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Une explication de la rivalité entre Ryad et Téhéran au Yémen

La perception selon laquelle le conflit au Yémen est l’expression d’une rivalité entre l'Iran et l'Arabie saoudite ne reflète peut-être pas toute la réalité

Dans la première décennie de ce siècle, deux facteurs déterminants ont contribué à l'émergence de l'Iran en tant que puissance régionale : l'invasion de l'Irak menée par les Etats-Unis et la subséquente destitution de Saddam Hussein, l'ennemi juré de l'Iran, et la soudaine montée en flèche des prix du pétrole.

Des milliards de dollars de revenus supplémentaires ont permis à l'Iran d'acquérir une immense influence dans la région et ont entrainé l'émergence de l'armée al-Quds, l’unité de forces spéciales des Gardiens de la révolution iraniens en charge des opérations extraterritoriales, en tant qu'acteur majeur dans la région.

Cependant, en 2012, la tendance a commencé à s'inverser de façon spectaculaire. Les sanctions américaines de la fin de 2011 ont eu un effet paralysant, divisant presque par deux les recettes d'exportation de pétrole et de gaz de l'Iran, qui sont passées de 118 milliards de dollars en 2011 à 63 milliards de dollars en 2013. En outre, l'Iran ne pouvait plus avoir accès aux recettes générées à cause des sanctions bancaires imposées par les Américains et les Européens.

En 2014, l'Iran a été frappé par un autre choc : l'effondrement des prix du pétrole qui a davantage réduit la recette d'exportation de pétrole et de gaz du pays.

L’instabilité en Syrie, qui a commencé au début du printemps 2011, a instauré une compétition pour l’influence au Moyen Orient, ce pays devenant le théâtre d’une guerre par procuration entre l’Iran et une coalition non déclarée formée par la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar.

Ceci n’a pas seulement accru la pression économique sur l’Iran, sanctionné pour son soutien à Bachar el-Assad, mais également mis en danger la position géopolitique que le pays avait gagnée pendant la décennie précédente.

Dans ce contexte a cependant émergé un nouvel élément : l’essor des groupes militants en Syrie, principalement Daech. Ceci a non seulement transformé la position hostile de l’administration américaine à l’égard du nizam (système politique) iranien mais aussi, aux yeux des Américains, renforcé le positionnement de l’Iran en Syrie par rapport à ses rivaux dans la région.

Le changement extraordinaire de position par les Etats-Unis est apparu avec clarté lors du témoignage du Secrétaire d’Etat américain John Kerry le 11 mars dernier devant la commission des affaires étrangères du Sénat, dans lequel il a affirmé que l’autorisation à utiliser la force en Syrie - hypothèse alors considérée par le Congrès - « viserait spécifiquement Daech. Certains voudraient qu’elle inclue également Bachar el-Assad, mais ce n’est pas le cas ». Quatre jours plus tard, dans l’émission « Face the Nation » sur la chaîne CBS, Kerry ajoutait qu’« à la fin, les Etats-Unis devraient négocier » avec Bachar el-Assad.

Ce revirement dans la manière de penser de l’administration américaine pourrait considérablement changer la donne en faveur de l’Iran vis-à-vis de ses rivaux régionaux en Syrie que sont l’Arabie saoudite et la Turquie. 

En janvier 2014, Daech s’est autoproclamé « Etat islamique » et sa conquête d’une grande partie du territoire irakien a provoqué une onde de choc dans le monde entier. Cette évolution a façonné une situation rare dans laquelle les intérêts américains et iraniens ont quelque peu coïncidés.

Hormis l’émergence de Daech, la recherche d’un accord sur le nucléaire entre les puissances mondiales et l’Iran a considérablement contribué au renversement de l’isolement politique de Téhéran et va probablement donner un grand coup de fouet à son économie du fait de la levée des sanctions. 

C’est dans ce contexte que les Saoudiens ont commencé leurs frappes aériennes au Yémen, visant à mettre en place « les conditions nécessaires pour permettre au Président [exilé Abd Rabo Mansour Hadi] et à son gouvernement de diriger le pays ».

La raison de l’offensive dirigée par les Saoudiens

Plusieurs explications sont avancées concernant l’attaque de l’Arabie saoudite au Yémen. De nombreux analystes voient le conflit comme une rivalité entre deux factions islamiques, les chiites et les sunnites, respectivement dirigées par l’Iran et l’Arabie saoudite, dans une lutte pour l’hégémonie dans la région. Les Houthis – un mouvement chiite zaïdite qui a connu un essor soudain au Yémen – pourraient changer le rapport de force en faveur des chiites, au moment où en Irak les sunnites de Daech sont aussi sur la défensive face à l’avancée des chiites.

Cependant, cette vision pourrait ne pas refléter toute la réalité.

Un regard plus attentif aux alliances et aux rivalités dans la région montre que celles-ci ne se forment pas clairement sur des lignes de faille sectaires. L’Arabie saoudite voyait l’ancien Président égyptien, le sunnite Mohamed Morsi, ainsi que son groupe islamiste, les Frères musulmans, comme une menace pour le royaume, entretenant avec eux des relations compliquées.

Un autre exemple est constitué par le fait que l’Iran chiite s’est s’allié et soutient les mouvements sunnites en Palestine que sont le Djihad islamique et le Hamas.

Une ultérieure illustration éclatante est donnée par l’alliance entre les milices chiites, les Kurdes sunnites et les tribus arabes sunnites qui ont combattu contre les extrémistes sunnites regroupés sous le drapeau de Daech lors des récentes opérations à Tikrit.

Une explication plus logique de l’engagement militaire des Saoudiens au Yémen peut être le fait que la politique de Riyad dans la région est profondément ancrée dans sa politique nationale. Autrement dit, les Saoudiens perçoivent les menaces externes dans l’optique des risques internes qu’elles pourraient créer en compromettant le pouvoir de l’élite politique.

L’essor du mouvement sunnite des Frères musulmans en Egypte avait signifié l‘ascendance de l’islam politique sunnite, ce qui aurait pu donner force à ce mouvement à l’intérieur du royaume et ainsi représenter une menace pour le statut de l’élite politique saoudienne. Immédiatement après le coup d’Etat de juillet 2013 en Egypte et la destitution du Président islamiste et leader des Frères musulmans, le défunt roi Abdallah félicita l’armée égyptienne pour avoir sauvé le pays « du terrorisme, de l’extrémisme et de la sédition ».  

Similairement, Riyad voit comme une grande menace la minorité chiite dans les zones riches en pétrole du royaume, et par extension le système iranien. Riyad considère l’influence grandissante de l’Iran comme un catalyseur pour sa minorité chiite, qui représente entre dix et quinze % de la population, un instigateur qui pousserait cette minorité à demander davantage de participation politique et d’égalité religieuse au sein du royaume.

Par conséquent, les récentes avancées des Houthis yéménites, des chiites zaïdites, dans l’arrière-cour de l’Arabie saoudite ont fortement alarmé le royaume. Bien que l’Iran nie toute ingérence au Yémen, une série de déclarations faites par des responsables iraniens éclairent le point de vue de l’Iran.

Le commandant adjoint des Gardiens de la révolution, le brigadier général Hossein Salami, a remarqué par exemple qu’« Ansar Allah [les Houthis] est une copie du Hezbollah [au Liban] dans une zone stratégique ». Hezbollah, une milice pro-iranienne basée au Liban, a été organisé et soutenu financièrement par l’Iran.

En une autre occasion, Ali Akbar Velayati, le conseiller pour les affaires étrangères du guide suprême Khamenei, a affirmé que l’influence de l’Iran s’étendait désormais « du Yémen au Liban ».

Ce qui a rendu les choses encore plus compliquées – un facteur déterminant de l’offensive militaire des Saoudiens selon certains experts – a été la probable conclusion du conflit entre l’Iran et les Etats-Unis à propos du programme nucléaire iranien.

Ce n’est pas tant le danger que l’Iran puisse se doter d’une arme nucléaire qui inquiète l’Arabie saoudite, car en toute logique les Américains et les Européens n’auront pas la naïveté de conclure un accord qui permette à l’Iran de construire une bombe atomique. Plutôt, les Saoudiens voient la réalisation d’un accord sur le nucléaire comme mettant un terme à des décennies de conflit entre les Etats-Unis et l’Iran, ce qui pourrait permettre à ce dernier de sortir de son isolement économique et politique, ouvrant ainsi la voie à son émergence en tant que puissance régionale incontestée.

Ceci pourrait être une analyse solide. En septembre 2014, Rohani avait déclaré à New York : « J’espère que le premier pas [résoudre la question du nucléaire] sera pris positivement… Comme je l’ai dit auparavant, notre relation avec les Etats-Unis ne restera pas toujours hostile et tendue ; un jour, elle sera rétablie ».


- Shahir Shahidsaless est un analyste politique et journaliste freelance qui écrit principalement sur la politique intérieure et étrangère de l’Iran. Il est également le coauteur de l’ouvrage Iran and the United States: An Insider’s View on the Failed Past and the Road to Peace, publié en mai 2014.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Légende photo: des rebelles houthis – un mouvement chiite zaïdite en plein essor au Yémen (AFP).

Traduction de l'anglais (original).

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