« Je ne peux pas laisser mon peuple mourir ici » : les derniers journalistes citoyens d’Alep
Âgé de 24 ans, Fadi al-Halabi est un journaliste citoyen qui travaille à Alep depuis 2011. Ses photographies et séquences vidéo apparaissent dans de nombreux organes de presse à travers le monde tels que Reuters, AP Archive, Channel 4, la BBC, Sky News ou encore le Centre de presse d’Alep. Voici le récit qu’il a raconté à Salwa Amor, à Londres.
Depuis très jeune, j’ai grandi en aidant mon père dans son magasin de meubles tout en étudiant à l’école, puis au collège. Lorsque la révolution a commencé au début du mois de mars 2011, j’ai pris part aux protestations avec tous mes amis. À cause de cela, je ne pouvais plus poursuivre assidûment mon travail ou mes études, donc j’ai abandonné les deux et j’ai commencé à filmer la révolution en juillet 2011.
Cela est difficile à croire, mais la télévision d’État syrienne a en réalité pris des images d’une manifestation contre le leadership et les a diffusées comme s’il s’agissait d’une marche de soutien pour le président Bachar al-Assad. J’étais à une manifestation le lendemain et j’y ai entendu des gens chanter : « Menteurs, menteurs, menteurs, les médias syriens sont des menteurs. » C’était la première fois que je prenais mon téléphone pour commencer à filmer. À ce moment-là, tout ce que je savais, c’était que je souhaitais désespérément montrer la réalité de nos protestations. J’avais le sentiment que ma caméra était ma propre arme pour lutter contre les mensonges du gouvernement.
J’aurais aimé que notre pays ait une source d’information honnête et transparente qui relaie quotidiennement ce qui se passe sur le terrain, mais ce n’est pas le cas malheureusement.
La révolution connaissait un début incroyable lors des premiers jours. Je me joignais aux protestations et je filmais avec mon téléphone portable, puis je chargeais les images sur YouTube pour permettre aux autres en Syrie de voir ce qui se passait réellement à Alep. Il était important pour nous à Alep que le reste du pays sache que nous faisions également partie de la nouvelle vague de protestations que connaissaient Homs, Deraa et Damas. Il était important qu’ils voient que nous y participions tous.
Par précaution, nous supprimions les images de notre téléphone après les avoir mises en ligne. Si le gouvernement nous avait attrapés avec ces images sur notre téléphone, nous n’aurions plus jamais vu la lumière du jour. J’ai beaucoup d’amis qui ont été arrêtés pour avoir filmé les manifestations de 2011 ou pour avoir eu des photos de protestations sur leur téléphone ; certains ont été tués sous la torture. Il y avait une peur réelle de se faire attraper.
Malheureusement, l’Armée électronique syrienne, un groupe de pirates informatiques pro-Assad, a trouvé notre chaîne YouTube et l’a piratée en supprimant toutes les vidéos que nous avions publiées depuis les premiers jours.
On ne peut pas ignorer les cris
Les habitants d’Alep connaissent bien nos équipes désormais. Beaucoup connaissent notre nom et le crient lorsque nous arrivons sur une scène de dévastation. Bien évidemment, nous posons notre caméra et nous accourons. La chose la plus difficile que vous puissiez imaginer est d’entendre des cris sous les décombres, lorsque des gens vous appellent et vous supplient de les sauver, mais que vous ne pouvez pas les atteindre.
Je me souviens qu’un jour, je filmais quelques instants après qu’un avion russe a frappé une maison résidentielle lorsque j’ai entendu une voix crier sous les décombres pour m’appeler à l’aide. J’ai essayé d’enlever des briques et des gros débris, mais c’était en vain : la voix a commencé à faiblir avant de s’éteindre complètement au bout d’une demi-heure. Je suis resté là, paralysé. Cela a été le jour le plus difficile.
Il arrive souvent que l’équipe de secours, les Casques blancs, ne parvienne pas à arriver à temps à des situations d’urgences, et que nous, les journalistes, devons emmener des gens à l’hôpital ou apporter notre aide lors de la mission de sauvetage. Cela est tout simplement inhérent au fait de faire partie des premières personnes sur les lieux. Beaucoup de nos amis sont morts de cette façon, que ce soit dans une explosion secondaire ou en essayant de secourir des gens dans un bâtiment en train de s’effondrer.
Le mois d’avril passé a été la période la plus difficile des cinq dernières années. Pendant des journées et des nuits interminables, les avions gouvernementaux et russes n’ont pas quitté notre ciel, tous les secteurs ont été frappés. Où que vous alliez, il y avait des gens blessés qui hurlaient, il y avait du sang partout et des corps sans vie étaient éparpillés aux quatre coins d’une ville d’Alep que je ne reconnaissais plus.
J’ai commencé à me souvenir de mes nombreux amis qui ont perdu la vie et à me dire que les gens ne sauraient jamais rien d’eux, et j’ai commencé à sentir que ce serait bientôt mon tour. Ma plus grande tristesse était de mourir comme eux, comme un chiffre parmi d’autres et un visage oublié, à l’instar des innombrables victimes que je vois tous les jours.
« Je ne peux pas laisser mon peuple mourir ici »
Peu importe le danger ou à quel point la situation dégénère, je ne pourrai jamais quitter ma ville natale. Je pourrais vivre à l’extérieur d’Alep : mon corps survivrait, mais mon âme mourrait, tandis que ma conscience me torturerait pour que je revienne. Je ne peux pas laisser mon peuple mourir ici comme des chiffres sur une liste de victimes, sans que personne ne sache ce qui leur est arrivé ou n’entende leur récit.
Je pourrais partir et devenir un réfugié, mais il y a des gens ici qui meurent et il n’y a pas de journalistes internationaux à Alep, je n’en connais aucun, donc nous devons travailler d’arrache-pied pour combler ce vide. S’il y avait des journalistes ici, bien sûr, je ne ferais pas cela aujourd’hui. J’aurais choisi un autre chemin dans ma vie, mais la révolution a choisi cette voie pour moi.
Si je ne me sacrifie pas pour la vérité, qui le fera ? C’est notre pays. Alep est ma ville natale. Ce n’est pas un hôtel dont il me suffit de sortir. Ses rues coulent dans mes veines et je dois faire savoir au monde qu’il y a des gens ici qui se font massacrer. Il y a des familles qui n’ont nulle part où vivre et des gens qui n’ont rien.
Je choisis de faire partie de la révolution parce que nous sommes opprimés depuis longtemps. Notre pays devrait être bien mieux qu’il ne l’était. Je ne peux donc pas l’abandonner maintenant, après que la vie y est devenue plus difficile, parce que nous sommes ceux qui ont demandé la liberté et la dignité et parce que nous resterons jusqu’à ce que nous obtenions cela.
Il y a quelque chose de formidable à rester aux côtés des gens pour rendre compte de leur souffrance. Même si je finis bel et bien par mourir, ce ne sera pas pour rien.
Le 30 avril, Fadi a écrit le message suivant sur sa page Facebook personnelle, sous le hashtag #Alep_brûle :
« Je sais très bien que je ne survivrai pas à cet holocauste. J’ai l’impression que la mort m’assiège, que je suis un corps sans âme, un cœur qui ne bat pas. [...] »
Louai Barakat
Louai Barakat est un journaliste citoyen de 25 ans qui produit des reportages pour Al-Jazeera, Orient, la BBC, Reuters et Alburaq Media. Voici le récit qu’il a raconté à Salwa Amor, à Londres.
J’avais 19 ans quand la révolution a commencé. J’étais en première année d’études d’économie à l’université d’Alep.
J’ai commencé à filmer au milieu de l’année 2013 avec l’ASL, puis je suis devenu professionnel en fournissant des images et des reportages à plusieurs réseaux d’information internationaux.
Je me souviens de mon premier jour passé à filmer. C’était un vendredi et Assad a commencé à pilonner la région, laissant place au chaos. Les familles sortaient de leur maison et s’enfuyaient en courant. Seule l’ASL est restée et je suis resté parce que je le devais. Je ne voulais pas courir. J’avais désespérément besoin de m’assurer de ne pas être le seul à voir ces atrocités. J’ai donc pris mon téléphone et commencé à filmer. De cette manière, je savais qu’il n’y avait pas que moi pour voir ce qui se passait, parce que la caméra permet au monde entier d’entrer dans Alep. Je voulais que le monde en soit témoin.
Je prenais part aux protestations lors de ce que nous appelons désormais « les jours pacifiques ». Nous chantions et nous tenions des banderoles sur lesquelles nous réclamions des principes fondamentaux tels que la liberté et la non-violence. À l’époque, nous voulions simplement la liberté d’expression, pouvoir nous faire entendre.
J’ai été arrêté au cours d’une de ces manifestations et j’ai été emmené dans la prison des services secrets (moukhabarat) du gouvernement de Kfar Sousa, à Damas.
Au cours de l’interrogatoire, j’ai nié au départ avoir pris part à des protestations. Puis un gardien m’a dit que si je reconnaissais les faits, ils ne seraient pas obligés de me faire du mal [...] J’ai donc reconnu. Il m’a ensuite battu violemment avec une barre de métal et m’a demandé de leur donner les noms d’autres personnes qui étaient présentes aux protestations. Je n’en ai donné aucun. Un gardien qui fumait sa chicha a pris le charbon de sa pipe et m’a brûlé la jambe avec.
Je partageais une cellule de prison avec des hommes âgés qui étaient des prisonniers politiques incarcérés dans les années 1980. Il m’est impossible ne serait-ce que de décrire la torture dont j’ai été témoin. Je pensais que je n’aurais jamais quitté ces lieux vivant. Mais parfois, j’étais assis et je me disais : « Si jamais je pars d’ici, je serai une épine dans le pied du gouvernement. Je révélerai ses exactions et je rapporterai au monde entier tout ce qui arrive à mon peuple ! »
Plus que quelques journalistes
Il y a plus d’atrocités commises à Alep que de journalistes pour les couvrir. Il ne reste que quelques-uns d’entre nous aujourd’hui.
J’ai couvert 90 % des événements qui ont eu lieu à Alep pendant les bombardements les plus soutenus à ce jour. Ces deux mois d’avril et de mai ont été remplis de massacres causés par des raids aériens russes et gouvernementaux contre des zones résidentielles. J’ai filmé le bombardement de l’hôpital al-Qods, de Masakin al-Fardos et de Bustan al-Kasr.
Le massacre de l’hôpital al-Qods a été pour moi la pire journée.
J’étais en route pour acheter du pain lorsque j’ai entendu les avions de chasse passer au-dessus de nous. J’étais très proche de la zone frappée, donc j’ai couru chez moi pour prendre ma caméra et je me suis dirigé à toute vitesse vers la zone de bombardement. La première frappe est tombée à proximité de l’hôpital al-Qods. L’avion est parti avant de revenir et deux autres roquettes ont touché directement les murs de l’hôpital. Partout où je regardais, je voyais des corps sans vie et des personnes brûlées vives.
J’ai eu un blanc. L’horreur de la situation m’a fait perdre de vue la réalité et toute notion du temps. Je me suis seulement rendu compte que je tenais toujours ma caméra lorsque l’équipe de secours était en train de partir et que j’ai dû partir avec eux.
Ce qui me pousse à rester et à mener ce travail, c’est de savoir que dans toute révolution, il y a ceux qui profitent de la situation et ceux qui essaient d’arriver au sommet. J’ai encore un rôle à jouer de l’intérieur. Il y a beaucoup de journalistes qui sont partis, mais beaucoup d’entre nous refusent de s’en aller. Je ne partirai jamais.
Je ne fuis pas les bombardements parce que je me considère comme mort, quoi que je fasse, donc je tiens à les filmer.
Il y a quelque chose en moi qui me pousse à filmer ce que je vois et à rendre compte des crimes de guerre, des campagnes de bombardement incessantes d’Assad lors desquelles d’innombrables civils sont victimes de l’emprise mortelle d’un homme sur le pouvoir.
Je voulais faire partie de notre grande révolution, mais je ne voulais pas prendre les armes. Je voulais au contraire être aux côtés de mon peuple et ne faire qu’un avec celui-ci. Tout ce qui doit lui arriver doit m’arriver ; la seule différence est que j’ai une caméra. Je montrerai ce qui lui est arrivé, ce qui nous est arrivé, ce qui est arrivé à notre pays.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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