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« Un véritable réseau d’exploitation » : les travailleurs sans-papiers sur les chantiers des JO de Paris

Des immigrés en situation irrégulière sont recrutés par des sous-traitants missionnés par de grands groupes français du BTP pour l’aménagement des sites olympiques. Malgré l’ouverture d’une information judiciaire l’été dernier, le recours aux travailleurs clandestins ne s’est pas arrêté
Vue aérienne du chantier d’une piscine, en prévision des Jeux olympiques de Paris 2024à Saint-Denis, au nord de Paris, le 25 mai 2022 (AFP/Colin Bertier)
Vue aérienne du chantier d’une piscine, en prévision des Jeux olympiques de Paris 2024, à Saint-Denis, au nord de Paris, le 25 mai 2022 (AFP/Colin Bertier)
Par Samia Lokmane à PARIS, France

Pendant que la ville de Paris battait campagne, l’automne dernier, pour le boycott de la coupe du monde de football au Qatar, s’apitoyant notamment sur le sort de milliers de travailleurs étrangers employés pour la construction des stades, des sans-papiers trimaient sur les chantiers des Jeux olympiques (JO) de 2024 dont elle est l’organisatrice.

« C’est encore le cas aujourd’hui », déplore Djibril (le prénom a été changé), qui voit arriver régulièrement dans le village olympique où il travaille depuis plusieurs mois des ouvriers en situation irrégulière.

L’immigré malien de 32 ans a été embauché comme manutentionnaire par l’entremise d’un cousin qui lui a donné le numéro de téléphone de son patron, un sous-traitant pour une grande entreprise française du bâtiment.

« Depuis mon arrivée en France, il y a sept ans, j’ai toujours travaillé dans la construction. Des fois, il suffit juste de se présenter le matin devant un chantier. Le contremaître passe et choisit ceux qu’il veut embaucher », raconte-t-il à Middle East Eye.

Salaires de misère et cadences infernales

Sur le site du village olympique (conçu pour accueillir 14 000 athlètes et leurs staffs) en Seine-Saint-Denis, près de Paris, les sans-papiers de diverses nationalités africaines occupent les emplois les plus précaires. Djibril porte des sacs de ciment toute la journée sur plusieurs étages. Des bancheurs fabriquent du béton armé alors que d’autres ouvriers sont affectés à des travaux de maçonnerie, construisent des murs ou piochent la terre.

« Tout ceci pour environ 80 euros par jour travaillé. Ni les heures supplémentaires ni les jours de congés ne sont payés, et quand les ouvriers deviennent un peu revendicatifs et réclament des fiches de paie, ils sont renvoyés », s’indigne Jean-Albert Guidou, membre du collectif confédéral « migrants » de la CGT (Confédération générale du travail), deuxième plus grand syndicat de France, dans une conversation avec MEE.

Outre leur salaire de misère, les ouvriers travaillent sans aucune mesure de sécurité. Pas de vêtements et de chaussures de chantier et, parfois, pas de casques. Ils doivent aussi supporter des cadences infernales, pouvant aller jusqu’à treize heures de travail par jour

En janvier dernier, le syndicaliste a vu débouler dans son bureau un groupe de travailleurs maliens du chantier du village olympique. Les sans-papiers venaient se plaindre de leurs conditions de travail exécrables et réclamer de l’aide.

La CGT a alerté aussitôt l’inspection générale du travail, laquelle a recensé une dizaine d’étrangers employés au noir au cours d’une opération de contrôle sur le site.

Outre leur salaire de misère, les ouvriers travaillent sans aucune mesure de sécurité. Pas de vêtements et de chaussures de chantier et, parfois, pas de casques. Ils doivent aussi supporter des cadences infernales, pouvant aller jusqu’à treize heures de travail par jour.

Selon Jean-Albert Guidou, les ouvriers ont été recrutés par KMF, une entreprise de maçonnerie dirigée par des Turcs et basée en France. La société est le sous-traitant du grand groupe de BTP GCC Construction (plus d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires) qui travaille sous l’égide de Solideo (Société de livraison des ouvrages olympiques), un établissement public dont le conseil d’administration est présidé par la maire de Paris, Anne Hidalgo.

Bernard Thibault, ex-patron de la CGT qui siège au conseil d’administration de Solido, a, lui, saisi les plus hautes autorités de l’État à travers la Délégation interministérielle aux JO (DIJOP), un comité ad hoc rattaché au Premier ministère qui est chargé de la coordination des administrations et des établissements publics impliqués dans l’organisation des jeux.

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En juin, l’affaire a pris un tournant judiciaire avec l’ouverture d’une enquête par le tribunal de Bobigny, près de Paris, pour « emploi d’étrangers sans titre », « recours au travail dissimulé » et « exécution en bande organisée d’un travail dissimulé ».

Alors que les investigations sont toujours en cours, la CGT continue d’être sollicitée par des ouvriers sans-papiers en provenance des chantiers olympiques.

Entre janvier et juin 2022, 28 travailleurs ont pris contact avec le syndicat. Grace à son aide, 16 ont pu être régularisés par les services préfectoraux. Un motif d’espérance pour leurs camarades encore sans-papiers, à l’image de Djibril.

« Aujourd’hui, je sais qu’une solution est possible », dit le Malien, confiant, même s’il estime que la chance ne pourra pas sourire à tout le monde.

Stratégie du « ni vu, ni connu »

Forgé par son expérience de syndicaliste, Jean-Albert Guidou ne s’attend pas non plus à un miracle. D’après lui, des sans-papiers continueront à être employés sur les chantiers des JO, malgré les inspections. « Ce sont des pratiques courantes dans le secteur du bâtiment », déplore-t-il.

Analysant le fonctionnement du système, il affirme que depuis plusieurs décennies, les grands groupes du BTP n’emploient plus directement les ouvriers non qualifiés parce que le secteur est « accidentogène », donc coûteux en matière de charges patronales.

« Officiellement, les autorités veulent arrêter l’arrivée des étrangers mais tolèrent, dans les faits, l’emploi au noir de cette main-d’œuvre pas chère qui effectue les tâches les plus ingrates »

- Jean-Albert Guidou, syndicaliste

« À la place, les entreprises passent soit par l’intérim, soit sous-traitent une partie des tâches sur les chantiers. Dans ce cas, les sous-traitants ne fournissent pas un apport technique mais de la main-d’œuvre à bas prix, de préférence sans-papiers. Lorsqu’il y a des contrôles, très souvent, les donneurs d’ordre se dégagent de leurs responsabilités en affirmant avoir signé des accords commerciaux avec des sous-traitants qui les ont trahis », explique Jean-Albert Guidou.

C’est exactement ce discours qu’a tenu François Teste du Bailler, directeur général délégué de GCC Construction, lorsque l’inspection du travail a épinglé son groupe dans l’affaire des travailleurs sans-papiers du village olympique. « Nous avons signé un contrat avec une société sous-traitante qui les emploie. À l’inverse des services de l’inspection du travail, il ne nous est pas possible de procéder aux vérifications de la conformité des titres de séjour et des papiers d’identité », s’est-il justifié.

Cette stratégie du « ni vu, ni connu » arrange les employeurs, surtout les sous-traitants.  « Elle leur permet notamment d’échapper à la justice en cas d’accident du travail mortel en déplaçant par exemple les victimes loin du chantier », souligne Jean-Albert Guidou.

En plus de la GCC (qui construit également une piscine destinée aux compétitions de waterpolo et un hôtel de luxe pour les JO), d’autres mastodontes du BTP comme Spie Batignolles et Vinci sont impliqués dans le scandale des travailleurs sans-papiers sur les chantiers olympiques.  

La puissance des géants du BTP

« Ces groupes ont un poids évident en France », note le représentant confédéral de la CGT, déplorant l’existence d’une « hypocrisie » concernant l’immigration.

« Officiellement, les autorités veulent arrêter l’arrivée des étrangers mais tolèrent, dans les faits, l’emploi au noir de cette main-d’œuvre pas chère qui effectue les tâches les plus ingrates dans divers secteurs désertés par les Français et non délocalisables, comme le bâtiment, la restauration, l’hôtellerie, les services à la personne, la logistique… », ironise Jean-Albert Guidou.

D’après lui, le recours aux travailleurs sans-papiers a commencé à prendre de l’ampleur à la suite du choc pétrolier de 1973. À cette époque, la France, durement frappée par la crise des hydrocarbures, avait pris la décision d’arrêter l’immigration de travail. Pour les Portugais qui arrivaient naguère en masse dans le pays pour être employés dans le secteur du bâtiment, il était de plus en plus difficile d’obtenir un titre de séjour.

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Les Maghrébins et les autres immigrés originaires d’Afrique sub-saharienne n’étaient plus les bienvenus non plus mais continuaient à venir en quête d’eldorado. Bien que sans-papiers, ils n’avaient pas de mal à trouver du travail sur les chantiers.

Aujourd’hui, la multiplication des donneurs d’ordre et des activités de sous-traitance dans le bâtiment encourage davantage les pratiques d’emploi dissimulé.

Dans une question le 29 décembre dernier au ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, sur l’exploitation des sans-papiers sur les chantiers des JO, Fabien Gay, sénateur communiste de Seine-Saint-Denis, a dénoncé une « arborescence complexe et opaque [qui] favorise les pratiques illicites et la structuration de ce qui s’apparente désormais à un véritable réseau d’exploitation de travailleurs sans-papiers ». 

La parlementaire a ajouté, scandalisé, que la « vulnérabilité des travailleurs sans-papiers sembl[ait] même être devenue une matrice de rentabilité pour les nombreuses entreprises de construction qui interviennent sur les sites ».

Aussi a-t-il demandé au gouvernement de porter secours aux ouvriers des chantiers en leur délivrant des titres de séjour, estimant que la France devait « faire preuve d’exemplarité ».

Des ONG comme la Cimade ont également pris le parti des migrants employés au noir sur les sites olympiques et dans d’autres secteurs, réclamant leur régularisation. À l’occasion de la Journée internationale des migrants, le 18 décembre 2022, elles ont pris part à des marches à travers plusieurs villes de France aux côtés des travailleurs sans-papiers.

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