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Tunisie : pourquoi d’autres scandales sanitaires sont à craindre

Manque de personnel, conditions d’hygiène déplorables, surcharge des hôpitaux, sous-budgétisation… Le scandale de la mort de quinze nouveau-nés début mars a rappelé combien le secteur de la santé a besoin d’être réanimé en urgence
Une infirmière à la maternité de l’hôpital La Rabta à Tunis, le 11 mars 2019 (AFP)
Par Mhamed Mestiri à TUNIS, Tunisie

La tragédie de l’hôpital La Rabta, où quinze nouveau-nés ont trouvé la mort en l’espace d’une semaine, a été vécue comme un traumatisme par l’opinion publique tunisienne.

Les premiers éléments de l’enquête ont indiqué que les nourrissons, prématurés, sont décédés suite à une infection bactérienne causée par les poches d’alimentation parentérale (sondes). L’origine exacte de l’infection demeure toujours inconnue, mais elle proviendrait d’une défaillance humaine.

Au-delà de l’état de choc causé par le nombre de victimes, ce sont les photos des familles récupérant les corps de leurs bébés dans de vulgaires cartons qui a provoqué une onde d’indignation à travers toute la Tunisie. Des écoliers, des lycéens et des étudiants ont tenu à exprimer leur effroi lors de cérémonies organisées dans divers établissements du pays.

« Tout le secteur de la santé est dans un état d’urgence », a déclaré Sonia Ben Cheikh dans une conférence de presse le 11 mars (AFP)

Si le scandale sanitaire a poussé le ministre de la Santé, Abderraouf Cherif, à démissionner, la communication du gouvernement Chahed et sa gestion de la crise n’ont pas aidé à apaiser la colère des Tunisiens. 

La conférence de presse de Sonia Ben Cheikh reflète particulièrement une tentative du gouvernement de masquer les responsabilités de l’exécutif dans ce drame. Après avoir annoncé la création d’une commission d’enquête et présenté les premiers éléments relevés, la nouvelle ministre par intérim a mis en avant l’importance des ressources consacrées par son gouvernement à la santé publique avant de pointer du doigt l’instrumentalisation politique du drame.

Du côté du Parlement, la séance plénière exceptionnelle qui était programmée pour l’occasion avait dû être levée pour absence de quorum. Seulement 38 députés sur 217 y ont assisté ! L’absence des députés de la majorité au pouvoir a été très remarquée.

Malaise du personnel médical et paramédical

Bien qu’une demande ait été envoyée par le bureau de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), Youssef Chahed aurait refusé d’être auditionné par les députés : « La présidence du gouvernement n’a pas répondu à la correspondance qui lui a été adressée par l’ARP concernant la tenue d’une séance de dialogue au sujet du décès tragique des nourrissons à l’hôpital de la Rabta », a déclaré le député Ghazi Chaouachi

Ahmed Seddik, président du bloc parlementaire du Front populaire (FP, opposition), a réagi en menaçant de boycotter les travaux de l’ARP si le chef du gouvernement ne se présentait pas à l’audition parlementaire.

En réaction aux propos de la ministre sur les ressources allouées à la santé publique, l’Organisation tunisienne des jeunes médecins (OTJM) a lancé une campagne sur les réseaux sociaux pour dénoncer la réalité de leurs conditions de travail. 

« Le service situé au troisième étage du centre de néonatalogie de La Rabta a une capacité d’accueil de 30 lits, or il accueille généralement jusqu’à 70 patients »

- Mohamed Douagi, président de la commission d’enquête

Le malaise du personnel médical et paramédical du secteur public y a très vite trouvé écho. Délabrement des infrastructures, conditions d’hygiène déplorables, manque de personnel, structures surchargées, etc., c’est une véritable avalanche de témoignages qui ont été postés sur les réseaux sociaux sous le hashtag #balancetonhôpital. Les citoyens n’ont pas tardé à leur emboiter le pas en témoignant sur les conditions d’accueil et de soin.

« Cette campagne vise à montrer dans quelles conditions les équipes médicale et paramédicale travaillent, et de ce fait à démontrer que les autorités sont responsables des catastrophes de la santé publique», souligne Aymen Bettaieb, vice-président de l’Organisation tunisienne des jeunes médecins.

Le manque de ressources a d’ailleurs été dénoncé par Mohamed Douagi, président de la commission d’enquête, lors d’une conférence de presse : « Le service situé au troisième étage du centre de néonatalogie de La Rabta accueille exclusivement des bébés prématurés. Il a une capacité d’accueil de 30 lits, or il accueille généralement jusqu’à 70 patients, et dans les cas d’épidémies de bronchiolite, il est allé jusqu’à accueillir 100 patients. En 2011, cinq médecins spécialistes assuraient le service. Aujourd’hui, il n’en reste que trois, sachant que le troisième médecin est en congé maternité depuis deux mois ». 

https://twitter.com/ImenBourguiba/status/1108027093173092353

Intervenant au micro d’une radio locale, Zahra Marrakchi, chef du service de néonatologie à l’hôpital Charles Nicolle de Tunis, a tenu quant à elle à faire un état des lieux sur la situation des services de maternité du pays : « On déplore l’absence de services de néonatalogie dans la majorité des hôpitaux universitaires et régionaux. Les services qui sont opérationnels manquent du minimum exigible. On travaille dans des conditions hors-norme, le plus grand facteur étant le manque de personnel médical. Les recrutements sont retardés depuis des années, et [le personnel] qui part en retraite ou en coopération n’est pas remplacé ».

« Du militantisme au quotidien ! »

« Nous avons un manque cruel de matériel médical. Les appareils qui tombent en panne ne sont pas remplacés. Même chose pour les dispositifs médicaux et les consommables, dans certains cas on se retrouve en rupture de stock. Croyez-moi, c’est du militantisme au quotidien ! », poursuit Zahra Marrakchi.

Il est vrai que les problèmes de l’hôpital public sont le fruit de négligences qui remontent aux deux dernières décennies, mais ils se sont sérieusement aggravés ces dernières années. 

Même si les autorités ont lancé en 2012 le « dialogue sociétal sur les politiques, les stratégies et les plans nationaux de santé », ses travaux ne sont toujours pas parachevés pour pouvoir entamer la réforme de la santé. Entre-temps, le corps médical a connu deux grèves générales en 2014 et 2018, ainsi qu’un grand mouvement de protestation place de la Kasbah en 2017.

Des médecins manifestent devant le ministère de la Santé à Tunis pour soutenir leurs collègues arrêtés et jugés pour « erreur médicale », le 23 mars 2017 (AFP)

Tandis que la population de patients et les coûts des services de santé ont observé une nette augmentation, la budgétisation de la santé publique est restée en deçà des besoins, laissant les hôpitaux publics dans une situation d’endettement. 

« Le budget du ministère de la Santé est une véritable honte ! La semaine dernière, on a eu une réunion du comité médical de l’hôpital Charles Nicolle, c’est un hôpital endetté à hauteur de 50 millions de dinars. Dans ces conditions, comment voulez-vous qu’il soit en mesure de payer les fournisseurs pour s’équiper ou pour éviter les ruptures de stock ? Il y a des dysfonctionnements sur toute la chaîne, des ressources humaines aux ressources financières. Cela ne peut mener qu’à une situation malheureuse et inéluctable, ce sont les bébés qui en paient le prix », estime Zahra Marrakchi.

Ces insuffisances budgétaires sont à l’origine de la crise de confiance qui s’est installée entre les autorités et les médecins du public. Ces derniers, sous-payés et en sous-effectif, ont à plusieurs reprises alerté les autorités sur la dégradation progressive de leurs conditions de travail. 

Le drame de La Rabta est le deuxième gros scandale sanitaire qui secoue la majorité au pouvoir trois ans

« En tant que chefs de services des centres de néonatalogie, on n’a pas arrêté de tirer la sonnette d’alarme, de faire des écrits. En 2017, près de 400 médecins hospitalo-universitaires ont lancé un cri de détresse sur la dégradation du service public, sauf qu’on n’a pas senti que les autorités étaient coopératives ou à l’écoute », précise encore Zahra Marrakchi. Cette alerte signée par 387 médecins hospitalo-universitaires et adressée au chef du gouvernement, est restée lettre morte. 

« Je tiens à rappeler que lorsque j’ai intégré l’hôpital Charles Nicolle au début des années 2000, il n’y avait pas de service de néonatalogie. Je suis allée rencontrer un haut responsable au ministère de la Santé. Jusqu’à ce jour, ses paroles résonnent dans mes oreilles, il m’avait dit : "Madame, la Tunisie n’a pas de moyens, c’est tout ! Celui qui décède que Dieu ait pitié de son âme" », poursuit-elle.

La Tunisie a récemment connu un exode important de ses médecins vers les pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) et le Moyen-Orient. L’hôpital public en a fait les frais, car ce personnel compétent et expérimenté n’est pas évident de remplacer.  

Neuf ministres en quinze ans

À cela s’ajoute l’instabilité politique : le ministère de la Santé a été lourdement impacté par les tractation politiques et les remaniements : en l’espace de cinq ans, il a vu se succéder neuf ministres.  

Cela a eu un coût en termes de gouvernance, car durant toute la crise, la santé publique s’est retrouvée dans l’impossibilité de suivre une stratégie ou des directives harmonieuses.

Le drame de La Rabta est le deuxième gros scandale sanitaire qui secoue la majorité au pouvoir en l’espace de trois ans. En 2016, des stents périmés ont été implantés dans le cœur de plus de 150 patients. L’enquête avait révélé que quatorze cliniques privées et près d’une trentaine de médecins avaient été impliqués dans l’affaire.

Des étudiants manifestent devant le ministère de la Santé, à Tunis, après la mort des nouveau-nés des suites d’une infection nosocomiale, le 11 mars 2019 (AFP)

Les sanctions prononcées par les autorités avaient été assez dérisoires devant l’ampleur du scandale, suscitant chez les Tunisiens un sentiment d’impunité. Parmi les 27 médecins qui ont été interpellés, sept ont été interdits d’exercer pour une durée entre trois et six mois, le reste a écopé d’un blâme ou d’un avertissement. 

Du côté des cliniques, si certaines ont été contraintes de fermer leur salle de cathétérisme pendant quelques temps, d’autres n’ont reçu qu’un simple blâme. Tandis que chez les fournisseurs, aucune sanction n’a été prononcée.

2019 étant une année électorale, l’opinion publique craint que l’aspect politique ne prenne le dessus sur la justice. Et à l’analyse des diverses déclarations faites par les médecins durant toute la semaine qui a suivi le drame, une tendance se confirme : il y a une forte probabilité que d’autres scandales sanitaires surviennent dans la période à venir si le gouvernement se contente de faire des changements de façade.

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