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Pourquoi les Pakistanais achètent-ils des lires turques

Alors que la devise turque ne vaut pas grand-chose – voire rien du tout – à Karachi ou à Islamabad, les Pakistanais font la queue aux bureaux de change pour riposter face aux États-Unis
Des Pakistanais font la queue pour acheter des lires turques dans une enseigne Western Union de Karachi, plus tôt ce mois-ci (MEE/Suddaf Chaudry)

KARACHI, Pakistan – Malgré les milliers de kilomètres qui les séparent et le peu de liens commerciaux qui les unit, une campagne pakistanaise encourage les citoyens à manifester leur soutien pour la Turquie alors que celle-ci traverse une période difficile.

L’économie turque a perdu plus de 45 % de sa valeur cette année en raison des inquiétudes suscitées par l’influence qu’aurait sur elle le président Recep Tayyip Erdoğan, ses appels répétés à la baisse des taux d’intérêt face à une inflation élevée et la détérioration des liens avec les États-Unis.

« Je suis pakistanais de naissance mais turc de cœur »

– Shoaib, informaticien à Karachi

Pour couronner le tout, après que le président américain Donald Trump a doublé les taxes sur l’acier et l’aluminium plus tôt ce mois-ci en représailles pour le refus de la Turquie de libérer un pasteur américain emprisonné, la lire a entamé une chute libre.

Pour beaucoup de Pakistanais, cela signifiait une chose : il fallait acheter des lires turques.

Shoaib, un informaticien vivant à Karachi, a déclaré avoir acheté 300 lires (environ 40 euros) avec une partie de ses économies pour montrer son soutien indéfectible.

« Beaucoup de gens ignorent que le drapeau pakistanais est dérivé de l’Empire ottoman, c’est pourquoi la Turquie me tient tant à cœur », a-t-il déclaré tout en montrant un insigne encadré comportant les armoiries ottomanes. « Je suis pakistanais de naissance mais turc de cœur. »

Panneaux d’affichage représentant l’ancien Premier ministre pakistanais Nawaz Sharif, le président tadjik Emomali Rahmon et le président turc Recep Tayyip Erdoğan à l’occasion d’un sommet économique organisé l’an dernier à Islamabad (AFP)

Ibrahim, qui se trouvait dans un bureau de change à Islamabad, a ajouté : « Je n’ai pas de mots pour décrire le lien entre le peuple pakistanais et le peuple turc. Vous pouvez me parler de tout autre dirigeant qui a pris la parole à trois reprises devant notre Parlement, mais aucun n’a autant honoré notre assemblée. »

Des dizaines de Pakistanais ont suivi un appel formulé par des acteurs de la société civile plus tôt ce mois-ci pour les inviter à acheter la lire turque, alors même que leur propre pays se dirige vers un nouveau plan de sauvetage du FMI.

Les montants achetés sont minimes – entre 125 et 300 lires en moyenne (entre 15 et 40 euros) –, selon des commerçants interrogés par Middle East Eye. De même, cette devise ne leur permet pas d’acheter grand-chose au Pakistan, voire rien.

Mais les deux pays sont en délicatesse avec l’administration Trump, qui a retiré 255 millions de dollars d’aide au Pakistan plus tôt cette année, l’accusant d’avoir abrité des groupes militants responsables d’attaques en Afghanistan. Cette frustration partagée vis-à-vis des États-Unis alimente la campagne d’achat de lires, selon les analystes. 

« Le Pakistan et la Turquie ont de nombreux points communs et leur économie défaillante est l’un de leurs principaux dénominateurs communs. Actuellement, la connexion principale entre les deux pays est leur présence sur le radar du président Trump », a indiqué Sikander Lodhi, journaliste basé à Lahore.

Selon lui, les Pakistanais ont été particulièrement inspirés après l’annonce par Trump du doublement des taxes contre la Turquie le 10 août.

Traduction : « Je viens juste d’autoriser le doublement des taxes douanières sur l’acier et l’aluminium en provenance de Turquie puisque leur monnaie, la lire turque, chute rapidement face à notre dollar très fort ! L’aluminium sera désormais taxé à 20 % et l’acier à 50 %. Nos relations avec la Turquie ne sont pas bonnes en ce moment ! »

Shoaib, l’informaticien, a partagé cet avis : « Voici ce qu’il faut comprendre : il s’agit d’une protestation symbolique contre les États-Unis, l’impact ou l’absence d’impact que ma contribution et celle des autres auront sur l’économie est une tout autre affaire. »

Cependant, au-delà de l’idée de défier les États-Unis, d’autres facteurs permettent d’expliquer le soutien pakistanais en faveur de la Turquie, notamment la piété des musulmans des deux pays qui s’identifient les uns aux autres et partagent des causes similaires.

« Ce qui rassemble ces deux nations, c’est que la Turquie se fait entendre sur des questions telles que la Palestine et d’autres massacres dans le monde musulman », a déclaré Nazir Hussain, professeur de relations internationales à l’Université Quaid-i-Azam d’Islamabad.

« Ce qui rassemble ces deux nations, c’est que la Turquie se fait entendre sur des questions telles que la Palestine et d’autres massacres dans le monde musulman »

– Nazir Hussain, professeur à l’Université Quaid-i-Azam

Hussain a également précisé que par le passé, la Turquie avait offert son soutien au Pakistan sans rien demander en retour. « Peu de gens le savent, mais la Turquie a joué un rôle déterminant pour aider le Pakistan lors du séisme de 2005 », a-t-il expliqué.

Beaucoup d’événements de promotion de l’achat de lires turques au Pakistan ont été soutenus par le Jamaat-e-Islami, un parti politique islamiste conservateur.

« La Turquie est un fervent soutien des Frères musulmans, les Frères musulmans bénéficient d’un soutien important à travers le monde musulman, en particulier aujourd’hui au Pakistan avec le Jamaat-e-Islami », a précisé Nazir Hussain.

« Il était naturel que le Jamaat-e-Islami exprime son soutien en faveur d’Erdoğan et du peuple turc ; ces partis religieux ont une affinité naturelle et des liens d’amitié solides. »

Il y a même un précédent historique : pendant la guerre d’indépendance turque qui s’est déroulée de 1919 à 1923, les musulmans du Raj britannique – la zone sous contrôle britannique du sous-continent indien qui comprenait le territoire du futur Pakistan – ont envoyé une aide financière à l’Empire ottoman en déclin.

« L’inspiration est venue de nos frères qataris », a expliqué Ibrahim Qazi, commentateur spécialiste des affaires internationales et basé à Lahore. « Nous admettons que le commerce avec la Turquie est minime, mais cette campagne est un cadeau offert à la Turquie avec un espoir de progrès. »

Acheteur de livres turques dans un bureau de change du quartier de Clifton, à Karachi (MEE/Suddaf Chaudry)

La campagne, a-t-il ajouté, est entrée dans une nouvelle phase avec un appel au boycott des produits américains adressé aux Pakistanais. « Nous nous orientons vers un soutien en faveur des produits turcs, des couches aux vêtements. Nous achèterons en faveur de la Turquie », a-t-il déclaré.

Si les analystes et les participants ont convenu que la campagne avait peu de chances de consolider l’économie turque à elle seule, ce moment a apparemment ouvert la possibilité d’une intensification des échanges entre les deux pays.

Erdoğan a demandé au Pakistan de rejoindre un nouveau bloc économique avec la Russie, l’Iran et la Chine pour lutter contre les sanctions américaines. Le Premier ministre pakistanais nouvellement élu, Imran Khan, a pour sa part envoyé des messages de soutien à Erdoğan.

Traduction : « Au nom du peuple pakistanais et à titre personnel, je tiens à faire savoir au président Erdoğan et au peuple turc que nous prions pour leur succès face aux graves problèmes économiques auxquels ils sont confrontés, car ils ont toujours réussi à surmonter les épreuves au cours de leur histoire glorieuse. »

Beaucoup pensent que la révolte d’Erdoğan et de Khan pourrait représenter un nouveau paradigme dans le leadership musulman – celui d’un leadership qui ne se pliera pas aux pressions américaines aussi facilement.

Cependant, face à un déclin du commerce et à des déficits budgétaires, la capacité du Pakistan à contester le statu quo demeure une question en suspens.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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