Algérie : plus de soixante ans après le congrès de la Soummam, la relation entre le politique et le militaire n’est toujours pas apaisée
Depuis quelques semaines, un slogan est devenu très présent dans les manifestations à Alger : « Daoula madania, machi aaskaria » (un État civil, pas militaire). Cet énoncé, apparemment très simple, a pourtant une profonde résonance dans l’histoire moderne du pays.
Il renvoie en fait à une autre formule : « primauté de l’intérieur sur l’extérieur, et du politique sur le militaire », les deux mots d’ordre qui constituent, avec la structuration du Front de libération nationale-Armée de libération nationale (FLN-ALN), les résultats les plus marquants du congrès de la Soummam, tenu à la mi-août 1956, moins de deux ans après le déclenchement de la guerre de libération.
Formules d’une grande densité politique, ces préceptes dessinent un choix stratégique pour la guerre de libération et en marqueront durablement l’évolution. Mais ils auront des retombées contrastées sur le cours de la lutte armée, qui sera entraînée par sa propre dynamique sur des terrains inattendus.
Divergences politiques et rivalités ont, par la suite, provoqué des glissements dangereux. Certains, comme l’ancien président Ahmed Ben Bella, sont allés jusqu’à remettre en cause les résolutions de la Soummam.
D’autres ont fait des résolutions de la Soummam le premier document de référence de l’Algérie contemporaine, y compris au détriment de la Déclaration du 1er novembre.
Encadrer toute action militaire par des considérations politiques
Comment en est-on arrivé là ? Commençons par le commencement. La primauté du politique sur le militaire n’est pas un produit exclusif du congrès de la Soummam.
Le concept avait été largement abordé dès 1948, dans le rapport sur la lutte armée présenté au comité central du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), parti nationaliste algérien fondé en 1946.
La primauté du politique sur le militaire n’est pas un produit exclusif du congrès de la Soummam
Hocine Aït Ahmed, chef de l’Organisation spéciale (OS, bras armé du MTLD), avait engagé de larges consultations et s’était beaucoup documenté avant de présenter ce rapport, qui apparait plutôt comme le résultat d’un débat et d’une réflexion collectifs initiés par Aït Ahmed.
Tenant compte de la leçon du 8 mai 1945, des expériences du XIXe siècle et du combat d’autres peuples pendant la première moitié du XXe siècle, Aït Ahmed était préoccupé par une idée centrale : comment garantir la poursuite de la lutte armée dans un cadre structuré, maîtrisé, jusqu’à la satisfaction des revendications politiques du peuple algérien ?
Comment doter la lutte armée d’institutions, de structures, d’une matrice politique en mesure de la protéger contre toute déviation de type règlement de comptes, dérive terroriste, guerre clanique, etc. ?
À l’issue de débats organisés dans les dures conditions de la clandestinité, de nombreuses conclusions se sont imposées.
Parmi lesquelles la nécessité d’encadrer, voire de conditionner, toute action militaire par des considérations politiques.
Une opération militaire ne peut être décidée, préparée, menée et évaluée que par rapport à l’objectif politique qu’elle permet d’atteindre.
Cette idée a profondément marqué les premiers noyaux de l’OS, et explique l’importance, voire la prééminence prise plus tard par le commissaire politique dans les textes du FLN-ALN.
Décalage
Un problème risquait de remettre en cause cette belle réflexion : la guerre de libération n’a pas été déclenchée par les « politiques », par l’élite du mouvement national, les plus instruits, les intellectuels ou les théoriciens.
Elle a été lancée par les activistes, les recherchés, les clandestins, les radicaux, contre l’avis des « politiques ». Ceux-ci ont été consultés, et pour certains, fortement sollicités pour s’y engager. Ils ont estimé – c’était leur analyse – que la situation n’était pas
Quand le congrès de la Soummam a édicté la primauté du politique sur le militaire, ceux qui ont fait le 1er novembre ont estimé que c’était une remise en cause de leur autorité, voire de leur choix. Certains y ont vu une trahison.
Pour eux, il s’agissait d’une tentative de reprise en mains des commandes de la guerre de libération par les « politiques », c’est-à-dire les anciens membres du comité central du MTLD, voire les amis de Ferhat Abbas et les oulémas, qui avaient refusé de s’engager en 1954.
Comment accepter que des hommes qui avaient refusé de participer au déclenchement de la lutte armée prétendent en prendre le commandement, à peine dix-huit mois après le début de la guerre de libération ?
La guerre de libération n’a pas été déclenchée par les « politiques », par l’élite du mouvement national, les plus instruits, les intellectuels ou les théoriciens
Comment accepter que des hommes ayant fait preuve d’autant d’hésitation le 1er novembre puissent aujourd’hui, dix-huit mois plus tard, prendre la tête de l’insurrection sans lui faire courir de risques ?
Pour les hommes du 1er novembre, la question était parfaitement légitime, malgré la présence de plusieurs d’entre eux au congrès de la Soummam, dont le président du congrès, Larbi Ben M’Hidi, ainsi que Krim Belkacem, Amar Oumarane, Zighoud Youcef et d’autres.
Ben M’Hidi avait présidé le congrès de la Soummam, mais les tractations et la démarche générale étaient plutôt l’œuvre d’Abane Ramdane, qui avait associé de nombreux « intellectuels » (centralistes, communistes, voire bourgeois) aux débats en cours avant de les intégrer au FLN.
Or, Abane était relativement instruit. Il était bachelier, ce qui était rare, et en faisait un homme de niveau supérieur.
Abane avait naturellement plus d’accointances avec les hommes instruits : les pharmaciens Ben Khedda et Ferhat Abbas, le juriste Saad Dahlab, les médecins Sadek Hadjerès et Pierre Chaulet, etc. Ce qui l’éloignait naturellement de ceux qui ont fait le 1er novembre.
Divergences historiques
Le moudjahid Lakhdar Bouragaa raconte, avec beaucoup d’humour, une rencontre entre Abane Ramdane, peu après sa sortie de prison, en 1955, et Amar Ouamrane, telle que rapportée par ce dernier.
Ouamrane racontait avec fierté ce qui avait été décidé et ce qui avait été fait par les initiateurs du 1er novembre, alors qu’Abane, atterré, frappé par le niveau d’impréparation, répondait par la formule « essaaka el-moumnine » (interjection marquant la surprise et le choc).
Le livre de Mabrouk Belhocine, Le Courrier Alger – Le Caire, offre une mine d’informations sur les divergences qui ont marqué cette période.
Notamment entre une direction « historique » du FLN-ALN, qui s’installe progressivement à l’extérieur, et celle de l’intérieur, plus impliquée dans l’organisation du congrès de la Soummam.
Différends politiques et idéologiques, rivalités personnelles, inimitiés, ambitions, alliances de circonstance vont alimenter un faisceau de conflits dont les conséquences sont encore perceptibles plus de 60 ans plus tard.
Théorie et conditions de lutte
Mais au final, rien ne peut occulter cette évidence : le congrès de la Soummam a complété la Déclaration du 1er novembre en dotant la lutte armée d’institutions, de structures, d’une organisation et d’une base politique inégalées. Y compris en édictant des préceptes irréalisables, ou inadaptés. Et sans rien enlever au mérité de ces géants qui ont pensé et réalisé la libération du pays.
L’évolution de la situation allait montrer la difficulté de s’en tenir à des principes théoriques face à une réalité aussi dure que l’était la guerre de libération
Le concept même de « primauté » fait partie de ces idées inadaptées.
Évoquer, par exemple, la primauté de l’intérieur sur l’extérieur, c’est admettre, implicitement, qu’il y a deux champs de bataille, l’un à l’intérieur, l’autre à l’extérieur.
Ce qui est erroné. La lutte est une, elle s’exerce par différents moyens, politique, militaire, diplomatique, médiatique, sur différents lieux, en fonction des besoins et des possibilités offertes.
De même, la primauté de l’intérieur sur l’extérieur, dans un contexte de suspicion, peut prêter à équivoque.
L’interprétation s’est imposée d’elle-même : les dirigeants de la révolution se trouvant à l’intérieur étaient accusés de vouloir imposer leur pouvoir au sein des instances de la révolution.
Un sommet de la réflexion politique
Du reste, l’évolution de la situation allait montrer rapidement la difficulté de s’en tenir à des principes théoriques face à une réalité aussi dure que l’était la guerre de libération : les hommes qui ont adopté ces résolutions sont, soit tombés au champ d’honneur, soit contraints à quitter le territoire national.
Les conditions de la lutte ne permettaient visiblement pas le maintien de la direction de la révolution en territoire algérien.
Mais cela constitue un aspect mineur de l’histoire du pays. Les résolutions du congrès de la Soummam constituent un sommet de la réflexion politique.
Dans les conditions de guerre de cette époque, cela relève d’un incroyable exploit.
Malgré les erreurs et la répression coloniale féroce, l’objectif fixé a été atteint
Particulièrement dans un pays peu habitué à construire des solutions élaborées, complexes, peu habitué aussi à négocier, à rassembler, un pays où on est enclin à l’affrontement et au règlement des conflits par la force brutale.
La Déclaration du 1er novembre a réalisé un consensus national par sa simplicité. Elle a fixé des objectifs accessibles à tous.
Le congrès de la Soummam a instauré une dynamique politique et organisationnelle impossible à contenir.
Et malgré les erreurs et la répression coloniale féroce, l’objectif fixé a été atteint. Grâce, entre autres, aux hommes de la Soummam.
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