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Le migrant, bouc-émissaire de la campagne présidentielle française

L’instrumentalisation de la question migratoire par les politiques est ancienne dans l’histoire de France. Cette campagne n’y échappe pas, alors que des candidats de tous bords font de l’immigration la principale menace pesant sur le pays
Des migrants passent devant des affiches électorales de la candidate du parti d’extrême droite Rassemblement national Marine Le Pen à Calais, le 7 décembre 2015 (AFP/Philippe Huguen)

C’est un fait : la thématique de l’immigration et son corollaire, l’insécurité, ont une forte emprise sur la campagne pour l’élection présidentielle qui se déroulera en avril prochain en France.

Dès lors qu’un chiffre tombe, il est happé par les candidats les plus à droite du spectre politique. Ils le décortiquent et l’instrumentalisent pour donner corps à la menace de l’envahissement étranger et particulièrement du grand remplacement musulman qu’ils voient planer sur la nation.

Twitter s’est notamment emballé après la publication, en janvier dernier, des statistiques du ministère de l’Intérieur sur la délinquance et les flux migratoires en 2021.

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« Explosion des acquisitions de nationalité, augmentation des demandes “d’asile”, progression des titres de séjour : les chiffres @Intérieur_gouv sont catastrophiques, malgré la pandémie ! », s’est exclamé sur le réseau social le polémiste Éric Zemmour, qui promet dans ce tweet de mettre fin à l’immigration s’il est élu président.

Valérie Pécresse, candidate du parti Les Républicains (droite) qui a traité la politique migratoire du président Macron de « débâcle », s’est également alarmée de la hausse « record » des titres de séjour, de l’augmentation de « 54 % » des naturalisations et de « l’effondrement de l’éloignement des clandestins ».

Manipuler les chiffres pour truquer la vérité

Malgré les critiques des médias, qui les accusent notamment de livrer des comptes rendus biaisés et décontextualisés ne tenant pas compte des répercussions de la pandémie de covid-19 sur le recul des statistiques migratoires en 2020, les candidats de droite et d’extrême droite ainsi que leurs staffs poursuivent inlassablement leur besogne.

Nombre d’entre eux s’emploient notamment à manipuler les chiffres sur l’immigration, de manière parfois flagrante, à l’image du vice-président du Rassemblement national Jordan Bardella, qui a déclaré sans la moindre preuve qu’un tiers des logements sociaux étaient occupés par des « non-Français ».

Le discours anti-étrangers fait mouche dans l’opinion. Selon les sondages, les Français considèrent d’ailleurs l’immigration, de la même manière que la délinquance, la crise sanitaire ou le pouvoir d’achat, comme un sujet de préoccupation majeure, loin devant le chômage par exemple

Le discours anti-étrangers fait mouche dans l’opinion. Selon les sondages, les Français considèrent d’ailleurs l’immigration, de la même manière que la délinquance, la crise sanitaire ou le pouvoir d’achat, comme un sujet de préoccupation majeure, loin devant le chômage par exemple.

Emmanuel Macron, qui devrait annoncer sous peu sa candidature pour un second mandat, l’a bien compris et fait tout pour plaire.

En septembre 2021, il s’est emparé de la question migratoire en décidant de réduire de 50 % les visas accordés à l’Algérie et au Maroc et de 30 % pour la Tunisie. À présent, il utilise sa présidence du Conseil européen pour faire campagne contre les immigrés, en plaidant pour le durcissement des contrôles aux frontières.

Ralliement de la gauche

Même à gauche, certains hommes politiques pensent qu’il faut brandir le bâton pour régler le problème migratoire.

C’est le cas par exemple de l’ancien ministre Arnaud Montebourg – lequel a finalement renoncé à sa candidature à l’Élysée –, qui a proposé par exemple de bloquer les transferts d’argent des immigrés pour punir les pays qui refusent de reprendre leurs ressortissants sans-papiers en France.

De son côté, Fabien Roussel, secrétaire général du Parti communiste (PCF) et candidat à la présidentielle, est accusé de glissement à droite, après une déclaration controversée sur « la gastronomie française » et sa participation à un rassemblement de soutien aux policiers, à côté du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, en mai dernier.

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Le patron du PCF prône aussi le renvoi chez eux des étrangers qui n’ont pas obtenu le droit d’asile en France. Inédit pour les communistes ? Pas vraiment. En 1981, l’ancien secrétaire général Georges Marchais estimait déjà qu’il y avait trop d’immigrés en France.

Pour Sébastien Leroux, historien-chercheur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et enseignant à Sciences Po Paris, l’instrumentalisation du thème de l’immigration par les politiques dans le jeu démocratique date d’encore plus longtemps.

« Cette question a été posée au XIXe siècle, au moment de la formation des États-nations, avec la mise en place des frontières, la régulation de la circulation, la création de la carte d’identité nationale et la définition de la fameuse notion de l’identité nationale qui opposait les Français aux étrangers, notamment les Italiens et les juifs, qualifiés d’ennemis de l’intérieur », explique-t-il à Middle East Eye.

Avant de préciser que « c’est ce fameux “eux” et “nous” qui a défini pour un certain nombre de personnes l’identité nationale et a forgé le discours nationaliste discriminant qui considère la figure de l’altérité comme une menace ».

L’appartenance à d’autres cultures vue comme une menace

Sébastien Leroux rappelle que le nationalisme au XIXe siècle avait également pour vocation d’unifier dans une même culture les habitants des territoires grâce notamment à l’emploi de la langue française, comme valeur d’intégration.

« Aujourd’hui, certains voudraient encore que les habitants de France partagent la même culture, estimant que l’appartenance à d’autres cultures, l’islam principalement, est une menace. »

« C’est ce fameux “eux” et “nous” qui a défini pour un certain nombre de personnes l’identité nationale et a forgé le discours nationaliste discriminant qui considère la figure de l’altérité comme une menace »

- Sébastien Leroux, historien chercheur

La persistance des hommes politiques à jouer sur le conservatisme – en opposant les frontières et le principe de souveraineté face aux flux migratoires – démontre, selon Bertand Badie, professeur émérite des universités à Sciences Po Paris, « leur incapacité à définir un vrai projet qui adapte la société française à la mondialisation ».

« Ils considèrent l’immigration comme un phénomène inhérent à la transformation du monde, à la mondialisation des imaginaires, à la facilité des transports, à la densité des communications et au déséquilibre économique et démographique qui appellerait, lui, à des solutions de fond », poursuit-il, dans un entretien accordé à Middle East Eye.

À la place, les politiques investissent, toujours selon lui, un thème facile, celui du « migrant bouc-émissaire » sur lequel sont projetées les peurs de certains Français et qui est tenu pour responsable de toutes les difficultés que vit le pays sur le plan sécuritaire, économique et culturel.

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« Nous sommes dans un temps national-populiste dominé par la peur du changement, la défiance à l’égard des institutions et du personnel politique. Dans ce contexte, les solutions proposées sont la rétraction identitaire et la stigmatisation de l’étranger, qui devient la cible idéale », ajoute l’enseignant.

Il constate d’ailleurs que le discours national-populiste n’est pas l’apanage des partis d’extrême droite et de droite. « Nous le retrouvons assez solidement dans la République en Marche et dans le macronisme. Mais aussi dans la gauche, voire dans certaines formations d’extrême gauche, au nom du souverainisme et du nationalisme. »

Sébastien Leroux rajoute à la liste les « mouvements minoritaires » – comme le groupe d’extrême droite anti-migrants Génération identitaire, dissous en conseil des ministres le 3 mars 2021 – qui font des questions d’identité leur credo.

D’après lui, le désenchantement de la population, qui ne croit plus à la capacité des politiques à trouver des solutions à ses problèmes, explique le succès de ces discours.

Une situation préoccupante

Bien au-delà des classes populaires, les couches les plus favorisées de la société semblent également séduites. Et pour cause : « Zemmour a un discours pseudo-savant sur la menace culturelle qui attire des catégories socioprofessionnelles plus élevées par rapport à un électorat Rassemblement national. Il s’appuie sur des références historiques biaisées. Mais cela n’empêche pas certaines élites de partager son diagnostic », souligne le chercheur.

« Nous sommes dans un temps national-populiste dominé par la peur du changement, la défiance à l’égard des institutions et du personnel politique. Dans ce contexte, les solutions proposées sont la rétraction identitaire et la stigmatisation de l’étranger, qui devient la cible idéale »

- Betrand Badie, professeur émérite des universités

En ratissant large avec ses idées sur le « grand remplacement » et l’invasion migratoire, l’ancien polémiste a-t-il des chances d’arriver au palais de l’Élysée ?

Pour Bertrand Badie, la perspective d’une élection d’Éric Zemmour – ou de Valérie Pécresse – n’est pas totalement impossible.

« Il suffit que la vague nationale populiste enfle encore, que les reports de voix deviennent incertains ou qu’il y ait une abstention forte lors du second tour pour que l’un de ces candidats soit élu, d’une courte tête », avance-t-il, regrettant au passage « les renoncements » de la gauche.

« Face à l’offensive politique de la droite et de l’extrême droite, il y a au mieux un silence de la gauche, au mieux un ralliement pur et simple », déplore-t-il.

Preuve accablante : en décembre dernier, aucun leader de la gauche n’a signé l’appel (de 60 personnalités) adressé aux candidats à la présidentielle pour cesser d’instrumentaliser les questions migratoires.

« C’est quelque chose d’inquiétant », conclut Bertrand Badie.

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