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Faute de pouvoir chauffer leurs maisons, les Syriens noient leurs soucis dans les hammams traditionnels

Les longues coupures d’électricité et le prix exorbitant du carburant poussent les Damascènes à se tourner vers une solution traditionnelle pour se réchauffer et se laver
Dans le hammam al-Malik al-Zahir, un homme se fait laver sur une surface en marbre (Hasan Belal/MEE)
Par Danny Makki à DAMAS, Syrie

Niché dans le dédale des ruelles du vieux Damas se trouve le hammam al-Malik al-Zahir, le plus ancien établissement de bains en activité au monde, construit en 975.

Le bâtiment a la réputation d’être un trésor historique de la culture damascène, mais aujourd’hui, il devient davantage un lieu de réconfort pour les Syriens en proie à des difficultés économiques, tandis que les pénuries de carburant et d’électricité relancent une passion ancestrale pour les bains publics.

Si la lire syrienne s’est stabilisée à 15 000 pour un dollar américain à la fin de l’année 2023, les salaires ne dépassent toujours pas les 200 000 lires, soit environ 14 dollars par mois, ce qui permet à peine aux Syriens de joindre les deux bouts. Les services publics, qui coûtent souvent beaucoup moins cher que le privé, sont donc très demandés.

Au milieu des chambres à vapeur et de l’écho constant des éclaboussures d’eau se trouve Bassam Kabab, 50 ans, qui dirige le célèbre hammam et a vu la clientèle augmenter à mesure que l’économie syrienne est en déclin.

Il affirme à Middle East Eye que le hammam est fréquenté par autant de personnes qu’avant le début de la guerre civile en 2011.

« Mais le concept du hammam a beaucoup évolué depuis. Auparavant, la plupart des gens venaient dans un but récréatif. Aujourd’hui, les gens veulent économiser leur combustible chez eux », explique-t-il.

« Les gens ont des familles, des personnes âgées et des enfants, et il est impossible de maintenir une maison toujours chauffée ou d’avoir de l’eau chaude, car le chauffage coûte cher et l’électricité est disponible en quantité limitée. »

Le diesel vendu au marché noir pour les chauffages domestiques en Syrie peut coûter environ dix dollars pour dix litres, ce qui ne dure pas longtemps et fait grimper les factures de chauffage à des niveaux excessifs.

La façade du hammam al-Malik al-Zahir situé dans la vieille ville de Damas (Hasan Belal/MEE)
La façade du hammam al-Malik al-Zahir situé dans la vieille ville de Damas (Hasan Belal/MEE)

« Le hammam al-Malik al-Zahir n’est pas seulement le plus ancien bain public du monde, puisqu’il remonte au Xe siècle, mais nous sommes aussi la plus ancienne famille à travailler dans ce secteur, de génération en génération depuis 150 ans », souligne Bassam Kabab.

« Mon grand-père était la personne la plus compétente dans ce domaine en Syrie, si bien que nous disposons de toutes les particularités et tous les secrets qui se transmettent au fil du temps. »

« Nous avons connu des périodes très difficiles »

Lorsque la répression des manifestations antigouvernementales en 2011 s’est transformée en une guerre civile toujours en cours, quoique gelée, la vie à Damas a été bouleversée. Si le centre historique de la capitale a été largement épargné, de vastes zones de la ville et de ses environs sont devenues des lignes de front.

« Les gens ont cessé de venir pendant la crise », déclare Bassam Kabab. « Les magasins fermaient tôt et les gens n’aimaient pas sortir. Mais désormais, compte tenu de la situation économique, les bains gagnent en popularité et constituent une activité : se laver, boire du thé, nous formons une communauté. »

Bien que la violence en Syrie ait diminué par rapport à son apogée atteint entre 2012 et 2018, l’économie s’est effondrée depuis. Avec la dépréciation de la lire syrienne, les gens ont beaucoup moins d’argent à dépenser.

Dans le cadre du budget 2024, la part des dépenses consacrées aux subventions publiques et autres programmes de soutien s’élevait à 18 %, contre près de 30 % en 2023.

Les Syriens ont désormais beaucoup moins d’argent à dépenser pour les produits de première nécessité. Selon les Nations unies, environ 1 350 000 lires (94 dollars) par mois sont nécessaires pour couvrir les dépenses de base.

« Nous avons connu des périodes très difficiles au hammam. Il y avait beaucoup de pression et de stress. Nous l’avons gardé ouvert et à perte, nous payions beaucoup de frais. Mais à présent, les gens ont besoin de nous et nous sommes là pour eux », déclare Bassam Kabab.

Il existe différentes traditions pluriséculaires dans le hammam, notamment celle de couper les morceaux de savon en deux (Hasan Belal/MEE)
Il existe différentes traditions pluriséculaires dans le hammam, notamment celle de couper les morceaux de savon en deux (Hasan Belal/MEE)

Dans la chambre à vapeur en marbre du hammam est assis un client enthousiaste d’âge moyen, drapé dans des serviettes blanches et arborant une moustache épaisse.

« En ces temps difficiles et cet hiver rigoureux, cet endroit est un refuge bienvenu pour moi et mes amis. C’est un bon moyen de voir du monde et de profiter de la tradition. C’est plus facile que d’attendre l’électricité ou l’eau chaude à la maison, car nous n’avons tout simplement pas les moyens d’acheter du diesel en permanence », explique-t-il à MEE.

« Regardez autour de vous. Les fontaines hexagonales, la musique, la nourriture et les boissons, qui voudrait prendre son bain chez lui ? C’est devenu une habitude sociale. »

Retour aux traditions

Le hammam al-Malik al-Zahir a été construit par Ahmad ben Hassan al-Aqiqi, éminent Damascène du Xe siècle, puis vendu 150 ans plus tard au sultan mamelouk Said Nasser al-Din.

Les techniques utilisées dans le hammam sont restées inchangées depuis lors.

« Nos masseurs utilisent encore du savon, que nous coupons en deux ou en quatre pour qu’il dure plus longtemps, et des loofas pour frotter les visiteurs », précise Bassam Kabab.

Les clients sont allongés sur le dos sur la surface en marbre du hammam ou sur les plateformes disposées tout autour, et se font frotter vigoureusement. « C’est parfois douloureux », reconnait Bassam Kabab en esquissant un sourire.

« Nous utilisons du diesel pour chauffer l’eau. Nous avions l’habitude d’utiliser du bois de chauffage, mais ce n’est plus économiquement viable pour nous. D’un point de vue logistique et financier, il est difficile de faire venir du bois, alors nous utilisons des chauffages au diesel. »

Les hammams font partie de la tradition de Damas et d’autres villes du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord depuis des siècles. Ils sont séparés par sexe, les hommes et les femmes y accédant à des heures ou des jours différents.

Les Syriens y retrouvent leurs amis et leur famille, et profitent du rituel du bain.

Les hammams sont depuis longtemps des centres de vie sociale (Hasan Belal/MEE)
Les hammams sont depuis longtemps des centres de vie sociale (Hasan Belal/MEE)

Pourtant, les bains publics ont perdu de leur popularité au cours du XXe siècle, nombre d’entre eux ont fermé leurs portes ou sont devenus des attractions touristiques.

Désormais, face aux rudes températures hivernales, ces lieux sont devenus des pierres angulaires de la société, des endroits où l’on peut se débarrasser des malheurs du monde extérieur.

Certaines régions de la Syrie sous contrôle gouvernemental subissent des coupures d’électricité qui peuvent durer jusqu’à vingt heures par jour. Le hammam est donc devenu le seul endroit disponible pour se laver régulièrement à l’eau chaude.

Muhammad Dobsh, 42 ans, est un habitué.

« Pour moi, ces lieux ont un charme particulier. J’aime y être. C’est bon marché et on a l’impression d’être dans un monde différent de celui de l’extérieur », confie-t-il à MEE.

« Quand les gens n’ont pas les moyens, ces lieux les aident. Ma femme y va même avec ses amies. »

Traduit de l’anglais (original) par Imène Guiza.

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