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Des pèlerins ont construit un empire photographique à Jérusalem

Les archives de l’hôtel American Colony à Jérusalem retracent l’histoire des photographes qui ont décrit un Jérusalem en pleine mutation
Une reproduction du département photo de l’American Colony représentant la communauté des fondateurs et des nouveaux membres de l’American Colony entre 1896 et 1897 (MEE/American Colony)

JÉRUSALEM, Palestine – Il n’est pas courant d’assister à un cours d’histoire en observant le décor des chambres d’hôtel. Mais à l’hôtel American Colony situé à Jérusalem-Est, des photographies qui racontent les débuts du riche passé historique de la ville au XXe siècle ornent presque chaque mur de l’édifice.

Ce ne sont pas des photos quelconques et les photographes qui les ont prises ne sont pas de simples photographes du dimanche. Les innombrables images exposées relatent l’histoire des photographes eux-mêmes, des pèlerins venus à Jérusalem et qui ont créé un empire photographique dans le lieu le plus improbable : leur communauté religieuse.

Aujourd’hui, l’American Colony, réputé pour être l’un des hôtels les plus chics de Jérusalem, réalise un travail de titan pour préserver l’héritage de ces photographes sur les terres où ils ont vécu et travaillé. 

La conservatrice Rachel Lev ouvre la page d’un album photos datant de 1937 qui illustre une manifestation à Jérusalem (MEE/ Mary Pelletier)

Des pèlerins religieux aux spécialistes en photographie

La conservatrice Rachel Lev écume les greniers et les couloirs de l’American Colony depuis huit ans, passant son temps à organiser et à répertorier chaque objet ancien de la communauté sur lequel elle tombe. 

L’origine de l’hôtel American Colony remonte à 1881, lorsque le grand avocat Horatio Spafford et sa femme Anna, partis de Chicago, se sont rendus à Jérusalem pour vivre dans une communauté de fervents chrétiens au côté de seize pèlerins partageant les mêmes valeurs. Au milieu des années 1890, un afflux de chrétiens suédois, américains et américano-suédois a rejoint les Spaffords, et la communauté a déménagé au nord de la vieille ville dans l’ancienne imposante résidence de Rabbah Effendi al-Husseini, un haut dignitaire de l’époque ottomane. 

C’est là que la communauté a commencé à être financièrement autonome, et que le département de photographie est né.

Photo d’une page du journal de Bertha Spafford Vester. La photographie représente la signature d’un contrat de construction de l’association de jeunes chrétiens, le YMCA le 9 mai 1930 (MEE/American Colony)

« En 1897, ils commençaient déjà à distribuer des photographies », précise Rachel Lev en évoquant l’initiative à ses débuts, pilotée par Elijah Meyers, immigrant d’Inde orientale converti au christianisme. « Et le distributeur était Ferdinand Vester dans son magasin, porte de Jaffa. La collection n’a été transférée à l’hôtel American Colony qu’en 1902, date qui marque le début de l’initiative. En 1907, nous avons la preuve écrite qu’ils produisaient déjà entre 20 000 et 24 000 tirages photo au cours d’une saison touristique et environ 2 000 diapositives sur verre ».

Quelque quinze photographes qui concentraient leurs efforts sur la production de photographies de styles différents ont pris part aux activités du département qui se sont déroulées de 1898 à 1934.

Après avoir connu un essor commercial en 1898 grâce à la vente de nouvelles photographies relatant la visite de l’empereur Guillaume 1er d’Allemagne en Terre sainte, les équipes de photographes ont commencé à voyager dans la région du Levant et à vendre leurs images au National Geographic. D’autres préféraient se consacrer à documenter la vie et le travail des membres de la colonie, en créant des tableaux représentant des paysages travaillés dans les moindres détails à destination des touristes.

Blue Galilee, un tirage photographique monochrome colorisé à la main, pris entre 1900 et 1920 (MEE/American Colony)

« Ils étaient plusieurs photographes, et ils n’étaient pas à la botte des forces politiques en présence », explique Rachel Lev. « Leur témoignage et leur activité créatrice, qu’ils expriment à travers l’art de la photographie, sont uniques dans le sens où ils montrent le Moyen-Orient avant le sionisme. D’une certaine façon, si vous êtes en mesure de comprendre les histoires que relatent les photos, vous pouvez réécrire l’histoire du Levant avant le sionisme grâce aux photographies de l’American Colony ».

Deux femmes brodent des ouvrages en dentelle à l’école industrielle de l’American Colony à Jérusalem, vers 1930, avec en arrière-plan, le Dôme du Rocher (MEE/Colony)

Malgré leur abondante production composée d’épreuves colorisées à la main, cartes postales, stéréogrammes, images panoramiques et diapositives sur verre, les photographes renseignaient sur tout, sauf sur leur méthode de travail. Avec l’aide de spécialistes, Rachel Lev tente toujours de comprendre comment les photographes fonctionnaient, qu’ils soient indépendants ou en groupes.

« Bizarrement, nous n’avons aucun témoignage sur le fonctionnement du département photo, cela reste un grand mystère, mais nous savons que tout le reste a été documenté », ajoute Rachel Lev. « J’imagine qu’il devait y avoir une pièce au sein du département photo dans laquelle ils peignaient les photographies, et que Lewis Larsson devait se tenir debout à observer la personne en train de peindre la photographie et qu’ils échangeaient des idées. »

« Il y avait une activité créative très intense. Si vous pensez aujourd’hui à tout le travail que cela représente : l’impression, puis l’attente et la phase de peinture des épreuves à l’aquarelle, le processus pouvait prendre des jours, voire des semaines. »

Lewis Larsson (à gauche) et James Albina (à droite), en train de développer des pellicules dans le département photo de l’American Colony. Photographie prise en 1898 et 1930 (MEE/Bibliothèque du Congrès de Washington DC)

Création de la collection

La collection, qui ne cesse de s’enrichir grâce à Rachel Lev qui poursuit ses recherches et reçoit des donations, est hébergée dans l’une des dépendances de l’American Colony, appelée Palm House. Le lieu est décoré de photographies originales, de cadres sculptés, d’objets anciens et de vitrines fabriquées par les membres fondateurs de l’American Colony. On peut même apercevoir sur d’anciennes photographies accrochées au mur la table ancienne des archives au centre, où Rachel Lev accueille les visiteurs et les chercheurs.

La collection des archives de l’American Colony a élu domicile dans la dépendance Palm House, sur le sol de l’hôtel American Colony situé à Jérusalem-Est (MEE/Collection des archives de l’American Colony)

« L’un des fleurons de la collection, telle qu’elle existe aujourd’hui, est la collection d’albums photo, car c’est la plus grande collection d’albums photographiques d’American Colony connue dans le monde. Elle est unique dans la mesure où elle dépeint la vie d’une communauté et de tout le Levant », explique Rachel Lev.

« La collection compte environ 22 albums de famille, et quelque 40 albums thématiques, voire plus. Elle est d’autant plus intéressante que ces albums racontent une histoire, ce qui signifie que quelqu’un s’est assis, a classé les photographies qu’il a choisies parmi une quantité de négatifs et a ajouté des légendes au même moment. Ce travail d’observation est déjà une sélection de tout ce qu’ont accompli ces familles ».

Aujourd’hui à la tête du conseil d’administration de l’hôtel, Paul Vester, l’un descendant des fondateurs de la communauté, séjourne à Palm House lorsqu’il vient à Jérusalem. Quand il a été nommé à ce poste, il a réalisé qu’il y avait beaucoup à faire pour conserver le patrimoine disséminé de l’hôtel et a nommé Rachel Lev conservatrice en chef.

« Il se dégageait des photographies toujours la même magie », a confié Paul Vester lors d’une récente visite à l’hôtel. « Il est clair que c’était vraiment de très belles photos, qu’elles suscitaient toujours l’intérêt des visiteurs. Nous avions l’habitude de nous asseoir pour regarder les albums et en parler, mais ce n’est que lorsque nous avons réellement commencé l’archivage que nous nous sommes sérieusement intéressés à l’identité des différents photographes qui avaient pris les photos, c’est cela qui est vraiment intéressant. On voyait bien qu’elles n’avaient pas toutes le même style ».

Conserver ses propres idées en toute indépendance

En créant cet espace pour héberger les archives de l’hôtel, Rachel Lev et Paul Vester souhaitent que les chercheurs puissent accéder aux originaux et en tirer profit.

Une large collection de documents photographiques de l’American Colony, offert par l’ancien photographe de l’American Colony, G. Eric Matson en 1966, est actuellement conservée dans la bibliothèque du Congrès à Washington DC. Mais les responsables des archives de l’American Colony ont pour but de conserver leur matériel dans les locaux où leur présence fait sens.

« Au moins, ici, ils sont accessibles. Il y a très peu de photographies originales de cette période à Jérusalem-Est en raison du conflit. Être en mesure de réaliser ce projet à cet endroit tient réellement du miracle », constate Rachel Lev. « Je crois qu’une fois que les archives seront gérées de façon plus autonome et pourront s’enrichir d’autres œuvres et faire l’objet de davantage d’études, la population comprendra l’importance de conserver les documents sur ce lieu. Vous devez créer une vision panoramique pour être en mesure de reconstituer des récits historiques ».

« Mon idée est d’évoquer des récits pour aider à reconstituer l’histoire de ce lieu », ajoute Rachel Lev. « Des anecdotes auxquelles peuvent s’identifier les jeunes Palestiniens ».

Exposition de diapositives sur verre, publiées dans un catalogue en 1927 qui illustrait « les terres de la Bible » (MEE/American Colony)

Plus loin dans la rue, à Jérusalem-Est, Rachel Lev a trouvé une alliée dans une autre collection unique de photographies – celle de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem. Jean-Michel de Tarragon qui y supervise la collection de photographies depuis quinze ans, est d’accord avec Rachel Lev pour dire qu’il est essentiel de préserver l’indépendance des collections historiques de différentes origines.

« Conserver des stocks d’archives autonomes et privés vous procure une immense liberté », constate Jean-Michel de Tarragon. « Nous ne dépendons pas de partis politiques, nous ne dépendons aucunement de la pression administrative exercée par le gouvernement, nous ne sommes soumis à aucun programme du ministère de la Culture, susceptible de changer. Si vous gérez des stocks d’archives privés, vous pouvez choisir votre orientation et la conserver plusieurs années ».

Heureusement pour l’American Colony, Paul Vester est un directeur dévoué, conscient de la valeur culturelle que peut constituer un stock d’archives en constante évolution, et tout aussi engagé à maintenir son autonomie.

« Il est important de conserver la collection dans le lieu où elle a été constituée », conclut Paul Vester. « À la bibliothèque du Congrès, c’est un peu comme si elle était sous clé. Elle est beaucoup plus accessible dans un lieu qui fait sens. Ici, cela résonne très différemment, c’est pourquoi sa place est à Jérusalem. »

Traduction de l’anglais (original) par Julie Ghibaudo.

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