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« J’ai ouvert le premier Airbnb dans un camp de réfugiés »

Aya et Ibrahim ont eu une idée : ouvrir les portes de leur maison au monde entier. C’est ainsi qu’est né le premier Airbnb dans un camp de réfugiés, un geste politique pour faire comprendre le quotidien des Palestiniens sous occupation israélienne
Ibrahim et ses enfants montrent la chambre réservée aux hôtes d’Airbnb (MEE/Arianna Poletti)

DHEISHEH, Territoires palestiniens occupés (Cisjordanie) – À Dheisheh, à quelques pas de Bethléem, les maisons ont poussé les unes sur les autres comme des champignons. Les enfants jouent à cache-cache dans les ruelles sous l’œil attentif des martyrs peints en noir et en rouge sur les murs de béton. Le muezzin chante au moment de la prière et marque les heures du camp de réfugiés.

« J’accueille des gens chez nous pour leur montrer mon quotidien et abattre les stéréotypes. J’ai découvert qu’il y a des Airbnb dans les colonies israéliennes. Et je me suis dit, pourquoi pas ici ? »

- Ibrahim

Ici, tout le monde se connaît, alors les hôtes internationaux d’Ibrahim et Aya sont faciles à repérer. Le couple a ouvert le premier Airbnb dans un camp de réfugiés l’année dernière. Un Airbnb qui se veut « politique », explique Ibrahim.

« J’accueille des gens chez nous pour leur montrer comment on vit aujourd’hui dans un camp de réfugiés palestiniens, pour leur montrer mon quotidien et abattre les stéréotypes. J’ai découvert qu’il y a des Airbnb dans les colonies israéliennes. Et je me suis dit, pourquoi pas ici ? »

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Alors que des dizaines de bus transportent chaque jour des pèlerins jusqu’à l’église de la Nativité, dans le centre de Bethléem, rares sont ceux qui osent sortir des sentiers battus et partir à la découverte de cette ville palestinienne et de ses habitants – et encore moins des camps à proximité. « Personne ne visite les camps de réfugiés en Palestine. Pourtant, leur présence est et restera l’un des principaux problèmes de ce conflit interminable. »

Les visages des jeunes du camp tués par les forces israéliennes peints sur les murs de Dheisheh : qui sera le prochain ? (MEE/Arianna Poletti)

« Mais les tentes, elles sont où ? », lui demandent souvent ses hôtes. Ibrahim répète la même histoire, la sienne et celle de son camp, depuis un an. Il ne se lasse pas. « Nous sommes des réfugiés dans notre pays depuis 70 ans. Pendant ce temps-là, notre camp s’est transformé en ville. »

Le père de famille d’une quarantaine d’années enchaîne ensuite en montrant la carte bleue et blanche de l’UNRWA, l’organisme des Nations unies chargé des réfugiés palestiniens, qui sert de municipalité à son camp-village habité par quelque 15 000 personnes dans un peu plus d’un kilomètre carré.

« Beaucoup de touristes ne savent même pas qu’il y a des réfugiés palestiniens à l’intérieur de la Cisjordanie et de Gaza », constate Ibrahim.

Dheisheh est l’un des plus grands camps de réfugiés de Cisjordanie. Comme Ibrahim, environ 200 000 réfugiés vivent dans les dix-neuf camps qui quadrillent les territoires occupés, selon les chiffres de l’UNRWA.

Le camp de Dheisheh en 1958, quand les réfugiés vivaient encore sous des tentes. Soixante-dix ans plus tard, le camp s’est transformé en ville (MEE/Arianna Poletti)

Soixante-dix ans après la Nakba, la « catastrophe » qui a dépossédé les Palestiniens de leur terre lors de la création d’Israël en 1948, ils attendent leur retour en vivant dans des conditions précaires. L’eau est rationnée, les espaces verts inexistants, les maisons et les écoles surpeuplées. « Ici, il n y a ni espace, ni travail, ni argent », résume Ibrahim.

« Cet endroit n’est qu’une station »

Cet homme au regard triste mais à la bouche souriante accueille ses hôtes à l’entrée du camp, sous la photo de l’ancien leader Yasser Arafat. Impossible de se donner rendez-vous en bas de chez lui : personne n’a donné de nom aux rues de Dheisheh.

« Personne ne visite les camps de réfugiés en Palestine. Pourtant, leur présence est et restera l’un des principaux problèmes de ce conflit interminable »

- Ibrahim

Pour ses visiteurs, Ibrahim a organisé une véritable visite guidée. L’histoire de Dheisheh, il l’a vécue. « Mon père a retroussé ses manches et a construit notre maison de ses propres mains. Nous habitions tous dans une seule et même pièce : mes parents, mes treize frères et moi », raconte-t-il

Sa première maison est une étape incontournable de la visite. Sa sœur y habite encore aujourd’hui. À l’entrée, trône une vieille photo de son père, moustache grise et keffieh. Dans le jardin, le figuier est le même qu’il y a 70 ans.

Mais pour Ibrahim, ici, ce n’est pas chez lui, comme pour les autres habitants de Dheisheh provenant de 45 villages palestiniens détruits par Israël en 1948. « Cet endroit n’est qu’une station. J’attends de pouvoir revenir dans notre village, à Zakaria, sur la route entre Jérusalem et Hébron. Je le souhaite à mes fils. »

La photo du leader palestinien Yasser Arafat trône à l’entrée du camp de réfugiés de Dheisheh. C’est ici que Ibrahim donne rendez-vous à ses hôtes (MEE/Arianna Poletti)

Guide expérimenté, Ibrahim raconte aux hôtes les incursions nocturnes des soldats israéliens dans le camp alors que celui-ci se situe en zone A, sous le contrôle total de l’Autorité palestinienne, du moins en théorie. Il leur parle de l’occupation, de la barrière de barbelé qui entourait Dheisheh pendant la première Intifada, de l’unique porte de sortie, des queues interminables.

Mais aussi des aspects plus positifs : l’école de musique, les cours de dabké, la danse traditionnelle palestinienne, les serres que les habitants construisent sur leurs toits pour cultiver quelques légumes.

Ibrahim et Aya ne connaissaient pas Airbnb. C’est l’oncle d’Ibrahim, réfugié aux États-Unis, qui leur a suggéré d’essayer. « Au début, j’y étais opposée », raconte Aya, mère de trois enfants. « Je n’avais pas envie d’héberger des inconnus. »

« J’ai un passeport palestinien, je ne peux pas voyager. Ainsi, j’invite le monde à venir chez moi »

- Aya

Mais aujourd’hui, cela est devenu une routine pour la jeune femme aux yeux noirs. Son aîné de 6 ans commence même à bafouiller quelques phrases en anglais.

« J’ai un passeport palestinien, je ne peux pas voyager. Ainsi, j’invite le monde à venir chez moi », déclare-t-elle. Les Palestiniens ne peuvent se rendre librement que dans quatorze pays. Pour tous les autres, un visa s’impose. Et pour sortir des territoires occupés via l’aéroport de Tel Aviv, une autorisation d’Israël est nécessaire.

Puisqu’ils ne peuvent pas se rendre à l’étranger, Aya et Ibrahim accueillent donc les autres chez eux. Des Anglais, des Américains, des Espagnols. Mais aussi des Japonais, des Argentins, des Suisses. Depuis un an, les voisins se demandent ce qu’il se passe chez eux. « Les gens ici ne sont pas habitués à voir des étrangers et à entendre parler anglais », explique-t-elle.

Les habitants du camp ont toutefois commencé à s’accoutumer à ce qu’ils appellent « le nouveau business d’Ibrahim ». Le boulanger, le boucher et quelques enfants curieux saluent les visiteurs et leur offrent un café ou un verre de thé. Et quand les touristes repartent, tout le village leur dit aurevoir.

Comprendre « ce que signifie vivre dans les territoires occupés »

Si le principal objectif d’Ibrahim est de dénoncer les conditions de vie dans les camps de réfugiés palestiniens, Aya souligne aussi l’aspect économique : « Grâce à cet argent, je peux payer une école privée à mes enfants sans avoir peur de ne pas boucler la fin du mois ».

Diplômée en commerce et administration à l’Université de Bethléem, la jeune femme de 27 ans cherche encore un emploi. Pour le moment, elle s’occupe de la maison et des enfants, « même si je voudrais travailler et avoir mon indépendance. Malheureusement, j’ai tout essayé, mais je suis destinée au chômage. Il n’y a pas de travail ici ».

En Palestine, le taux de chômage a culminé à près de 30 % en 2017. Une femme sur deux, souvent éduquée, ne travaille pas.

Infirmier de formation, Ibrahim a quant à lui trouvé un poste dans un hôpital de Jérusalem-Est l’année dernière. Avant, il était chauffeur de taxi. « Mes amis travaillent presque tous pour l’Autorité palestinienne. C’est le seul endroit qui embauche », raconte-t-il. Ces vingt euros de plus par jour donnent un coup de main à la famille.

Aya et son aîné préparent un gâteau pour le dîner de leurs hôtes (MEE/Arianna Poletti)

Pour chaque visite, Aya prépare soigneusement la chambre des invités avec des draps brodés. Dans cette petite maison coquettement décorée, la radio transmet des chansons palestiniennes et les enfants jouent dans le salon. De la terrasse, on entrevoit quelques toits de Jérusalem à l’horizon, au-delà du mur de séparation israélien.

« Quand tu viens visiter Dheisheh, tu te rends compte de ce que signifie vivre dans les territoires occupés », raconte Aroa, une jeune hôte espagnole qui raconte à quel point cette expérience l’a marquée.

« En Espagne, camp de réfugiés est synonyme d’endroit effrayant, pauvre et sale. Je me suis rendu compte que, malgré les difficultés, la famille d’Aya et Ibrahim vit dignement »

- Aroa, hôte espagnole

« En Espagne, camp de réfugiés est synonyme d’endroit effrayant, pauvre et sale. Je me suis rendu compte que, malgré les difficultés, la famille d’Aya et Ibrahim vit dignement », raconte-t-elle en faisant un bilan de ses dix jours. « Et ce séjour en famille m’a rappelé mon enfance », sourit-elle.

Ce voyage a également aidé Sebastian, venu de Buenos Aires, à « mieux comprendre ce qu’on entend par conflit israélo-palestinien ». « En habitant chez des Palestiniens, j’ai compris qu’il existe un côté qui subit le conflit. Un conflit qui ne se joue pas entre égaux », a-t-il observé.

Un autre aspect de la vie à Dheisheh revient dans tous les récits des visiteurs : le manque d’eau. Comme toute famille palestinienne, Ibrahim et Aya gardent des réservoirs noirs sur le toit. Mais acheter des citernes d’eau coûte très cher. Et l’eau courante n’est disponible que deux jours par semaine.

Les ruelles du camp sont tapissées de graffitis politiques qui dénoncent les conditions de vie des réfugiés palestiniens (MEE/Arianna Poletti)

Souvent, Aya, aidée par ses enfants, prépare quelques spécialités palestiniennes pour ses visiteurs. En mélangeant une pâte sucrée, elle raconte en souriant : « Une fois, un hôte pensait avoir réservé une chambre en Israël et il s’est retrouvé dans un camp de réfugiés palestiniens ! ».

« Et une autre fois, j’ai dit à une femme que je suis musulmane et elle avait une étrange vision de l’islam. Elle m’a demandé pourquoi je ne portais pas de burqa, alors que je ne porte même pas le voile », s’amuse-t-elle.

La vie de cette famille s’organise désormais autour des visites. Ibrahim prend ses jours de congé après avoir contrôlé les réservations sur son portable.

« Au début, je ne savais même pas comment accepter une réservation. Une volontaire étrangère qui travaille à Bethléem nous a aidés à écrire la description dans un anglais correct. Ensuite, au fur et à mesure, les hôtes nous ont montré comment ça marche ». Ibrahim, le regard satisfait, ouvre son calendrier : difficile de trouver une place libre.

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