd'hui réduite à environ 14 000 habitants ; ses entrées au nord ont été condamnées par les forces gouvernementales et ne demeurent que de rares axes routiers en direction du sud menant à des quartiers contrôlés par des factions armées de l'opposition, dont la plupart ont signé un accord de trêve avec le gouvernement syrien.

On ne sait pas encore exactement comment ces 200 habitants sont parvenus à quitter le sud de Damas et à rejoindre la partie de la capitale contrôlée par le gouvernement.

« Personne ne se rend aux entrées contrôlées par le régime, a expliqué Ahmad. Ce ne sont pas simplement des postes de contrôle qu'il a érigés, mais un véritable champ de bataille, avec des snipers prêts à tirer sur tout ce qui bouge. »

« La plupart de ceux qui ont réussi à fuir vers Yalda et Babbila vivent maintenant dans des écoles ou dans la rue », a-t-il ajouté.

« Les routes sont accessibles tant qu'il n'y a pas de bombardements aériens, a précisé Salamah. Parmi ceux qui se sont enfuis depuis l'envahissement du camp par l'Etat islamique, 2 500 personnes en provenance de Yarmouk sont maintenant à Yalda, 1 000 à Babbila et 500 à Beit Sahm. »

L'entrée de l'armée causera davantage de victimes

Le sentiment de colère contre l'OLP a redoublé dans le camp, en particulier depuis l'annonce d'une réunion entre les responsables palestiniens et les autorités qu’ils considèrent comme responsables du blocus imposé sur le camp.

« Nous sommes assiégés depuis des années et toute l'aide humanitaire est distribuée à Beit Sahm et Babbila, a indiqué un habitant du camp. Nous remercions Ahmad Majdalani pour les cadeaux qu'il nous a offerts ces derniers jours », a-t-il ajouté d'un ton sarcastique, en référence aux roquettes tirées par des avions de l'armée syrienne sur le camp.

Fawzi Hameed, qui dirige les organisations de la société civile à Yarmouk, estime qu'une solution militaire ne ferait que plus de ravages.

« Nous exigeons que l'OLP et les responsables à Ramallah trouvent une solution pour nous sortir de cette situation [...] et nous insistons sur le fait que l'entrée de l'armée causera davantage de victimes et de dégâts, et ne constitue pas la solution », a-t-il affirmé.

La présence de l'Etat islamique exploitée par les factions dans les médias

Selon les analystes, l'attention renouvelée dont Yarmouk fait désormais l'objet masque la complicité entre les factions pro- et anti-gouvernementales qui ont toutes deux contribué à la catastrophe actuelle.

« Tout le monde essaie de tirer profit de la souffrance endurée dans le camp, a déclaré Ahmad. Ils veulent tous faire de Yarmouk un nouveau Kobane pour bâtir leurs victoires sur la chair des civils », a-t-il dit en référence à la ville kurde qui a suscité l'attention soutenue des médias après que l'Etat islamique l’a envahie et que la coalition militaire dirigée par les Etats-Unis a lancé une campagne de bombardement contre les militants.

S'exprimant via Skype, la voix solennelle d'Ahmad a été interrompue à quelques reprises par le sifflement d'avions de l'armée syrienne. Après quelques bruits fracassants d'explosions, il s'est excusé en disant qu'il rappellerait plus tard, car il devait passer à l'étage inférieur de la maison où il se trouvait.

« Il faut savoir que la présence de l'Etat islamique à Yarmouk offre aux autres camps, que ce soient les factions d'opposition ou le régime au pouvoir, l'opportunité d'exploiter les médias d'une façon qui leur est favorable », a-t-il indiqué.

Plusieurs factions rivales d'opposition ont formulé des déclarations concernant leur rôle dans leur combat contre l'Etat islamique aux côtés d'Aknaf Bait al-Maqdis.

« Si Jaysh al-Islam [faction soutenue par l'Arabie saoudite et dirigée par Zahran Alloush qui opère à Ghouta-Est] voulait combattre l'Etat islamique, ils auraient pu entrer par al Hajar al-Aswad et les attaquer par derrière », a ajouté Ahmad en riant. « Il y a des batailles limitées à la périphérie mais ils ne sont pas entrés dans le camp ; c'est tout pour les médias. De même, Ahrar al-Sham ne s’est pas impliqué. »

Pendant ce temps, les médias ont fermé les yeux sur le rôle des forces gouvernementales, qui ont contribué à affamer les habitants de Yarmouk, apportant une couverture intensive de la présumée proposition militaire faite par l'armée d'entrer dans le camp pour repousser l'Etat islamique. Pourtant, les habitants de Yarmouk soutiennent que la plus grande menace qui pèse sur eux est celle des frappes aériennes lancées par l'armée syrienne sur le camp.

« Des sources médiatiques ont signalé des massacres et des décapitations de masse à Yarmouk », a déclaré Abou Ahmad Huwari, secrétaire général de l'Organisme national palestinien pour le camp de Yarmouk, soulignant que cela a suscité un sentiment de panique chez des familles précédemment déplacées hors du camp.

« Nous, à Yarmouk, affirmons qu'il n'y a aucune vérité dans ces reportages, et nous confirmons en tant qu'organisations de la société civile que des frappes aériennes tuent des civils, et que nous resterons dans le camp afin d'assurer à tous une vie digne et de permettre à nos familles de revenir, a-t-il indiqué. Nous ne partirons pas du camp malgré les bombes barils et les combats armés. Nous partirons uniquement pour retourner dans notre terre, en Palestine. Nous exigeons pour le moment la mise en place d'un passage sécurisé afin qu'un approvisionnement en nourriture et en médicaments puisse entrer et être distribué à notre population. »

Les bombardements aériens, le plus grand danger

Ahmad a rejeté les affirmations selon lesquelles l'Etat islamique a pris le contrôle du camp.

« Je suis ici, en train de vous parler et de fumer, a-t-il dit. Je peux descendre et aller au magasin, dans la rue, et acheter un paquet de cigarettes sans me faire décapiter par l'Etat islamique, parce que je ne vis pas dans leur "Etat". »

« Ils n'ont pas imposé leur loi ou annoncé que Yarmouk faisait partie de leur califat, a-t-il ajouté. Leur présence ne doit pas être confondue avec une prise de contrôle du camp. »

« Cela fait maintenant quelques heures que nous parlons, a-t-il poursuivi. M'avez-vous entendu à un seul moment exprimer ma peur et dire "Oh non, je dois me cacher parce qu'un membre de l'Etat islamique vient de passer" ? Ce sont les frappes aériennes qui restent le plus grand danger pour les civils. »

Les bombardements visent les quartiers résidentiels puisqu'il est trop risqué de cibler les points chauds où se trouvent les groupes d'opposition, situés à proximité des forces gouvernementales.

« Plus de trente bombes barils ont frappé le camp au cours des neuf derniers jours, a indiqué Salim Salamah. Mercredi soir, seize bombes barils sont tombées sur le camp, dont une qui visait l’hôpital Palestine. Ces bombardements aériens sont extrêmement destructeurs et ne sont en aucun cas comparables à l'invasion terrestre lancée par l'Etat islamique. »

« Si aucun approvisionnement en médicaments et en nourriture n'entre dans le camp dans les prochaines 48 heures, les conséquences seront plus que tragiques », a-t-il conclu.

Le siège du sud de Damas « Ici, dans le sud de Damas, nous sommes en état de siège, mais il y a six ou sept quartiers qui sont reliés les uns aux autres. Il est possible de passer de l'un à l'autre comme d'île en île »


Traduction de l'anglais (original).

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