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Les États-Unis ne gagneront pas en cas de guerre contre l’Iran

Alors que les tensions régionales s’intensifient, Téhéran et Washington se dirigent progressivement vers une confrontation qui pourrait transformer la région
Une femme passe devant une peinture murale représentant le drapeau national iranien à Téhéran le 19 septembre (AFP)

L’attaque spectaculaire qui a eu lieu samedi 14 septembre contre deux importantes installations pétrolières saoudiennes a mis en lumière les tensions extrêmes qui traversent une grande partie de la région.

Les attaques contre les installations pétrolières d’Abqaiq et de Khurais, dirigées par Aramco, propriété de l’État saoudien, ont provoqué une vague de spéculations sur l’éventualité de représailles militaires imminentes.

Les autorités américaines, notamment le secrétaire d’État Mike Pompeo, n’ont pas tardé à imputer les attaques à l’Iran. Le vice-président Mike Pence a prononcé un discours menaçant dans lequel il a affirmé que les États-Unis étaient « prêts à riposter » pour défendre leurs intérêts et ceux de leurs alliés.

Escalade au ralenti

Cependant, alors que les tensions régionales ont atteint un stade où plusieurs séries d’hostilités directes pourraient être inévitables, une guerre à part entière entre l’Iran et les États-Unis reste improbable.

L’escalade au ralenti à laquelle nous assistons depuis l’été peut être immédiatement imputable à la campagne de « pression maximale » menée par l’administration Trump contre l’Iran, mais ses causes réelles sont beaucoup plus profondes.

L’équilibre des pouvoirs a changé dans la région et l’Iran a atteint le point de non-retour pour ce qui est de supplanter les États-Unis en tant que puissance régionale dominante.

L’Iran a atteint le point de non-retour pour ce qui est de supplanter les États-Unis en tant que puissance régionale dominante

L’approche et les politiques du président américain Donald Trump ont accéléré ce processus, créant les conditions d’un conflit.

S’il est difficile d’imaginer précisément la forme, l’ampleur et la trajectoire de la confrontation qui se profile à l’horizon, une chose est sûre : l’Iran a l’avantage dans les domaines politique, diplomatique, de l’information et même militaire.

Pour tenter de comprendre la situation, il est utile d’examiner les concepts fondamentaux qui ont régi les relations entre l’Iran et les États-Unis au cours des quarante dernières années.

Si ce n’est un secret pour personne que Téhéran et Washington sont des rivaux acharnés depuis la révolution iranienne de 1979, on comprend moins bien l’ensemble complexe de protocoles implicites qui ont guidé les relations bilatérales depuis lors.

Malgré l’intense rivalité stratégique qui règne dans la région, en particulier dans l’arène du Golfe, l’Iran et les États-Unis ont généralement évité les confrontations militaires, à une exception près : l’opération Mante religieuse d’avril 1988.

Cette bataille navale féroce, qui a duré une journée au cours des dernières étapes de la guerre entre l’Iran et l’Irak, a vu les États-Unis détruire une partie importante de la marine iranienne. La marine américaine considère cette bataille comme son plus grand combat depuis la Seconde Guerre mondiale.

Mais l’opération Mante religieuse n’a été que l’exception confirmant la règle. Depuis la fin de la guerre Iran-Irak, aucun affrontement militaire n’a eu lieu entre les deux puissances, malgré des provocations répétées des deux côtés.

Posture belligérante

Cela a donné lieu à une doctrine implicite qui peut être décrite par cette expression : « pas de guerre, pas de paix ». Ses concepts fondamentaux ont, dans l’ensemble, servi les intérêts de toutes les principales parties prenantes.

L’Iran et les États-Unis ont tous deux tiré parti de l’impasse, qui a permis aux deux puissances d’adopter une attitude belligérante au Moyen-Orient sans en venir aux coups. Cela leur a donné la possibilité de protéger leurs intérêts et de consolider leur influence, sans créer d’instabilité régionale grave.

Le président américain Donald Trump s’adresse aux médias à Washington le 22 juin (AFP)
Le président américain Donald Trump s’adresse aux médias à Washington le 22 juin (AFP)

Cela a également permis de rares cas de coopération hautement qualifiée, notamment dans la bataille contre le groupe État islamique en Irak.

Cette doctrine non reconnue a toutefois été mise à rude épreuve ces dernières années – et approche maintenant à grands pas de son échéance.

Afin de comprendre pourquoi les règles qui régissent les relations entre l’Iran et les États-Unis sont en train de s’effondrer, il est utile d’examiner comment les deux parties ont compris la doctrine « pas de guerre, pas de paix », et plus précisément sa longévité.

Pour Téhéran, le principe directeur de la politique étrangère iranienne au cours des trois dernières décennies, depuis la fin de la guerre Iran-Irak, a été d’équilibrer l’exigence de renforcement des capacités et celle du maintien de l’idéologie révolutionnaire.

En pratique, cela s’est traduit par le développement d’un vaste réseau d’influence au Moyen-Orient grâce à un partenariat avec des groupes et des communautés locales profondément enracinés, du Liban au Yémen, tout en évitant les conflits interétatiques.

Profondes incompréhensions

Pour les Américains, des incompréhensions profondes sur la nature, la complexité, les ambitions, la dextérité et la résilience de la République islamique ont contribué à maintenir la doctrine du « pas de guerre, pas de paix ».

Au cours des trente dernières années, les administrations américaines, tant républicaines que démocrates, ont formulé deux hypothèses fondamentales sur l’Iran : son idéologie révolutionnaire se tarirait avec le temps et son élan stratégique atteindrait un plafond, ouvrant la voie à une transition de puissance « révolutionnaire » à État « normal ».

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L’ancien diplomate et stratège américain Henry Kissinger a parfaitement élucidé ce malentendu lorsqu’il a sermonné l’Iran en déclarant qu’à un moment donné, il devrait choisir entre être un « pays » ou une « cause ».

Cependant, les États-Unis ont plus ou moins abandonné leurs hypothèses et leurs attentes. L’issue du conflit en Syrie a été déterminante dans ce bouleversement des calculs américains, l’Iran y faisant preuve, contre toute attente, d’un large éventail de compétences militaires, politiques, diplomatiques et de renseignement.

L’ancien diplomate et arabiste britannique Sir John Jenkins a bien compris les erreurs de calcul stratégiques des États-Unis lorsqu’il a observé avec perspicacité que l’Iran était désormais davantage préparé à la guerre que tout autre État régional ou extrarégional.

Mais en dépit de tous ses talents et de son expérience diplomatique, Jenkins s’est terriblement trompé dans le conseil qu’il offre à présent aux États-Unis : adopter une posture plus musclée vis-à-vis de l’Iran ou, comme il le dit habilement, cesser d’« apaiser » la République islamique.

C’est la voie vers une guerre que les États-Unis et leurs alliés, notamment le Royaume-Uni, perdront.

Messages incohérents

On a beaucoup écrit sur la campagne de « pression maximale » de Trump contre l’Iran et sur la logique (ou l’absence de logique) sous-jacente. Pourtant, si l’administration américaine actuelle semble véritablement confuse, ce qui entraîne des messages hétérogènes et incohérents, cela ne doit pas être confondu avec l’establishment américain dans son ensemble.

Les principales institutions de politique étrangère des États-Unis – à savoir, la CIA, le Pentagone et le département d’État – semblent être parvenues à un consensus sur le fait de mettre fin à l’ancien cadre sous-tendant les relations bilatérales depuis trois décennies.

Comme l’ont démontré les événements de cet été, l’Iran est plus que jamais prêt pour la guerre, et ce pour une raison simple : il a une grande confiance dans sa capacité à gagner.

Le président iranien Hassan Rohani s’exprime à Ankara le 16 septembre (AFP)
Le président iranien Hassan Rohani s’exprime à Ankara le 16 septembre (AFP)

Bien qu’à l’évidence, il existe une forte disparité entre l’Iran et les États-Unis en matière de puissance, la simple vérité (ainsi que les États-Unis ne le savent que trop bien) est que celle-ci comptera peu pour l’issue de la guerre et – ce qui est plus important encore – pour le rééquilibrage stratégique de l’après-conflit.

Dans les domaines critiques que sont la guerre asymétrique, le renseignement, les opérations d’information et la guerre par procuration, les compétences et les capacités de l’Iran sont supérieures à celles des principales puissances occidentales, notamment les États-Unis et le Royaume-Uni.

En outre, malgré quatre décennies de maturation, la République islamique demeure une authentique puissance révolutionnaire dotée d’une énorme assise populaire à travers la région. Tout conflit militaire direct entre l’Iran et les États-Unis – peu importe sa portée ou sa durée – mobilisera cette base non seulement pour obtenir un effet stratégique considérable, mais également pour une transformation stratégique massive.

Pire que le Vietnam ?

Il n’est pas exagéré de dire que la survie des régimes au pouvoir en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis sera en jeu lors de tout conflit prolongé entre l’Iran et les États-Unis. Le conflit affectera également la région plus vaste du Levant, où le Hezbollah, au Liban, est plus que prêt à faire face à un conflit de grande envergure avec Israël.

Mais la question de savoir si ce conflit se réalisera dépend dans une large mesure des choix des dirigeants israéliens, plutôt que de l’instigation des alliés de l’Iran sur la côte orientale de la Méditerranée.

S’ils continuent sur leur trajectoire actuelle, les États-Unis subiront leur plus grande défaite de mémoire d’homme

Pour les dirigeants américains, il n’est pas trop tard pour éviter ces scénarios extrêmement peu attrayants. À ce stade, seule la Maison Blanche peut désamorcer les tensions en annulant sa campagne de « pression maximale » – qui ne produit qu’« une résistance maximale » du côté adverse – ou, à défaut, en la modérant en prévoyant des issues de secours.

S’ils continuent sur leur trajectoire actuelle, les États-Unis subiront leur plus grande défaite de mémoire d’homme – un revers bien plus dur que le Vietnam, tant sur le plan stratégique que psychologique.

Pour subvertir la maxime de Kissinger, le choix qui s’offre aux dirigeants et aux stratèges américains est de savoir s’ils veulent conserver l’apparence du statut de superpuissance pendant encore une vingtaine d’années ou prendre le risque de recevoir un coup terrible de la part de l’Iran et de ses alliés.

- Mahan Abedin est un analyste spécialiste de la politique au Moyen-Orient. Il est l’auteur d’Iran Resurgent: The Rise and Rise of the Shia State. Vous pouvez le suivre sur Twitter @MahanAbedin.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original).

Mahan Abedin is an analyst of Middle Eastern politics. He is the author of Iran Resurgent: The rise and rise of the Shia state. He tweets @MahanAbedin.
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