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Guerre au Hezbollah : le pari incertain de l’Arabie saoudite

Riyad cherche à isoler le Hezbollah régionalement, mais ses appuis au Liban sont limités

Le 2 mars 2016, le Conseil de coopération du Golfe (CCG) adopte à l’unanimité une résolution qualifiant le Hezbollah d’« organisation terroriste ». Le même jour, le parti chiite libanais subit les foudres du Conseil des ministres arabes de l’Intérieur, réuni à Tunis, qui entérine, à une large majorité, une déclaration reprenant au mot près celle du CCG.

La surprise est relative. Depuis 2011, les États du Golfe, et plus particulièrement l’Arabie saoudite, n’ont cessé d’accumuler les désaccords stratégiques avec le Hezbollah : ce dernier a soutenu les révoltes populaires de Bahreïn, mais s’est engagé militairement en Syrie auprès du régime de Bachar al-Assad. Riyad s’est juré de faire tomber le président syrien et dirige, depuis mars 2015, une coalition militaire arabe au Yémen contre le mouvement chiite Ansar Allah (les Partisans de Dieu) – soutenu par l’Iran et le Hezbollah.

« Un régime despote et oppresseur », dont il promet la fin : c’est en ces termes que, le 3 janvier 2016, le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, attaque le royaume saoudien, suite à l’exécution du cheikh chiite Nimr al-Nimr, un opposant au roi Salmane.

Un isolement régional

L’Arabie saoudite a fait le choix d’isoler régionalement le Hezbollah : elle a presque gagné son pari. La direction de l’organisation chiite ne peut plus compter, au sein de la Ligue arabe, sur l’appui syrien : Bachar al-Assad n’y est plus représenté depuis 2011.

Riyad parie sur un consensus arabe, mais pas seulement : la résolution du CCG n’est pas à contretemps des positions de l’Union européenne et des États-Unis. La première a classé la branche militaire du Hezbollah sur la liste des organisations terroristes en juin 2013, tandis qu’en juin 2015, le Trésor américain a pris de nouvelles sanctions contre des entreprises et des personnalités liées à la formation chiite.

Riyad mène une guerre larvée : elle est médiatique, politique, sécuritaire et économique. En décembre 2015, la chaîne de télévision Al-Manar, proche du Hezbollah, est interdite sur le réseau satellitaire Arabsat, basé à Riyad. Le 27 février 2016, la chaîne MBC, proche des Saoudiens, diffuse une émission satirique moquant Hassan Nasrallah – des manifestations de protestations s’ensuivent dans plusieurs quartiers de la banlieue sud de Beyrouth.

L’Arabie saoudite a suspendu, le 19 février 2016, une aide financière de quatre milliards de dollars aux forces armées libanaises. Trois jours plus tard, elle conseille à ses citoyens de ne plus se rendre à Beyrouth, et invite ses ressortissants à quitter le Liban – une décision également adoptée par les Émirats arabes unis. Riyad fait désormais planer la menace d’expulser des Libanais du royaume : l’économie libanaise s’en trouverait dans un état d’autant plus critique. Ce n’est plus seulement sur le Hezbollah que l’Arabie saoudite compte faire pression, mais bien sur le gouvernement libanais.

Le Hezbollah : parier sur les fractures arabes

La réponse du Hezbollah aux menées saoudiennes est venue du sud-Liban. Le 6 mars 2016, plusieurs centaines de ses partisans se sont réunis dans le village d’Ansar, à l’occasion d’une cérémonie d’hommage à un de ses dirigeants militaires tombé en Syrie : Ali Fayyad (Ala al-Bosnia). Retransmis en direct, le discours de Hassan Nasrallah se veut offensif : pour le secrétaire général de l’organisation, les décisions du CCG s’expliquent par l’enlisement des Saoudiens au Yémen, et par leur incapacité à faire tomber le régime syrien depuis 2011. Israéliens et Saoudiens sont mis sur un pied d’égalité : les uns et les autres ne manquent jamais de désigner l’Iran comme leur ennemi principal.

Surtout, Hassan Nasrallah compte briser l’idée d’un consensus arabe contre le Hezbollah. De manière significative, les membres du parti applaudissent le dirigeant de l’organisation en brandissant des affiches aux couleurs de l’Algérie, de l’Irak, mais aussi de la Tunisie. L’Algérie et l’Irak se sont en effet distanciés des autres ministres arabes de l’Intérieur. Le cas tunisien est plus complexe : Hedi Mahjoub, le ministre de l’Intérieur du pays, a ratifié le 2 mars le vote de ses pairs. Mais le lendemain, un communiqué du ministère des Affaires étrangères tunisien obtenant l’aval de la présidence de la République le contredit. L’Union générale tunisienne du travail (UGTT), tout comme le puissant Ordre national des avocats, ont fait campagne pour que la Tunisie ne classe pas le Hezbollah comme organisation terroriste.

En outre, le Hezbollah a ses canaux souterrains : il entretient des liens diplomatiques discrets avec l’Égypte. Son chargé des affaires arabes, Hassan Ezzedine, s’est rendu officiellement au Caire fin février pour présenter ses condoléances à la famille de Mohamed Hassanein Heikal, un éditorialiste égyptien proche des autorités.

Enfin, le CCG n’est pas homogène : Oman entretient des relations diplomatiques positives avec l’Iran, et s’est abstenu de conseiller à ses ressortissants de quitter le Liban. Au Koweït, c’est un député chiite, Salah Ashour, qui s’est insurgé contre la résolution du CCG, il est néanmoins considéré comme proche du gouvernement.

Certes, les soutiens arabes du Hezbollah semblent réduits face aux Saoudiens. Dans le rapport de force régional qui l’oppose à l’Arabie saoudite, il compte d’abord s’appuyer sur son traditionnel partenaire, l’Iran, qui, depuis l’accord sur le nucléaire de juillet 2015, est à l’offensive diplomatique. Il profite également de la résilience du régime syrien, des percées militaires opérées contre l’opposition dans les régions d’Alep, d’Idleb et de Cheikh Meskin depuis décembre 2015, mais aussi de l’intervention russe.

Il ne craint pas, dans un court terme, une offensive militaire israélienne au sud-Liban – le conflit entre le Hezbollah et Israël est bien réel, même s’il s’est en partie déporté, depuis 2012, en Syrie, et notamment sur le plateau du Golan.

Le Hezbollah ne s’est pas aliéné tous ses partenaires sunnites : en dépit des désaccords sur la crise syrienne, il a maintenu des liens organiques avec le Hamas palestinien, qui, début janvier, a envoyé une délégation à Téhéran. Il est attentif aux avancées militaires des Unités de mobilisation populaire (al-Hashd al-Shaabi), une coalition de milices chiites irakiennes opposées à l’organisation de l’État islamique : dans son discours du 6 mars 2016, Hassan Nasrallah reconnaît avoir envoyé, « secrètement », des combattants libanais du parti en Irak.

En somme : la conjoncture régionale ne lui est pas défavorable. Ce qui explique sans doute la récente offensive diplomatique saoudienne, qui tend à rebattre les cartes.

Le dilemme de Saad Hariri

L’Arabie saoudite doit pouvoir compter sur ses alliés libanais. Les voix rassurantes à l’attention de Riyad sont nombreuses, notamment au sein de la Coalition du 14 mars. Une délégation des Frères musulmans libanais, qui en sont membres, a rendu « une visite de solidarité » à l’ambassadeur saoudien à Beyrouth, Ali Awad Asiri, le 29 février 2016. Du Premier ministre Tammam Salam à Saad Hariri, leader du Courant du futur, sunnite, les appels se multiplient pour demander au Hezbollah de cesser ses attaques verbales contre les Saoudiens.

Cependant, la cohésion politique de la Coalition du 14 mars n’est plus aussi évidente qu’en 2007 et 2008 : à l’époque, la bipolarisation politique au Liban est relativement simple. Le Hezbollah et ses partenaires de la Coalition du 8 mars boycottent les institutions libanaises depuis la fin novembre 2006. Le 14 mars, solidifié autour du Courant du futur, parle d’une seule voix, notamment en soutenant la création d’un Tribunal spécial international pour le Liban (TSL), censé enquêter sur l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafiq Hariri.

Aujourd’hui, la Coalition du 14 mars est divisée. Depuis novembre 2015, Saad Hariri soutient la candidature à la présidence de la République de Soleimane Frangié. Or le leader des Maradas, une formation chrétienne maronite du Nord-Liban, est membre de la Coalition du 8 mars : c’est un fervent soutien du Hezbollah. Les Forces libanaises (FL) de Samir Geagea, autre pilier du 14 mars, ont opéré un pari alternatif : c’est Michel Aoun et son Courant patriotique libre (CPL) qu’elles soutiennent. Depuis février 2006, le CPL est également un allié indéfectible du Hezbollah. Deux forces politiques opposées au régime syrien soutiennent donc de manière concurrente deux candidats à la présidence en bonne entente avec le Hezbollah.

La position saoudienne intervient à contretemps. Elle met dans l’embarras ses appuis potentiels. Ainsi des Phalanges libanaises, chrétiennes, de Samy Gemayel. Elles sont engagées dans un dialogue officiel avec le Hezbollah, qui se traduit par des rencontres régulières entre leurs parlementaires respectifs, Elie Marouni et Ali Fayyad. En même temps, les Phalanges s’opposent fermement à la présence militaire du parti en Syrie, et appellent le Hezbollah à déposer les armes. Sans s’aligner sur la position saoudienne, le vice-président des Phalanges, Sélim al-Sayegh, accuse le Hezbollah de « surfer sur l’extrémisme ». Mais, prudent, il dit de cet « extrémisme » qu’il est également « alimenté par le côté opposé ».    

Riyad affaiblit surtout son principal partenaire, Saad Hariri. Depuis la mise en place du gouvernement de Tammam Salam en février 2014, Saad Hariri s’est engagé à soutenir un gouvernement d’union nationale. Il n’a jamais tu ses critiques à l’encontre du Hezbollah, parti gouvernemental, mais il prône maintenant un compromis historique avec Soleimane Frangié. Le ministre de l’Intérieur, Nohad Machnouk, membre du Courant du futur, s’est distancié de la résolution adoptée par le Conseil des ministres arabes de l’Intérieur. Il a œuvré, depuis deux ans, à une coopération sécuritaire efficace entre les Forces de sécurité intérieure (FSI), qui regroupent l’ensemble des forces de police, et l’armée libanaise. Il se pose en homme de compromis.

Or, Saad Hariri et Nohad Machnouk doivent maintenant affronter une contestation certaine au sein de la Coalition du 14 mars. Elle est minoritaire, mais elle pèse. Le 20 février 2016, un député du Courant du futur, Muin Merabi, approuve publiquement la décision de l’Arabie saoudite de suspendre son aide à l’armée libanaise. Début mars, un membre du même mouvement, Mustapha Alloush, appelle le gouvernement libanais à s’aligner sur la résolution du CCG. Député de Tripoli, Khaled Daher accuse le Hezbollah d’être un « parti criminel » et une « organisation terroriste ». Le 3 mars 2016, dans une interviewe donnée à la chaîne Al Jazeera, l’ancien ministre de la Justice Ashraf Rifi dit du gouvernement de Tammam Salam « qu’il n’est pas de connivence avec le Hezbollah, mais qu’il est incapable de lui faire face ».

Saad Hariri est pris entre deux feux. S’il s’aligne trop sur la position saoudienne, il risque de perdre Soleimane Frangié – et ses chances de reconquérir le Sérail, siège du gouvernement libanais. À l’inverse, s’il s’éloigne de Riyad, il renforce les tendances contestatrices au sein du Courant du Futur – notamment à Tripoli, au Nord-Liban. Enfin, le Courant du futur est dépendant de la collaboration sécuritaire existante entre le Hezbollah, les services de renseignements de l’armée libanaise et les Forces de sécurité intérieure, dans le cadre de la lutte contre l’organisation de l’État islamique. Il représente une partie des élites libanaises sunnites, tout en gardant un fort ascendant populaire : mais il sait que les différentes formations salafistes-djihadistes présentes au Liban lui sont hostiles. Le dialogue national et sécuritaire avec le 8 mars demeure une des conditions de sa pérennité politique.

Des risques sécuritaires

Le Hezbollah est critiqué par la Coalition du 14 mars, mais il peut jouer sur ses contradictions internes, et gagner du temps face à l’offensive saoudienne. Ce qu’il anticipe ? Une déstabilisation sécuritaire. Les attentats menés par l’organisation de l’État islamique ou des formations proches d’al-Qaïda dans la banlieue sud de Beyrouth, à majorité chiite, se sont multipliés depuis 2013.

Le Hezbollah craint surtout un conflit interlibanais, tournant à la guerre communautaire. C’est ce qu’il cherche à éviter. Pour le moment, les tensions sont réelles, mais contenues. À Saadiyat, près de Saïda, il y a deux semaines, des membres des Brigades de la résistance, proches du Hezbollah, se sont affrontés quelques heures durant à des partisans du Courant du futur et du cheikh Muhammad Ali Jouzou, un leader religieux sunnite du Sud-Liban. La logique du dialogue a malgré tout prévalu : des représentants du Hezbollah (Sadeq Ghamlouch), du Courant du futur (Walid Sarhan), des Frères musulmans (Amr Sarij) et du Parti socialiste progressiste (Selim Sayyid) ont apaisé les tensions.

Un autre sujet d’inquiétude demeure la situation au Sud-Liban, notamment sur les frontières du Golan : plusieurs milliers de réfugiés syriens ont afflué dans le village libanais de Chebaa. Dominé par les Frères musulmans libanais, il jouxte des municipalités chrétiennes, druzes, mais aussi chiites – dans une région majoritairement acquise au Hezbollah.

Tous les acteurs font désormais face à leurs contradictions. Le Hezbollah s’appuie sur un dialogue avec ses adversaires libanais qui est réel, et sur quelques soutiens dans le monde arabe. Il n’est pas seul. Mais il n’est pas à l’abri d’une déflagration sécuritaire au Liban. Le Courant du futur, la Coalition du 14 mars, jouent leur survie difficile, dans un rapport de force dégradé : la fin du dialogue national libanais peut aussi les emporter.

L’Arabie saoudite cherche à isoler le Hezbollah régionalement, mais ses appuis au Liban sont limités. Elle peut parier sur la carte des sanctions économiques, mais l’évolution du dossier syrien joue contre elle. Riyad a marqué des points : mais elle a peut-être déjà perdu son pari.

- Nicolas Dot-Pouillard est chercheur associé à l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo, Beyrouth), chercheur principal au sein du programme WAFAW (When Authoritarianism fails in the Arab World, European Reserach Council) et membre du comité de rédaction de la revue Orient XXI. Il est l’auteur de De la théologie à la libération : une histoire du Jihad islamique palestinien (La découverte, 2014), avec Wissam Alhaj et Eugénie Rébillard, et de Tunisie : la révolution et ses passés (L’Harmattan/Iremmo, 2013).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le leader du Hezbollah Hassan Nasrallah donne un discours durant les cérémonies de l’Achoura à Beyrouth le 24 octobre 2015 (Anadolu Agency).

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