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C’est personnel : Trump a trahi Mahmoud Abbas et le roi Abdallah de Jordanie

Pour une fois, le roi jordanien et le président palestinien ont mérité leur place de dirigeants arabes

Le 21 août 1969, Denis Rohan, un citoyen australien, a incendié une chaire en bois de 800 ans, un don du héros islamique Salah ad-Din (1137-1193), qui a mené la campagne militaire contre les Croisés, à la mosquée al-Aqsa.

Outre qu’il ait été jugé malade mental, Rohan pensait agir selon des instructions divines : il devait permettre aux juifs de construire leur temple sur les ruines de la mosquée, accélérant ainsi le second avènement de Jésus-Christ.

Un effet mobilisateur

L’incendie criminel qui a détruit l’antique chaire et une partie du toit a eu un effet mobilisateur. Un mois plus tard, 24 dirigeants et représentants des pays musulmans se sont réunis à Rabat et ont créé le précurseur d’un groupe désormais connu sous le nom d’Organisation de la coopération islamique (OCI).

Ce groupe, qui compte aujourd’hui 57 nations, s’est réuni à Istanbul mercredi. Tout comme il y a 48 ans, al-Aqsa les a poussés à l’action. Au lieu d’être attaquée par un chrétien évangélique venu d’Australie, la mosquée al-Aqsa a été menacée par un président américain qui ploie devant les chrétiens messianiques du même acabit aux États-Unis. 

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Cette réunion a rempli un certain nombre d’objectifs. La décision historique de reconnaître Jérusalem-Est comme la capitale de l’État de Palestine a été prise, opposant ainsi 57 États à l’intention explicite d’Israël d’unifier la ville de Jérusalem. 

Istanbul a jeté les bases d’un réalignement des États arabes

Cette décision aura de lourdes conséquences diplomatiques dans le monde entier, indépendamment de la volonté d’Israël ou de l’Amérique. Ses répercussions pourraient atteindre l’Asie, l’Amérique latine et l’Afrique. Et il sera plus difficile pour les autres pays de transférer tranquillement leurs ambassades dans la ville.

Aujourd’hui, le vice-président américain, Mike Pence, a annoncé qu'il annulait sa visite en Israël, avant de se rétracter.

Le sommet a replacé la Palestine au centre du monde musulman sept ans après le Printemps arabe, la vague de soulèvement populaire qui a balayé la région en 2011, et le règne du groupe État islamique (EI) en Irak et en Syrie, qui avaient repoussé au second plan le conflit pourtant fondamental entre Israël et la Palestine.

Recep Tayyip Erdoğan, entouré de l’émir du Koweït, Cheikh Sabah, du roi Abdallah de Jordanie et de Mahmoud Abbas, président de l’Autorité palestinienne, à la conférence de l’OCI mercredi (AA)

La conférence que le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane a organisée pour Donald Trump à Riyad en mai dernier a également été mise sur la touche.

Alors que le président américain avait, à cette occasion, fait la morale aux dirigeants musulmans au sujet de l’extrémisme islamique, ce sont désormais les dirigeants musulmans qui font la leçon au président américain sur ses propres fondamentalistes. Réalisant qu’ils étaient sur le point de se faire voler la vedette, les Saoudiens ont paniqué.

Ils se sont contentés d’envoyer à la conférence des chefs d’État d’Istanbul leur ministre des Affaires islamiques, ont excisé toute couverture de l’événement de leurs propres médias, et alimenté une autre accusation contre Al Jazeera, dont la couverture des manifestations de Jérusalem constituerait selon eux une incitation à la violence.

Pas de carte blanche

Avant tout, Istanbul a jeté les bases d’un réalignement des États arabes. Le conférence a mis en évidence la rébellion de deux dirigeants arabes pro-occidentaux, le roi Abdallah de Jordanie et Mahmoud Abbas, le président palestinien, contre leurs alliés traditionnels à Washington.

Le premier est le chef de l’État du second pays arabe à avoir reconnu Israël, le second est le dirigeant palestinien qui a consacré sa vie à la négociation de la désormais défunte solution à deux États.

Conscients de l’importance de ce qui allait se passer à Istanbul, l’Arabie saoudite et l’Égypte ont déployé d’énormes efforts pour empêcher Abdallah et Abbas de s’y rendre

Conscients de l’importance de ce qui allait se passer à Istanbul, l’Arabie saoudite et l’Égypte ont déployé d’énormes efforts pour empêcher Abdallah et Abbas de s’y rendre.

Comme cela a été rapporté, Abdallah et Abbas ont été convoqués pour une réunion d’urgence au Caire. Seul Abbas s’y est rendu. 

Selon mes sources, qui se sont exprimées sous couvert d’anonymat, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a fait pression sur Abbas pour qu’il ne dirige pas la délégation palestinienne à Istanbul et ainsi amoindrir l’importance de la conférence.

Pour l’aider à décliner son invitation à Istanbul, de fausses nouvelles ont été diffusées selon lesquelles Abbas avait eu un accident vasculaire cérébral. Abbas les a ignorées.

Pendant ce temps, le roi Abdallah a été convoqué à Riyad, et là encore, on m’a informé qu’on lui avait dit de ne pas aller à Istanbul. Le roi Abdallah est resté quelques heures à Riyad avant de partir pour Istanbul.

Leur présence à la conférence a envoyé un message à l’Arabie saoudite et aux États-Unis : l’accord de Riyad avec Trump n’est pas accepté par la Jordanie et la Palestine, qui sont soutenus en cela par les pays musulmans. En d’autres termes : vous n’avez pas carte blanche pour négocier avec Israël sans nous.

Les deux hommes ont manifesté publiquement leur refus de s’incliner et leur colère en se tenant aux côtés du président turc aux penchants islamistes Recep Tayyip Erdoğan sur la photo de groupe.

Abdallah II a hoché vigoureusement la tête lorsqu’Erdoğan a affirmé : « Je répète que Jérusalem est notre ligne rouge. L’esplanade des Mosquées appartiendra aux musulmans à jamais. Nous n’abandonnerons jamais notre exigence d’une Palestine souveraine et indépendante. Nous ne pouvons pas rester spectateurs dans cette situation qui affectera notre avenir à tous. »

À LIRE : Pour l’Arabie saoudite et les Émirats, la Palestine n’est plus une priorité

Abbas a ensuite prononcé le discours de sa vie. Il s’en est pris à l’Amérique pour avoir anéanti le travail de sa vie en faveur d’une solution à deux États. Jérusalem, a-t-il dit, dépasse toutes les lignes rouges. Il a révélé qu’il avait un accord tacite avec Washington consistant à ne pas chercher le statut d’État et l’adhésion de la Palestine à toutes les organisations internationales avant la signature d’une paix durable, et l’a rompu.

Cela signifie que la Palestine sera libre d’intenter une action contre Israël devant la Cour pénale internationale.

En outre, il pourrait porter plainte contre les États-Unis devant le Conseil de sécurité de l’ONU pour avoir violé l’une de leurs propres résolutions, une procédure contre laquelle les États-Unis eux-mêmes ne peuvent pas voter, a affirmé Abbas.

Un acte de trahison

Les deux hommes ne sont pas des alliés naturels d’Erdoğan. Il y a deux ans, Abdallah s’est rendu à Washington pour informer les dirigeants du Congrès des dangers que le président turc présentait pour l’ordre régional.

Abbas ressent vivement la rivalité du Hamas et a tenté à plusieurs reprises de retirer le Fatah du gouvernement d’unité. Quelle est donc la force qui a propulsé les deux hommes à Istanbul et à une conférence dont ils savaient qu’elle pouvait modifier l’alignement de la région entière ?

Celle-ci devait être suffisamment puissante pour surmonter leur réticence naturelle à se tenir aux côtés d’islamistes.

Tous deux se sont tournés vers Erdoğan, l’homme qui, selon le dernier sondage réalisé par Pew, est considéré comme le dirigeant le plus populaire de la région, et vers la Turquie, le pays qui est considéré comme la puissance régionale la plus influente après la Russie.

Abbas se sent trahi par le président américain Donald Trump (Reuters)

La politique intérieure a joué son rôle. Tous deux savaient que la colère dans leurs propres rues était intense. Amman a connu les plus grandes manifestations de rue depuis plusieurs décennies. Plus de la moitié des Jordaniens sont des réfugiés palestiniens, dont certains ont été déplacés de Jérusalem après la guerre de 1967. De même, la majorité des habitants d’Amman sont soit des réfugiés palestiniens, soit des Palestiniens de nationalité jordanienne.

Tous deux ont vu la reconnaissance de Jérusalem en tant que capitale d’Israël par Donald Trump comme un acte de trahison politique. Pour Abbas, cette décision a trahi un accord tacite qu’il avait conclu avec Washington pour ne pas porter le dossier de la Palestine devant la Cour pénale internationale jusqu’à ce que l’on parvienne à un règlement final.

Pour Abdallah, la trahison n’était pas moins réelle. Le rôle de la Jordanie en tant que gardienne d’al-Aqsa n’est pas fortuit. Celui-ci est inscrit dans les traités de paix, notamment le traité de paix israélo-jordanien signé par le roi Hussein avec l’Israélien Yitzhak Rabin en 1994. 

De même, lorsque le roi Hussein a annoncé en 1988 le désengagement entre la Jordanie et la Cisjordanie et reconnu l’OLP en tant que seul représentant du peuple palestinien, le roi a insisté pour que la Jordanie conserve la garde d’al-Aqsa.

Une raison personnelle

Mais la troisième raison pour laquelle Abbas et Abdallah se sentent offensés est la plus intéressante de toutes. Celle-ci est personnelle. Leur colère est véritable. Aux yeux d’Abbas, Trump a trahi plusieurs décennies de travail en vue de la création d’un État palestinien.

Leur colère est véritable. Aux yeux d’Abbas, Trump a trahi plusieurs décennies de travail en vue de la création d’un État palestinien

Abbas a servi de bouc-émissaire à un État d’Israël en pleine expansion et en a payé le prix quotidiennement en faisant la police pour Israël dans un territoire qu’il ne quitterait jamais.

Pour Abdallah, c’est une insulte à sa famille – d’origine hachémite et non palestinienne. J’en ai été convaincu à la suite d’une longue conversation avec un membre de la famille royale. Les Hachémites se souviennent encore du temps où ils étaient les gardiens des trois lieux saints de l’islam – La Mecque, Médine et Jérusalem. 

C’était en 1924 : Hussein ben Ali al-Hachimi, le chef arabe qui a proclamé la « grande révolution arabe » contre les Ottomans, contrôlait alors La Mecque et Médine. Au cours de la même année, le peuple de Jérusalem lui a donné le droit de contrôler sa ville. 

Cependant, à la fin de cette même année, il a perdu son royaume, le Hedjaz, face au sultan saoudien Abdelaziz ben Saoud.

La Jordanie est tout ce qu’il reste de ce que l’on appelle encore la « grande révolution arabe », initiée par l’arrière-grand-père d’Abdallah. La seule source de légitimité religieuse pour sa famille est la garde d’al-Aqsa.

Lorsque le prince héritier saoudien, un jeune arriviste de 32 ans, a demandé à Abbas d’oublier Jérusalem et le droit au retour, les Hachémites ont vu l’histoire se répéter. Ils n’ont pas oublié leur querelle avec la maison des Saoud et la perte de deux des trois lieux saints il y a de nombreuses années. Cela leur reste en travers de la gorge.

Jérusalem n’est donc pas qu’une question étrangère dans un pays étranger. C’est pour eux un test de légitimité en tant que dirigeants dans leur propre pays. Abdallah a appris de l’histoire de sa famille que lorsqu’elle perd un élément fondamental de légitimité, elle le perd à jamais.

Dans le camp des perdants ?

Le choix d’Abdallah comporte son lot de risques. Les sceptiques pourraient dire qu’il a peut-être choisi, encore une fois, le camp des perdants. Toutes les richesses ainsi que la plupart de la puissance militaire et des capacités en matière de haute technologie sont contrôlées par le camp adverse, composé des Saoudiens, des Émiratis, d’Israël et des États-Unis. Ensemble, ils constituent une force puissante.

Mais il se rappellera aussi de la manière dont son père, le roi Hussein, a rejeté trois fois le camp des vainqueurs durant son long règne, préférant écouter ses instincts de dirigeant arabe.

En 1967, les Israéliens ont averti Hussein de ne pas s’impliquer, ce qu’il a pourtant fait. Hussein s’est réconcilié avec son vieil ennemi, l’Égyptien Gamal Abdel Nasser. « Il n’était pas possible pour Hussein de se retirer [de] cette guerre. Dans le cas contraire, tout le monde lui aurait reproché la défaite », a expliqué Leila Sharaf, ancienne ministre jordanienne de l’Information, dans un documentaire diffusé sur Al-Jazeera.

En 1973, Hussein a envoyé des troupes pour aider la Syrie sur le plateau du Golan afin de participer aux combats dans la guerre lancée par Anouar el-Sadate et Hafez al-Assad. Hussein a soutenu le dirigeant irakien Saddam Hussein au cours de la première guerre du Golfe, en 1991.

À LIRE : ANALYSE : Erdoğan, le défenseur de la Palestine qui flatte l’opinion publique arabe

À chaque fois, la Jordanie a sciemment pris parti pour ses camarades arabes, même si elle savait qu’ils se dirigeaient vers la défaite. Hussein n’avait pas prévu l’étendue de cette défaite en 1967, mais il savait que la Jordanie serait vaincue. Pourquoi l’a-t-il fait alors ? Parce qu’en agissant autrement, il aurait encouru un risque encore plus grand, potentiellement d’ordre existentiel. C’est dans cette position qu’Abdallah se retrouve aujourd’hui.

La pire partie de la déclaration de Trump pour la Jordanie a été l’insistance du président américain sur le fait que la reconnaissance de Jérusalem en tant que capitale d’Israël reflétait la réalité. Trump ne s’est pas soucié de la légalité, du droit international, des traités, des résolutions de l’ONU, soit autant d’éléments qui refusent d’accepter l’annexion de Jérusalem-Est par Israël.

C’est la transformation de Jérusalem en un nouveau « fait sur le terrain » établi par Israël à travers la conquête et la colonisation qui l’a rendue impossible à accepter. 

Pour une fois – et je n’aurais jamais cru écrire cela un jour –, le roi Abdallah et le président Abbas ont mérité leur place de dirigeants arabes.

- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le roi Abdallah de Jordanie accueille le président palestinien Mahmoud Abbas au palais royal d’Amman, le 7 décembre 2017 (Khalil Mazraawi/AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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