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La Turquie face à une bataille juridique difficile pour l’extradition de Gülen

L’actuel traité exclut l’extradition pour crimes politiques et Washington s’inquiète des violations des droits de l’homme

Des responsables turcs devraient se rendre aux États-Unis afin de faire pression en vue de l’extradition du prédicateur controversé Fethullah Gülen, qu’Ankara accuse d’être derrière la récente tentative de coup d’État en Turquie.

Le ministre de la Justice turc Bekir Bozdağ et le ministre de l’Intérieur Efkan Âlâ devraient cette semaine se joindre au ministre des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu pour une visite à Washington lors de laquelle ils exigeront l’extradition de Gülen, a récemment rapporté le quotidien turc Daily Sabah.

Cette initiative diplomatique intervient alors que la Turquie a déjà demandé à plusieurs reprises aux États-Unis d’extrader Gülen, qui vit en exil auto-imposé en Pennsylvanie depuis 1999.

Mardi, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a critiqué le gouvernement américain qui demande des preuves des actes répréhensibles commis par Gülen avant de l’extrader en Turquie.

« Quel genre de partenaires sommes-nous si vous demandez des documents lorsque nous demandons un terroriste ? », aurait demandé Erdoğan.

Gülen, quant à lui, a nié toute implication dans le coup d’État et a accusé Erdoğan de ne « reculer devant rien pour asseoir son pouvoir et persécuter ses détracteurs ».

« Il est ridicule, irresponsable et faux de suggérer que j’aurais quoi que ce soit à voir avec cet horrible coup d’État manqué. J’appelle le gouvernement américain à rejeter tous les efforts visant à abuser de la procédure d’extradition pour mener à bien des vendettas politiques », a déclaré Gülen dans un communiqué.

L’accord d’extradition entre la Turquie et les États-Unis

Cependant, la Turquie et les États-Unis sont liés par un traité d’extradition et les deux pays doivent satisfaire à une série de procédures juridiques et respecter des normes en matière de preuve avant de consentir à une quelconque demande officielle d’extradition.

Le Traité sur l’extradition et l’entraide judiciaire en matière pénale a été signé entre la Turquie et les États-Unis en 1979 et est entré en vigueur le 1er janvier 1981. Le traité stipule 33 infractions pénales qui constituent des motifs d’extradition, notamment l’assassinat, l’enlèvement, le viol, la diffamation et l’incendie volontaire.

Pour constituer un motif d’extradition, les infractions doivent être considérées comme des crimes dans les deux pays (une norme connue sous le nom de « double incrimination ») et être passibles d’au moins un an de prison. L’extradition pourra également être accordée si une personne tente de commettre une de ces infractions ou est complice d’une infraction donnant lieu à une extradition.

Geoff Gilbert, professeur de droit spécialisé dans les droits de l’homme et le droit humanitaire international à l’Université d’Essex, a expliqué que les États-Unis devaient répondre à deux questions fondamentales pour satisfaire aux exigences juridiques essentielles d’extradition : « Tenter de renverser le gouvernement est-il un crime pour eux et disposent-ils de la compétence extraterritoriale pour intenter une action ? »

Gilbert a déclaré à Middle East Eye qu’il pensait que les États-Unis seraient en mesure de répondre à ces questions sur la double incrimination et le crime passible d’extradition dans le cas de Gülen.

Toutefois, une clause dans le traité de 1979 stipule que l’extradition ne sera pas accordée pour une infraction à « caractère politique » ou lorsque l’extradition vise à poursuivre ou punir une personne « en raison de ses opinions politiques ».

Geoff Gilbert a expliqué que les États-Unis adoptaient une approche différente de la plupart des autres pays pour déterminer si un crime correspond à l’exception de l’infraction politique.

En Europe, si le crime fait partie de « troubles politiques », la demande d’extradition est refusée au motif de l’exception de l’infraction politique. Aux États-Unis, en revanche, cette exception ne s’applique généralement qu’aux crimes commis dans le cadre d’un plus grand « soulèvement politique ».

« Dans le cas présent, puisque le coup d’État fut essentiellement de très courte durée, on peut soutenir qu’un tribunal américain conclurait qu’il ne s’agissait pas d’un soulèvement politique, que ce niveau n’a jamais réellement été atteint », a déclaré Gilbert.

« Dans le reste du monde… ils ne cherchent pas un soulèvement politique. Ils cherchent des troubles politiques et ces derniers sont moindres qu’un soulèvement politique. »

En outre, les pays européens n’envisageraient pas l’extradition en ce moment étant donné la décision de la Turquie de suspendre la Convention européenne des droits de l’homme, selon Gilbert.

« Aucun tribunal européen ne remettrait une quelconque personne à la Turquie en ce moment », a-t-il déclaré.

La sous-exception du traité stipule également que toute infraction commise ou tentée contre un chef d’État ou le chef du gouvernement ne sera pas considérée comme ayant un caractère politique. Gilbert estime toutefois que l’affaire d’extradition de Gülen ne remplirait probablement pas les conditions.

« Cela ne constitue pas un délit contre le chef de l’État ou le chef du gouvernement ; c’était une tentative de coup d’État », a-t-il poursuivi.

Gilbert a également fait remarquer que le traité précise qu’une personne ne peut être accusée que du crime qui a servi de base à son extradition.

Le processus d’extradition

Les États-Unis « s’appuient presque exclusivement » sur des accords bilatéraux en matière d’extradition et ont de tels accords avec plus de 100 pays, avaient expliqué l’avocat législatif Michael John Garcia et le spécialiste en droit public américain Charles Doyle dans un article sur le droit en matière d’extradition aux États-Unis datant de 2010.

Les États-Unis ont reçu et présenté moins de 50 demandes d’extradition par an jusqu’au début des années 1970 ; une dizaine d’années plus tard, ce nombre atteignait 500 par an, ont signalé les chercheurs.

Une demande officielle d’extradition est généralement soumise aux États-Unis par la voie diplomatique. La demande parvient ensuite au ministère américain de la Justice et au Département d’État américain.

Le ministère de la Justice détermine la légalité de la demande : le crime ou les crimes satisfont-ils à la norme de la double incrimination, le crime ou les crimes sont-ils de nature politique et y a-t-il suffisamment de preuves pour établir une forte présomption (dénommée « probable cause » dans le système américain).

La probable cause est une norme juridique américaine qui permet à la police de procéder à une arrestation, d’effectuer une perquisition ou d’obtenir un mandat d’un tribunal. De même, elle est utilisée au cours des audiences préliminaires dans les affaires pénales. Un tribunal peut estimer qu’il existe une probable cause qu’un crime a été commis sur la base de preuves indirectes, y compris les déclarations sous serment de personnes qui ne sont pas nécessairement témoins de ce crime.

L’aspect crucial dans les cas d’extradition depuis les États-Unis est que la preuve est « examinée par rapport aux normes juridiques américaines, et non aux normes turques », a déclaré une source familière du cas de Gülen à Middle East Eye sous couvert d’anonymat.

Si le ministère de la Justice estime que la demande d’extradition satisfait à toutes les exigences légales, l’affaire est alors amenée devant un tribunal fédéral de première instance dans le district où réside la personne dont l’extradition est demandée.

Ce tribunal décidera « si la demande est conforme à un traité applicable, si elle fournit des éléments de preuve suffisants pour satisfaire à la probable cause de croire que le fugitif a commis la ou les infraction(s) identifiée(s) par le traité et si d’autres exigences conventionnelles ont été respectées », ont écrit Garcia et Doyle.

Notre source a déclaré que, dans le cas de Gülen, l’audience aurait lieu dans le district de Scranton, en Pennsylvanie. Dans les affaires d’extradition, la défense ne peut pas faire directement appel de l’ordonnance de la Cour concernant l’extradition, mais peut déposer une requête en habeas corpus et un appel à la Cour suprême des États-Unis, a-t-elle expliqué.

Le secrétaire d’État américain rend ensuite la décision définitive sur l’extradition et une fois de plus examine la légalité de la demande et si elle est de nature politique. Lors de cette troisième et dernière étape, la défense peut déposer une requête pour bloquer l’extradition sur la base de la Convention des Nations unies contre la torture, dont les États-Unis sont signataires.

« C’est vraiment au niveau du Département d’État que les préoccupations au sujet de la torture sont les plus pertinentes », toujours selon la source.

« La légitimité de la preuve, la validité de celle-ci, est sans aucun doute un facteur lorsque le ministère de la Justice et la cour examinent l’affaire », a ajouté notre source.

La nécessité de « preuves substantielles »

Un porte-parole du département d’État américain, Mark Toner, a confirmé le 19 juillet que les États-Unis avaient reçu des documents de la Turquie et que les responsables américains étaient en train d’examiner leur contenu.

Toner n’a pas précisé ce que couvraient ces documents ou s’ils constituaient une demande officielle pour l’extradition de Gülen vers la Turquie.

« Je pense que je ne saurais insister assez sur le fait que ce processus ne se fait pas du jour au lendemain. Ce n’est pas comme cela que fonctionnent ces processus », a déclaré Toner aux journalistes. « Cela va donc prendre un certain temps, mais nous respecterons le traité d’extradition et nous agirons en conformité avec ce dernier. »

Selon Bruce Zagaris, avocat au cabinet Berliner Corcoran & Rowe LLP ayant de l’expérience dans les cas d’extradition depuis les États-Unis, le processus dépend du crime dont la Turquie cherche à accuser Gülen.

La trahison et le complot visant à renverser un gouvernement sont des accusations qui seraient généralement considérées comme des infractions politiques et les États-Unis pourraient refuser d’extrader Gülen pour ce motif, a estimé Zagaris.

Cependant, si la Turquie peut fournir la preuve que Gülen a été directement impliqué dans un complot visant à commettre un assassinat, par exemple, ce serait une autre histoire.

« À moins que la Turquie puisse apporter la preuve qu’il était directement impliqué dans la tentative de commettre une autre infraction, elle rencontrera des difficultés », a déclaré Zagaris à Middle East Eye. « Et pour l’instant, personne ne sait ce dont la Turquie veut accuser Gülen », a-t-il ajouté.

Le secrétaire d’État américain John Kerry a, quant à lui, déclaré que les États-Unis n’approuveraient une quelconque demande d’extradition que si la Turquie pouvait présenter des « preuves substantielles » d’actes répréhensibles de Gülen.

« Il nous faut des preuves substantielles qui résistent à la norme d’examen qui existe dans le droit de nombreux pays par rapport à la question de l’extradition », a déclaré Kerry. « Si elles satisfont à cette norme […] nous n’avons pas d’intérêt à ne pas honorer convenablement le traité que nous avons avec la Turquie. »

L’impact sur les relations entre les États-Unis et la Turquie

Çavuşoğlu, le ministre des Affaires étrangères turc, a prévenu la semaine dernière que les relations entre la Turquie et les États-Unis seraient affectées de manière négative si les États-Unis n’extradaient pas Gülen.

« Une extradition s’inscrit en partie, effectivement, dans le cadre des relations diplomatiques, et la Turquie semble tenter d’insister de façon agressive sur l’aspect relations internationales de cette affaire », a déclaré Zagaris.

Il a comparé cette situation à la pression exercée par le gouvernement iranien afin que les États-Unis extradent l’ancien chah, Mohammad Reza Pahlavi. Pahlavi s’était rendu aux États-Unis pour se faire soigner pendant une brève période après avoir fui l’Iran suite à la révolution islamique de 1979.

Toutefois, Zagaris a indiqué que malgré l’impact que peuvent avoir les affaires d’extradition sur les relations étrangères, et vice-versa, « il est très difficile d’influencer le processus d’extradition des États-Unis ».

« Des fonctionnaires du Département d’État et du ministère de la Justice examineront cette requête et s’ils constatent que la demande fait partie du grand effort de la Turquie pour réprimer la dissidence politique et est motivée par la politique, ils sont susceptibles de refuser de la traiter », a-t-il déclaré.

Zagaris a ajouté que le processus pourrait prendre plusieurs années et que la santé et l’âge avancé de Gülen (il a 75 ans), ainsi que le contexte politique en Turquie au moment de l’extradition pourraient également jouer un rôle dans la décision des États-Unis ».

La Turquie a procédé à des arrestations massives et a suspendu des fonctionnaires, des juges, des enseignants et d’autres professionnels qui seraient, selon le gouvernement, liés à la tentative de coup d’État. Des organisations de défense des droits de l’homme ont exprimé leur inquiétude au sujet des mauvais traitements infligés aux détenus et de l’examen du rétablissement de la peine de mort par la Turquie.

La défense de Gülen pourrait utiliser ce contexte afin de plaider contre l’extradition devant le tribunal, a expliqué Zagaris.

« Une autre question qui pourrait se poser serait de savoir si M. Gülen, en cas d’extradition, serait en mesure d’avoir un procès équitable », a-t-il signalé. « Le tribunal n’est pas censé examiner cela, mais dans ce cas, cela pourrait également être un problème éventuel pour la Turquie. »

Photo : le prédicateur controversé Fethullah Gülen était autrefois un proche allié du président Erdoğan, mais vit en exil auto-imposé aux États-Unis depuis 1999 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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