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Pourquoi, en France, le débat sur le racisme antimusulman est biaisé

Des clivages hérités de la guerre civile algérienne et des querelles sémantiques masquant des divergences profondes rendent difficile de débattre de l’islamophobie en France
La Grande Mosquée de Paris le 21 août 2018 (AFP)

Un an après le déclenchement du mouvement de contestation sociale des Gilets jaunes, la France est de nouveau travaillée par une controverse au sujet de la question musulmane.

Celle-ci a donné lieu à des prises de position tranchées, de l’extrême gauche à l’extrême droite, ainsi qu’à des dérapages racistes, alimentant de fait un climat d’hystérie qui tend à interdire toute forme de débat, comme le rappelait Guillaume Erner sur France Culture.

La légitimité de l’emploi du terme « islamophobie » se trouve au cœur de cette dispute qui traverse institutions, partis, syndicats ou collectifs

S’il paraît fastidieux de restituer avec exhaustivité l’enchaînement des faits survenus au cours de ces derniers mois, nous pouvons retenir quelques épisodes de cette montée aux extrêmes : l’attentat du 24 mai à Lyon réalisé par Mohamed Hichem M, jeune Algérien ayant fait allégeance au groupe État islamique (EI) ; les opérations burkini menées en mai-juin à Grenoble par l’association Alliance citoyenne ; la polémique suscitée par une phrase du philosophe Henri Peña-Ruiz lors de l’université d’été de la France insoumise le 22 août ; l’attentat meurtrier du 3 octobre à la préfecture de police de Paris commis par Mickaël Harpon, converti à l’islam ; l’humiliation publique d’une mère voilée par Julien Odoul, conseiller régional du Rassemblement national, le 11 octobre ; l’attentat perpétré le 28 octobre devant la mosquée de Bayonne par Claude Sinké, ancien candidat du Front national ; la marche du 10 novembre à Paris suite à l’appel « stop à l’islamophobie » lancé par des organisations et personnalités de gauche ou musulmanes ; la manifestation « contre l’islamisme » du 17 novembre à l’initiative du groupe d’extrême droite Génération identitaire, etc.

« Délires sémantiques » ?

L’accumulation de ces événements fait suite à la vague d’attentats revendiqués par l’EI subis par la société française en 2015-2016 et à une montée des actes antimusulmans qui ont contribué à entretenir une polarisation mise en scène par le champ politico-médiatique, largement amplifiée par les chaînes d’information en continu ou les réseaux sociaux, à travers le clivage opposant les « islamo-gauchistes » aux « intégristes républicains ».

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Ces oxymores sont devenus autant d’étiquettes lancées à la face de ceux que l’on accuse de complicité avec l’extrême droite islamiste ou les racistes antimusulmans, empêchant toute possibilité de formuler une appréciation nuancée sous peine d’être associé, contraint et forcé, à l’un des deux blocs.

La légitimité de l’emploi du terme « islamophobie » se trouve au cœur de cette dispute qui traverse institutions, partis, syndicats ou collectifs, en particulier dans une gauche en crise et dont les appareils fragilisés sont tiraillés entre mauvaise conscience ou fausse conscience dès que la question musulmane resurgit, selon la proximité d’échéances électorales.

Or, contrairement à ce qu’affirme le militant antiraciste Omar Slaouti dans un entretien accordé à la revue en ligne Contretemps, il ne s’agit pas là d’une « discussion de salon pseudo-intellectuelle indécente » ou de « délires sémantiques ». 

Islamophobie : un mot pourtant chargé d’ambivalence

Si les mots sont vraiment importants, alors on doit encore pouvoir comprendre que des individus, dont les engagements en faveur de la liberté et de l’égalité sont indéniables, rechignent à utiliser une notion ambigüe qui, selon les conceptions, ne distingue pas toujours la discrimination contre des musulmans ou considérés comme tels et la critique de l’islam ou de pratiques rétrogrades associées à tort ou à raison à cette religion.

Et ce, d’autant qu’un intellectuel peu suspect de racisme comme Pascal Boniface caractérisait en 2006 la notion d’islamophobie comme « le néologisme de tous les dangers » aux côtés de la journaliste Élisabeth Schemla dans l’ouvrage Halte au feu.

La bataille des mots ne saurait minorer les discriminations vécues par des musulmans en France

Selon le géopolitologue, ce terme contribuerait même « à la concurrence des victimes » après la publication en 2002 du livre de l’universitaire Pierre-André Taguieff, La Nouvelle Judéophobie. Or, dans un nouvel essai paru en 2015, Les Pompiers pyromanes, le fondateur de l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) devait employer sans réserve le terme d’islamophobie.

Ce glissement témoigne de la légitimation progressive de ce mot pourtant chargé d’ambivalence à l’université, dans les médias ou les espaces militants. 

Le premier livre édité en France incluant cette notion dans son titre a été publié par Vincent Geisser en 2003. Dans La Nouvelle Islamophobie, référence explicite à l’ouvrage controversé de Pierre-André Taguieff, le sociologue proposait l’analyse suivante dans un contexte marqué par les attentats d’al-Qaïda du 11 septembre 2001 et la « guerre contre le terrorisme » lancée par George W. Bush : « L’islamophobie n’est pas simplement une transposition du racisme anti-arabe, anti-maghrébin et anti-jeunes de banlieues : elle est aussi une religiophobie. » 

Or, comme le souligne le militant antiraciste Christian Delarue sur son blog associé à Mediapart : « la religiophobie n’est pas en principe assimilable à une forme de racisme. »

Lors d’un entretien accordé en 2017 à la journaliste Nadia Henni-Moulaï – qui, dans son Petit Précis de l’islamophobie ordinaire paru en 2012, définissait le phénomène discuté comme « la peur ou les préjugés vis-à-vis de la religion musulmane » –, Vincent Geisser concédait que la diffusion du terme, à laquelle il avait contribué, avait eu des effets contrastés.

Des musulmanes manifestent pour le droit de porter le voile à Avignon, le 3 septembre 2016 (AFP)

D’une part, elle aurait permis « une prise de conscience publique des mutations sociales et idéologiques affectant les phénomènes racistes ». D’autre part, elle aurait donné lieu à des « récupérations communautaires, et parfois mercantiles de l’islamophobie, à des fins de promotion sociale et personnelle ».

Car la bataille des mots ne saurait minorer les discriminations vécues par des musulmans en France – sans se livrer à des comparaisons douteuses qui sont autant d’insultes à l’intelligence.

De la même manière, la querelle sémantique ne doit pas occulter les stratégies mises en œuvre par des entrepreneurs identitaires, cherchant à accroître leur pouvoir sur une clientèle convoitée – prise entre le marteau antimusulman et l’enclume islamiste – et visant à reconfigurer la lutte antiraciste dans une perspective opposée à l’humanisme et à l’universalisme. 

L’ampleur des discriminations 

Par-delà la critique de l’emploi du terme islamophobie comme l’y invitait en 2016 le sociologue Gérard Mauger dans la revue Savoir/Agir, il convient également de renvoyer dos-à-dos les discours « islamo-gauchistes » ou « intégristes républicains », qui ont recyclé en France le clivage stérile ayant opposé durant la guerre civile algérienne les « éradicateurs » aux « réconciliateurs ».

C’est ce qu’illustre l’ouvrage de Thomas Delthombe paru en 2005, L’Islam imaginaire. L’essai reprend à son compte la rhétorique des « réconciliateurs » pour mieux discréditer les « éradicateurs » et légitimer tant la notion d’islamophobie que le prédicateur Tariq Ramadan, présenté comme celui qui « intéresse ceux qui veulent sincèrement réfléchir à la place de la religion musulmane dans l’Hexagone ».

De plus, l’enquête réalisée par la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH) et la Fondation Jean Jaurès permet de disposer d’indicateurs pour mieux appréhender le phénomène dans sa complexité.

Comme l’analyse le directeur du pôle politique/actualités de l’Institut français d’opinion publique (IFOP) François Kraus : « Si les discriminations et agressions religieuses subies par les musulmans vivant en France restent au quotidien un phénomène minoritaire, leur ampleur est nettement plus grande que les comportements discriminatoires ou racistes subis par le reste de la population. » 

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Les musulmans actifs ont par exemple davantage le sentiment d’avoir été discriminés au cours de leur carrière en raison de leurs origines ou de leur couleur de peau (27 %) que de leur religion (23 %). Le prisme religieux n’est donc pas toujours le plus pertinent.

Mais il s’agit surtout d’assumer un projet émancipateur, de choisir des alliés cohérents et de mettre en œuvre les moyens pour y parvenir, sans céder aux injonctions ou amalgames.

Ainsi, quand on partage le communiqué de la Fédération anarchiste – qui articule l’antiracisme à l’anticléricalisme –, et que l’on mesure l’écart qui sépare Lutte ouvrière du Nouveau parti anticapitaliste, on est en droit de s’interroger sur la volonté de défendre « la participation pleine et entière des musulman.es de France en tant que citoyen.nes et en tant que musulman.e.s, à la vie de la cité », telle qu’exprimée par la revue de gauche Mouvements.

Le combat contre le sectarisme et le confessionnalisme

S’agit-il de valoriser, au nom d’une conception libérale de la laïcité, la participation des croyants dans l’espace public ou, au contraire, de confiner la religion à la sphère privée ?

Que faire des musulmans qui ne souhaitent pas participer à la vie publique en tant que tels ? Que faire des musulmans libéraux qui subissent la pression des milieux islamo-conservateurs ?

Que faire des personnes de culture musulmane qui refusent d’être associées à un dogme quelconque ? Que faire des femmes qui ne veulent pas cacher leurs cheveux ou leur corps ? Que faire des anciens musulmans qui combattent toutes les extrêmes droites ?

Ce sont là des questions auxquelles devront répondre les individus ou groupes sincèrement engagés contre toutes les formes d’exploitation, d’oppression et d’aliénation.

De l’issue du débat, s’il parvient à être mené, dépendra non seulement l’état des relations au sein de la société française mais aussi dans tous les autres pays où l’on remet en cause, comme en Irak ou au Liban, les barrières du sectarisme et du confessionnalisme.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Docteur en science politique, Nedjib Sidi Moussa est l’auteur d’Algérie, une autre histoire de l’indépendance (PUF, 2019) et de La Fabrique du musulman (Libertalia, 2017). Vous pouvez le suivre sur son site personnel : sinedjib.com
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