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La naissance d’une nouvelle république turque

Après un siècle de questionnements sur la nature de l’État, la Turquie doit profiter du coup d’État manqué pour se redéfinir à nouveau

Avant le début de la réunion annuelle du Conseil militaire consultatif de Turquie le 28 juillet dernier, le Premier ministre et les haut-commandants des forces armées se sont recueillis, selon la tradition, devant la tombe du fondateur de la République Mustafa Kemal.

S’exprimant particulièrement fort, comme s’il voulait vraiment être entendu et cité, Binali Yıldırım a déclaré que le peuple avait remporté une seconde guerre d’indépendance.

Parmi les dirigeants du Parti de la justice et du développement (AKP), Yıldırım n’est peut-être pas l’orateur le plus éloquent. Autrefois ingénieur en génie maritime, il est connu pour son inclinaison pour les déclarations pragmatiques et mûrement réfléchies.

Voilà pourquoi le lien qu’il a établi entre l’échec du coup d’État du 15 juillet et la guerre d’indépendance turque – pas la première référence du genre faite par les dirigeants turcs au cours des dernières semaines – est susceptible de devenir le récit fondateur de la naissance d’une nouvelle république turque.

La guerre d’indépendance ottomane a éclaté en 1919 sous la direction de Mustafa Kemal et d’autres officiers ottomans. Il s’agissait d’un combat contre les occupants étrangers dans les territoires restants du sultanat après la signature de l’humiliante armistice de Mudros – qui, entre autres choses, a déclenché l’occupation de Constantinople et la partition de l’Empire ottoman – à la fin de la Première Guerre mondiale.

La guerre s’est soldée par la victoire trois ans plus tard. Elle ne se limitait néanmoins pas à la défaite de l’occupation étrangère, mais impliquait également une lutte interne entre, d’une part, le Grand conseil national et la direction de la résistance à Ankara et, d’autre part, ceux qui étaient fidèles au gouvernement d’Istanbul qui était sous l’hégémonie des occupants.

Il n’y avait donc rien d’étrange à ce que la guerre soit devenue un creuset pour la naissance d’une nouvelle nation turque, établie sur les restes à la fois du sultanat et du califat ottomans.

Bien que la République turque nouvellement formée se soit appuyée sur le soutien de la plupart des institutions militaires et civiles du sultanat lui-même et ait été considérée, au moins du point de vue institutionnel, comme une extension de ce dernier, elle a vite apposé sa propre emprunte. Au milieu des années 1930, la Turquie avait fini de se construire une nouvelle vision d’elle-même et du monde.

Alors, quel État était la république kémaliste et quelle société voulait-elle créer ?

Un État fort

Tout d’abord, la république était un État nationaliste turc, qui a complètement négligé la pluralité ethnique et culturelle du peuple turc. Les Turcs, les Kurdes, les Arabes, les Circassiens et les autres groupes ethniques et culturels devaient se fondre complètement par la puissance douce et la puissance oppressive de l’État dans un creuset nationaliste. Ce processus frisait parfois le chauvinisme.

Dans une réaction claire à la crise qui a rongé l’État ottoman dans ses derniers jours, la nouvelle république a centralisé le pouvoir et s’est peu à peu transformée en une institution extrêmement dominatrice. L’État traitait ses citoyens comme des enfants qui ne savaient pas ce qui était dans leur intérêt et ne pouvaient pas distinguer le bien du mal.

Le seul cadre de référence définissant les intérêts et les valeurs et pointant la direction du progrès et de la justice était l’État, un État géré par une minorité politique au pouvoir au sein d’un parti unique. Bien que, dans ses premières années, l’État comptait sur l’identité islamique comme l’un des éléments définissant la citoyenneté, il a rapidement mené une guerre brutale sur le rôle de l’islam dans la sphère publique, non seulement en politique, dans le domaine législatif et des normes sociales, mais aussi à un niveau purement symbolique.

L’État n’a pas fermé les mosquées ou interdit aux Turcs de pratiquer leurs rituels individuels. Cependant, il a totalement assujetti les institutions religieuses, dissolvant les ordres soufis et fermant leur zawiya (petite mosquée ou salle de prière), imposant des restrictions sur le hadj, proclamant l’adhan (l’appel à la prière) en turc, réduisant le nombre d’érudits et diminuant les liens de la Turquie avec le monde islamique.

Vers le pluralisme

À la fin des années 1930, un peu avant la mort de Mustafa Kemal, les dirigeants de la république ont réalisé l’ampleur de l’échec du régime qu’ils avaient établi. Ils imaginaient qu’un pluralisme politique contrôlé pourrait atténuer la situation délicate de l’État et ouvrir la voie à une renaissance de la Turquie. Cependant, la Seconde Guerre mondiale a en grande partie retardé ce projet jusqu’en 1950 avec le passage de la domination du parti unique au pluralisme politique.

Avec la victoire du Parti démocratique sous la direction d’Adnan Menderes en 1950, la Turquie a entrepris une recherche épique d’une nouvelle identité de l’État. Dans cette longue quête, la Turquie a connu des périodes de démocratie restreinte et de pluralisme politique, ainsi que quatre coups d’État militaires directs ou indirects avant la tentative de cet été.

Le long de ce chemin épineux, un Premier ministre populaire a été pendu ; des dizaines de milliers de personnes ont été emprisonnées ; des dizaines de milliers d’autres ont été tuées dans des affrontements, à la suite de torture ou dans des attaques terroristes ; des dizaines de partis ont été dissous et des dizaines de journaux fermés ; et depuis 1984, la Turquie a vécu à travers ce qui ressemble à une guerre civile limitée.

Au milieu des années 1980 et jusqu’au début des années 1990, le gouvernement du président Turgut Özal a entrepris un processus de réforme partielle de l’État et de l’économie, ouvrant la Turquie au monde. Sans aucun doute, les efforts d’Özal ont eu un grand impact sur la société et ont conduit à une expansion sans précédent de la classe moyenne et de son bloc conservateur. Les réformes d’Özal associées aux grands échecs du gouvernement à la fin des années 1990 ont mené le Parti de la justice et du développement au pouvoir en 2002.

On ne peut sous-estimer les réformes entreprises par les gouvernements issus du Parti de la justice et du développement ou leurs réalisations économiques et leur profond impact social. De même, on ne peut minimiser les changements adoptés dans le discours politique de l’État et son approche du problème kurde. Mais en raison de la polarisation politique extrême et du déclin relatif de la position stratégique de la Turquie, ces réformes ont été bloquées au cours des dernières années, en particulier depuis 2012.

L’ère du Parti de la justice et du développement a renforcé le pouvoir du peuple et aiguisé sa détermination à résister à toute tentative de saper le système démocratique et l’État de droit. Mais la tentative de coup d’État manqué a montré que ces réformes ne suffisent pas à ce que les centres de pouvoir au sein des institutions de l’État cessent d’essayer de ramener le pays en arrière.

Possibilités de transformation

Aujourd’hui, une fenêtre s’ouvre à la Turquie, lui donnant l’occasion de se lancer dans une réforme globale et profonde. Des efforts sont entrepris pour restructurer les forces armées, le ministère de l’Intérieur et la magistrature, entre autres institutions. Pourtant, ceux-ci ne donnent pas une réponse suffisante aux questions posées à propos de l’État et de la gouvernance en Turquie.

La Turquie doit redéfinir son identité, élargir la marge des libertés, garantir les principes fondamentaux que sont les droits de l’homme et la dignité. L’État doit mettre un terme définitif à la relation de tutelle entre l’État et son peuple.

Un tel projet nécessite de reconsidérer les systèmes politiques et éducatifs, la nature de la loi, la structure du pouvoir judiciaire ainsi que la culture et les missions des agences de sécurité. Il faudra aussi rétablir l’équilibre entre les politiques de développement de l’État et ses responsabilités sociales. Une nouvelle Constitution sans l’empreinte du régime militaire des années 1980 sous lequel la Constitution actuelle a été écrite est nécessaire.

Surtout, la nouvelle Turquie doit redéfinir son rôle et sa position dans la région et le monde.

Une rupture absolue et complète avec l’État kémaliste est inutile. De toute façon, les nations ne se lèvent pas en se coupant de leur histoire. Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est réassembler l’ensemble du patrimoine turc, du moins depuis les dernières années de la domination ottomane. Cet héritage doit être remodelé et les travaux de fondation d’une nouvelle république doivent commencer.

- Basheer Nafi est chargé de recherche principal au Centre d’études d’Al-Jazeera.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : une jeune fille turque sous une immense photo du fondateur de la Turquie moderne Mustafa Kemal Atatürk lors d’un rassemblement sur la place Gündoğdu à Izmir le 4 août 2016, pour protester contre la tentative de putsch du 15 juillet (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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