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La Libye et le positionnement d’Ennahdha au cœur d’une controverse politique en Tunisie

Une plénière pour discuter d’une motion interdisant les ingérences extérieures en Libye a révélé les tensions politiques autour du chef du Parlement, Rached Ghannouchi
Rassemblement organisé par le Parti destourien libre (PDL) contre Rached Ghannouchi, le président du Parlement, mercredi 3 juin à Tunis (AFP)
Rassemblement organisé par le Parti destourien libre (PDL) contre Rached Ghannouchi, le président du Parlement, mercredi 3 juin à Tunis (AFP)

Manifestations, insultes, accusations… les discussions au Parlement tunisien, mercredi, autour d’un projet de motion pour interdire les ingérences en Libye – rejeté faute de majorité des voix – ont dégénéré en polémique.

Au cœur de la controverse : le président du Parlement tunisien, Rached Ghannouchi, chef du mouvement d’inspiration islamiste Ennahdha, critiqué pour son positionnement diplomatique.

Les députés ont échangé des invectives lors d’une session plénière au Parlement à Tunis, devant lequel des centaines de manifestants ont réclamé le départ de Rached Ghannouchi, l’accusant de mener une diplomatie « parallèle » pro-turque.

« Ghannouchi à la tête du Parlement représente un danger pour la sécurité nationale », pouvait-on lire sur des affiches brandies par les manifestants rassemblés à l’appel du Parti destourien libre (PDL), une petite formation anti-islamiste.

Sa présidente, Abir Moussi, a reproché à Rached Ghannouchi « de s’entretenir avec des chefs d’État étrangers au lieu de communiquer avec ses homologues », rapporte le site tunisien Directinfo.

« Pour le pouvoir, vous êtes prêts à vendre la patrie, à collaborer avec les criminels, les contrebandiers, les corrompus, l’AIPAC [lobby américain pro-israélien] et vous vous êtes liés à Qalb Tounes », a lancé Mongi Rahoui, député du Front populaire (gauche), en référence à l’alliance entre les deux partis au moment du choix du Premier ministre.

Dès janvier, alors que le chef de l’État Kais Saied, élu trois mois plus tôt, ne s’était pas encore rendu à l’étranger, Rached Ghannouchi, alors à la tête du Parlement depuis deux mois, avait rencontré le président turc Recep Tayyip Erdoğan.

Traduction : « Le gouvernement tunisien a prouvé une fois de plus qu’il est une formation pataude, hétérogène et vulnérable vouée à une implosion imminente. Au mieux, il ne survivra pas au-delà de l’automne, ce qui pourrait conduire à des élections parlementaires anticipées. »

La diplomatie étant constitutionnellement le domaine du président de la République en Tunisie, Rached Ghannouchi avait alors été pointé du doigt mais il avait fait valoir qu’il avait effectué cette visite en tant que chef d’Ennahdha, parti proche de l’AKP au pouvoir à Ankara.

La polémique a repris de plus belle fin mai, après que le leader d’Ennahdha a félicité par téléphone le chef du Gouvernement d’union nationale (GNA) en Libye, Fayez al-Sarraj, à la suite de la prise par ses forces d’une base aérienne aux forces rivales du maréchal Khalifa Haftar.

Ce comportement contraste avec la neutralité observée de longue date par la Tunisie sur le conflit en Libye, où le pouvoir est disputé par le GNA, reconnu par l’ONU et soutenu par la Turquie et le Qatar, et le maréchal Haftar, appuyé notamment par les Émirats arabes unis (EAU) et la Russie.

Une « caisse de résonance »

Pour Hamza Meddeb, expert pour le centre Carnegie, « Rached Ghannouchi n’a jamais caché faire partie de l’axe Turquie-Qatar mais il est désormais président du Parlement et les institutions tunisiennes se retrouvent entraînées dans cet axe ».

Sur Twitter, Ennahdha a rapporté les propos de son leader, qui s’est dit « ravi de tenir cette plénière ».

« Ce dialogue contribuera à approfondir le débat et permettra d’activer le rôle du Parlement et de répondre aux aspirations de notre peuple à la liberté, à la justice et au développement », a-t-il estimé. La Tunisie est une « caisse de résonance » des affrontements de plus en plus directs entre les différents axes en Libye voisine.

Au Parlement, des députés ont dénoncé mercredi ingérences et alignements.

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« L’alignement de la Tunisie derrière une partie au détriment d’une autre est une erreur que nous ne permettrons pas », a lancé Foued Thameur, du parti Qalb Tounes. 

« En Tunisie, il y a ceux [politiciens] qui suivent le Qatar, d’autres les Émirats arabes unis, d’autres la Turquie et d’autres la France », a dénoncé pour sa part Sihem Askri, également de Qalb Tounes.

À ces tensions s’ajoutent la discorde au sommet entre Rached Ghannouchi et Kais Saied, les rivalités au sein de la coalition gouvernementale entre Ennahdha et ses alliés de circonstance et les profondes divisions au Parlement.

Traduction : « Nous avons besoin d’enraciner les valeurs de diversité des opinions et la rupture avec l’exclusion parce que l’exclusion n’éduque pas le citoyen et ne construit pas une nation. »

La coalition gouvernementale hétéroclite arrivée non sans mal au pouvoir en février « a réussi à tenir grâce à la crise sanitaire qui a gelé les rivalités face à un ennemi commun : le virus », explique Hamza Meddeb, en allusion à la pandémie de COVID-19. « Avec le déconfinement, c’est la reprise des hostilités. »

Les pouvoirs spéciaux confiés au gouvernement pour gérer la crise sanitaire expirent le 11 juin, et les décisions devront ensuite passer par des jeux de pouvoir parlementaires complexes : Ennahdha, principale force du Parlement, n’en contrôle qu’un quart des sièges.

Kais Saied, lui, est passé à l’offensive face au deuxième personnage de l’État, soulignant dans un discours acerbe fin mai que la Tunisie n’avait « qu’un seul président, à l’intérieur du pays comme à l’extérieur », critique adressée implicitement au leader d’Ennahdha.

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Alors qu’Ennahdha doit se choisir un nouveau chef en 2020 lors de son congrès quadriennal, « Ghannouchi joue sa dernière ligne droite : il place ses pions pour garder ce qu’il a comme pouvoir et comme leviers », estime le politologue Selim Kharrat.

« Il a toujours eu des contacts très haut placés, une aura internationale indéniable et il joue sur ça. »

Face à lui, Kais Saied, un universitaire sans expérience du pouvoir jusqu’à son élection surprise en octobre 2019, « ne s’est pas encore tout à fait affirmé » sur le plan diplomatique, souligne Selim Kharrat.

Ces tiraillements interviennent alors que la Tunisie, qui peinait déjà à répondre aux attentes sociales de la population, est frappée de plein fouet par l’arrêt du tourisme et le choc économique dus à la pandémie.

Pour Hamza Meddeb, « le risque est qu’une crise politique ou des blocages n’exacerbent les conséquences économiques et sociales de la crise sanitaire ».

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