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« Il voulait les chasser, alors ils l’ont crucifié » : la vie au cœur de Syrte, contrôlée par Daech

Les proches de l’homme exécuté par l’État islamique en Libye affirment que l’ancien bastion de Kadhafi est désormais une ville fantôme où les habitants vivent dans la crainte de se faire enlever ou extorquer
Une image sur le téléphone portable de Mohammed Aburgeeba montrerait, selon ses dires, l’exécution de son cousin (Francesca Mannocchi)

MISRATA, Libye – Derrière des rideaux sombres, dans une ruelle cachée, la famille et les amis de Milad Aburgeeba se sont rassemblés pendant trois jours pour pleurer l’homme dont la crucifixion le mois dernier sur une place publique donne un aperçu de la brutalité de la vie et de la mort à Syrte, ville contrôlée par l’État islamique.

« Milad avait 41 ans. Il s’est marié il y a deux ans et il est devenu père d’un merveilleux enfant il y a seulement un an », a raconté Ibrahim, un cousin de Milad, à Middle East Eye.

« Puis un matin, des hommes l’ont pris chez lui et l’ont accusé d’espionnage. Puis ils l’ont crucifié. »

Dans la foulée de la révolution libyenne de 2011, la ville natale et le dernier bastion du dirigeant libyen de longue date Mouammar Kadhafi a plongé dans le vide du pouvoir et l’anarchie, d’où le groupe militant islamiste Ansar al-Charia a surgi pour rétablir l’ordre.

Bien qu’Ansar al-Charia ait été accusé d’avoir assassiné l’ambassadeur américain Chris Stevens lors d’un attentat contre le consulat américain à Benghazi en 2012, beaucoup à Syrte voyaient le groupe d’un bon œil au départ.

« Après la révolution de 2011, notre ville a été abandonnée par tout le monde. C’était comme si seule Syrte payait pour son histoire. Nous étions salis », a raconté Ibrahim, qui s’est finalement enfui de Syrte pour Misrata avec sa famille en août dernier.

« Les seules personnes qui nous ont aidés ont été les hommes d’Ansar al-Charia. C’étaient des salafistes et des extrémistes, mais ils nous aidaient. Ils patrouillaient dans les rues et transportaient de la nourriture, de l’eau et de l’aide pour nos enfants dans les écoles. »

Mais cela a changé en mars dernier, lorsque les dirigeants locaux d’Ansar al-Charia ont fait publiquement allégeance à l’État islamique.

« Des drapeaux noirs ont commencé à apparaître partout et il y avait des défilés de pick-ups à travers la ville », a expliqué Mohammed, un autre cousin de Milad.

« Ils ont commencé à piller les maisons et à enlever des gens, interdit aux femmes de sortir de chez elles et forcé les filles à épouser leurs soldats. »

Les habitants passant par les points de contrôle mis en place à l’origine par Ansar al-Charia dans la ville et autour pour vérifier les documents étaient désormais confrontés à la menace de se faire enlever ou extorquer par les fantassins cagoulés de l’État islamique.

Sur son téléphone portable, Mohammed a montré à MEE une photo d’un corps encapuché et suspendu à des barres de métal, prise lors de la crucifixion de son cousin le 16 janvier, a-t-il indiqué.

« Milad était un homme bon, il voulait les chasser », a-t-il raconté.

« Il avait combattu pendant la révolution et était membre du Conseil de sécurité de Syrte. Il a été l’un des premiers à signaler que d’anciens hommes de Kadhafi opéraient dans les rangs de l’État islamique, alors ils l’ont puni. Ils l’ont tué le jour de son anniversaire de mariage. »

À Misrata, le nombre de personnes déplacées venant de l’est du pays croît de jour en jour et environ 5 000 familles cherchent déjà refuge dans la ville.

« Un terrain fertile pour les djihadistes »

Dans un entrepôt aménagé par les autorités locales pour distribuer de la nourriture et des médicaments, des gens font la queue depuis tôt le matin jusque tard dans l’après-midi pour obtenir des dattes et du lait.

Hafed, qui a souhaité donner uniquement son prénom, a expliqué à MEE qu’il avait trop peur de parler de ce qui se passait à Syrte.

« Il reste beaucoup de familles qui ne peuvent pas fuir, dont certains de mes proches, et si l’État islamique voit mon visage ou lit mon nom de famille, ils pourraient se venger sur eux », a-t-il précisé.

Selon Hafed, plusieurs années d’instabilité et de violence ont rendu l’État islamique plus attractif pour certains jeunes.

« Ce n’est pas pour les hommes qui, comme moi, ont déjà vécu une partie de leur vie, que cette situation est douloureuse. Elle l’est vraiment pour les hommes nés dans les années 1990, comme mon fils, qui forment le terreau le plus fertile pour les djihadistes. »

Près de l’entrepôt, MEE a rencontré un jeune homme en béquilles qui a raconté avoir été enlevé à un poste de contrôle de l’État islamique alors qu’il conduisait un camion-citerne.

« Nous conduisions sur la route venant du désert au sud de Syrte lorsque nous avons été arrêtés par des hommes armés et cagoulés. Nous avons su tout de suite que c’étaient des hommes de l’État islamique », a affirmé Saeed, qui n’a pas souhaité donner son vrai nom.

Saeed et ses collègues ont été emmenés dans une prison où, a-t-il raconté, ses ravisseurs étaient principalement soudanais et nigérians.

« Nous avons compris qu’ils avaient besoin de nous parce que nous représentions une occasion d’obtenir une rançon, et qu’ils nous ont également enlevé parce qu’ils avaient besoin de carburant », a-t-il expliqué.

« Mais nous avions très peur. Tous les jours, ils venaient dans la cellule et posaient des questions sur l’islam, et si nous répondions mal, ils nous frappaient. Nous les avons entendus tuer une personne dans la cellule voisine de la nôtre. Je me souviens distinctement de ses cris. »

« Au bout d’un mois, nous avons été libérés contre une rançon. Ils nous ont tous libérés et ils ont également restitué les corps de trois jeunes soldats de Misrata tués à Syrte. »

Saeed ne sait pas qui a payé la rançon, mais pense que sa libération a pu être obtenue dans le cadre d’un accord conclu par les autorités militaires à Misrata pour récupérer les corps des soldats.

Aujourd’hui, à Syrte, il est interdit de fumer, les femmes ont l’obligation d’être voilées intégralement et les téléphones portables sont interdits. Il est interdit de sortir de sa maison le soir.

Et puisque la centrale électrique locale a été détruite, communiquer avec le monde extérieur est devenu presque impossible pour ceux qui se trouvent encore à l’intérieur de la ville.

« Il n’y avait pas de nourriture, et maintenant, il n’y a plus de carburant. Notre Syrte bien-aimée est devenue une ville fantôme », a déploré Mohammed.

« Mais pour beaucoup, il est plus facile de rester, de renoncer et de garder le silence parce qu’ils ont nulle part où aller. Ici, nous pleurons pour Milad, mais nous avons de la chance, parce que nous sommes sains et saufs face à ces meurtriers. »

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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