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Erdoğan lance le défi des élections

Les élections anticipées turques se joueront dans un cadre beaucoup plus tendue que le scrutin de juin ; toutefois, le résultat pourrait ne pas être différent

Après 32 jours de marchandage sur les détails d’une éventuelle coalition, l’AKP (Parti pour la justice et le développement) a décidé ce jeudi de miser son avenir lors d’élections anticipées en Turquie, qui se tiendront probablement en novembre. Comme l’ont souligné plusieurs commentateurs, dont Murat Gezici, un des principaux chercheurs spécialistes de l’opinion publique du pays, il s’agit d’un énorme pari. Écrivant dans le journal d’opposition turc Cumhuriyet, il a soutenu que cela pouvait même s’apparenter à un suicide.

Il s’agit assurément d’une décision à haut risque. Les sondages d’opinion indiquent que de nouvelles élections produiront des résultats qui ne seront au mieux que légèrement différents de ceux du scrutin de juin, à l’issue duquel l’AKP n’a pas remporté la majorité absolue pour la première fois depuis 2002.

Selon les sondages, nous verrons probablement un nouveau parlement quadripartite. En vertu du système turc de représentation proportionnelle, l’AKP devrait progresser d’au moins 5 % à l’échelle nationale pour obtenir la majorité absolue, un palier qu’il semble pour le moment peu susceptible d’atteindre.

Pourquoi l’AKP a-t-il donc décidé de ne pas laisser un gouvernement intérimaire s’installer pendant un an ou deux et de ne pas reporter de nouvelles élections à un moment où les conditions y auraient été plus propices ? La réponse semble être que le président Recep Tayyip Erdoğan et ses conseillers estiment que les élections anticipées sont le meilleur moyen de sortir de l’impasse politique actuelle et leur donneront de plus grandes chances de rester au pouvoir.

Cette situation d’impasse est apparue lorsque les élections législatives turques ont placé de manière inattendue l’AKP à 17 sièges de la majorité absolue. Lorsque cela s’est produit, les Turcs supposaient qu’un gouvernement de coalition aurait finalement émergé ; les sondages d’opinion avaient alors montré à plusieurs reprises qu’environ les deux tiers de la population turque souhaitaient voir un gouvernement de coalition au pouvoir.

Cependant, jusqu’à l’émergence d’une coalition, le gouvernement préélectoral de l’AKP pouvait rester au pouvoir à titre intérimaire. Malgré son caractère provisoire, l’ancien gouvernement a continué à agir comme un gouvernement majoritaire soutenu par une forte majorité, et ce malgré le fait que plusieurs ministres clés ne se sont pas présentés aux élections législatives.

Fin juillet, le gouvernement AKP intérimaire a peut-être pris sa décision la plus audacieuse en choisissant de mettre fin au processus de paix kurde, sans consulter la Grande Assemblée nationale ni les députés nouvellement élus et en utilisant des pouvoirs accordés en octobre dernier.

Le 26 juillet, Ankara a lancé plus de 100 frappes aériennes contre des bases du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), considéré comme une organisation terroriste en Turquie et dans de nombreux pays occidentaux. Le gouvernement intérimaire a également signé un accord avec les États-Unis pour permettre l’utilisation des bases turques par les avions de la coalition en vue de frappes contre le groupe État islamique.

Pendant ce temps, des manœuvres pour la formation d’une nouvelle coalition gouvernementale à Ankara ont commencé, mais seulement à pas de tortue. Au lieu de reconnaître qu’elles devaient répondre aux demandes précises des électeurs, plusieurs personnalités politiques ont rappelé qu’elles ne coopéreraient en aucun cas avec d’autres partis. Cet épisode rappelle les périodes désastreuses de blocage politique survenues dans les années 1990, lorsqu’aucun parti n’avait la majorité absolue et que tous refusaient de coopérer, une situation qui a englué le pays dans un marasme pendant une décennie, jusqu’à la victoire électorale de l’AKP en 2002.

Néanmoins, pendant 32 jours, les équipes de l’AKP et du CHP (Parti républicain du peuple), principal parti d’opposition, ont négocié la possibilité de trouver un terrain d’entente.

Beaucoup pensent que le CHP, qui a passé la majeure partie de ces dernières décennies dans le désert politique, était désireux de passer aux commandes. Mais il ne s’était pas préparé à officier par intérim jusqu’à ce que des élections anticipées puissent être organisées.

Jeudi soir, le Premier ministre Ahmet Davutoğlu et le leader du CHP Kemal Kılıçdaroğlu ont donné des versions contradictoires de ce qui avait dérapé, mais ce qui est ressorti avec clarté, c’est que l’AKP voulait un gouvernement établi à court terme, tandis que le CHP le souhaitait sur le long terme.

La Turquie vit actuellement une période de tension politique nettement plus importante qu’au printemps, lors de la course aux élections de juin.

À tout le moins, elle n’était pas confrontée à des problèmes de terrorisme. Aujourd’hui, en revanche, elle fait face à une double menace potentielle. La fin du processus de paix avec le PKK a déclenché une campagne meurtrière au cours de laquelle plusieurs policiers ou soldats ont été tués, quasiment chaque jour. À cela s’ajoute la menace du groupe État islamique. On soupçonne l’État islamique d’avoir tué 34 personnes dans un attentat suicide à Suruç, dans le sud de la Turquie, le 20 juillet. La Turquie ayant désormais autorisé l’utilisation de ses bases aériennes par la coalition internationale en vue de frappes aériennes contre l’État islamique, il en découle un risque de nouvelles attaques.

Le PKK soutient que ses attaques sont une réponse aux bombardements de ses bases par le gouvernement. Si ces bombardements prennent fin, le groupe cessera également ses attaques, affirme-t-il. Toutefois, Erdoğan a clairement indiqué qu’il n’y aura pas de relâchement tant que le PKK ne capitule pas.

Il semblerait donc que l’AKP entende s’attaquer aux élections sur le terrain du terrorisme, afin de tenter de mettre à mal le HDP (Parti démocratique des peuples), parti pro-kurde, et son leader charismatique, Selahattin Demirtaş.

Si l’AKP parvient à repousser la part des suffrages du HDP sous la barre des 10 % nécessaires à une entrée au parlement (contre 13 % en juin), ce dernier n’obtiendra aucun siège au prochain parlement. Dans ce cas, la Turquie aurait seulement un parlement tripartite et l’AKP récupérerait sa majorité.

Toutefois, une autre raison pourrait expliquer pourquoi l’AKP a opté pour des élections anticipées.

Il s’agit de la question de la corruption et de la relance des accusations de corruption dirigées à l’origine contre les fils de quatre ministres et d’autres personnalités très proches de l’AKP en décembre 2013. Celles-ci pourraient ressurgir dans un parlement qui n’est pas dominé par l’AKP.

Cette semaine, deux des procureurs qui ont initié les affaires de corruption ont fui la Turquie, quelques heures avant l’annonce par le gouvernement de charges qui auraient entraîné leur arrestation et des poursuites pour tentative d’organisation d’un coup d’État. On pense qu’ils se trouvent désormais en Allemagne.

La Turquie devrait faire pression pour obtenir l’extradition des deux procureurs, mais l’UE a déjà fait part de son inquiétude au sujet de cette affaire. Pendant ce temps, tant que le parlement actuel et sa majorité d’opposition à l’AKP sont en place, il est possible que des charges soient de nouveau prononcées puis approuvées par une majorité.

Si aucun gouvernement n’est formé d’ici le 23 août, date limite fixée par la Constitution, la mécanique de la tenue d’élections anticipées sera alors le prochain grand test.

L’article 16 de la Constitution turque stipule que dans le cas où les partis ne sont pas en mesure de former un gouvernement, une administration intérimaire doit être mise en place, sur la base de la représentation de chaque parti au parlement, jusqu’à ce que des élections anticipées soient organisées à la demande du président.

L’AKP contournera probablement cela en essayant de faire adopter une motion appelant à des élections anticipées, ce qui signifierait qu’il resterait en fonction jusqu’à après les élections, et pourrait être soutenu par le MHP, parti ultranationaliste déterminé à exclure le HDP pro-kurde du pouvoir.

Les Turcs se préparent à un automne tendu, peut-être même violent, sans aucune certitude que le pays puisse retrouver un gouvernement unipartite stable à l’issue des élections.

- David Barchard a travaillé en Turquie comme journaliste, consultant et professeur d’université. Il écrit régulièrement sur la société, la politique et l’histoire turques, et termine actuellement un livre sur l’Empire ottoman au XIXe siècle.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Crédit photo : le président turc Recep Tayyip Erdoğan accueille Peter Cosgrove, gouverneur général d’Australie, à Ankara (AA).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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