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Tunisie : le cri de colère des femmes de Sejnane

La colère gronde à Sejnane, au nord de la Tunisie, où une femme, mère de cinq enfants, s'est immolée par le feu le 17 novembre. Les femmes sont en première ligne de la mobilisation contre l’extrême pauvreté de la région
En première ligne de la grève générale à Sejnane, les femmes, qui jouent un rôle central dans l'économie de la ville (MEE/Lilia Blaise)

SEJNANE, Tunisie – Des magasins fermés et des plaines verdoyantes qui s’étendent à perte de vue. La ville de Sejnane, au nord de la Tunisie (gouvernorat de Bizerte) était en grève générale le mercredi 22 novembre. Mais le calme apparent de cette ville de campagne n’a duré que quelques instants. Quelques centaines de personnes s’étaient réunies devant le siège de la délégation (découpage administratif regroupant plusieurs villages).

C’est là que le 17 novembre, Radhia Mechergui, 44 ans, une mère de cinq enfants, s'est immolée par le feu pour protester contre la suppression, depuis huit mois, de son allocation mensuelle de 150 dinars (50 euros) destinée aux familles défavorisées.

« Ma mère a travaillé pendant longtemps comme ouvrière dans le secteur agricole, mais là elle n’avait plus de travail. Elle est allée plusieurs fois à la délégation demander qu’on lui rende cette aide, car mon père est malade et a besoin d’argent pour sa dialyse », explique à Middle East Eye Eya Maalaoui, la fille de Radhia, âgée de 19 ans. Elle porte collée sur sa poitrine la photo de sa mère à l’hôpital, après son geste de désespoir.

« Elle n’a pas supporté de devoir revenir à la maison les mains vides »

- Eya, 19 ans, la fille de Radhia Mechergui

« Le 17 novembre, elle s’est rendue à la délégation en pensant que sa situation allait se résoudre. Mais on l’a encore renvoyée, alors elle a tenté de s’immoler par le feu », rapporte Eya. C’est le père de la jeune fille qui a sauvé sa femme en jetant sur elle un manteau pour étouffer les flammes. « Elle n’a pas supporté de devoir revenir à la maison les mains vides », confie encore Eya.

Hospitalisée au Centre de traumatologie et des grands brûlés de Ben Arous car brûlée au troisième degré, Radhia Mechergui est décédée le vendredi 8 décembre. Entre-temps, Radhia est devenue un symbole pour la municipalité de Sejnane qui compte, selon l’Union des diplômés chômeurs, 1 200 personnes sans emploi sur les 6 000 habitants.

Tous les manifestants ont entendu parler de Radhia. Certains affirment qu’un agent de la municipalité lui a lancé : « Brûle-toi, on s’en fiche ! » lorsqu’elle a menacé de s’immoler.

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« Ce qu’on ne comprend pas, c’est la raison pour laquelle on nous a coupé les aides, sans même venir examiner notre situation. Quand vous venez ici, vous voyez bien qu’on vit dans la misère totale », s’emporte Meher Mechergui, 38 ans et frère de Radhia.

Il tient dans ses mains une lettre que Radhia avait adressé au gouverneur de Bizerte. Elle y décrit sa situation, ses cinq enfants à nourrir, dont un bébé de 7 mois. Elle demande la restauration de l’aide, mais aussi un emploi, soit en tant que femme de ménage à la municipalité, soit comme garde forestière. La lettre est restée sans réponse.

Aujourd’hui la famille attend une réaction de l’État et du gouverneur de Bizerte qui a promis dans les médias une aide de 3 000 dinars (1 000 euros) de compensation.

Un geste qui révèle la précarité des femmes

Du côté de la délégation, le seul à donner des explications est Ali Hamdouni, le sous-préfet de Sejnane. « Ses allocations n’auraient pas dû être coupées. Je suis arrivé à mon poste trois mois après le début de la suspension mais je n’avais pas de pouvoir sur les décisions de l’assistante sociale, dont nous ignorons les motivations ».

Ali Hamdouni a justement reçu Radhia le vendredi 17 novembre. « Je n’ai pas remarqué qu’elle avait une bouteille remplie d’essence avec elle, et quand elle s’est brûlée, tout s’est passé si rapidement… », raconte-t-il, embarrassé.

Les manifestants, eux, accusent la corruption de l’administration et s’accordent à dire que les personnes défavorisées à Sejnane sont laissées pour compte. Dans la manifestation, lorsque les syndicalistes exposent la situation à MEE, de nombreuses femmes entre 40 et 60 ans viennent s’interposer pour parler de leur situation.

« Nous sommes tous des Radhia » clament les slogans de la manifestation qui demandent aussi « du pain et de la dignité »

Hejer Guesmi raconte qu’elle est restée employée pendant quatorze ans à l’Union nationale de la femme tunisienne, une association affiliée au régime de Ben Ali, qui a subi après la révolution une crise en interne et une marginalisation en raison de ses liens avec l’ancien régime. Ces problèmes ont eu des répercussions sur de nombreuses femmes, simples employées, comme Hajer Guesmi, qui a perdu son travail et n’arrive plus à en retrouver. Ou comme Ahlem Halti, mère de trois enfants, divorcée et au chômage, qui n’arrive pas à obtenir de son mari une pension alimentaire.

« Nous sommes tous des Radhia » clament les slogans de la manifestation qui demandent aussi « du pain et de la dignité ». Des élèves en tablier ne sont pas allés à l’école pour se joindre au rassemblement, resté pacifique malgré la présence policière.

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Le manque de confiance dans les institutions locales est général. « Moi, je suis au chômage depuis que j’ai obtenu mon diplôme en gestion, cela fait dix ans. J’aurais pu travailler dans n’importe quelle administration. Il paraît qu’une antenne de la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM) va ouvrir ici. Mais les postes ne sont pas pour nous », explique une femme qui n’a pas voulu donner son nom.

Son mari, professeur des écoles, se tient à ses côtés et compatit. « Le problème reste le même qu’avant la révolution : si tu n’as pas de piston, impossible de trouver un travail dans son secteur ! »

Plus loin, Zohra, Sonia et Khawla, toutes les trois la trentaine et au chômage, pensent que la raison de la pauvreté à Sejnane est liée au manque d’usines. « Nous ne sommes pas vraiment dans une zone industrielle, donc il n’y a de travail ni pour nous, ni pour les jeunes », analyse Zohra.

Les potières aussi touchées par la crise

Depuis un mois, Sejnane comme d’autres régions subit de plein fouet la crise économique et la spéculation sur le marché des fruits et des légumes. Le kilo de pommes de terre est passé à 2 dinars (0,6 euro) alors qu’il est fixé par l’État à 970 millimes (0,3 euro). Cette région autrefois connue pour ses mines – celle de fer de Tamra emploie une quarantaine de personnes – a longtemps été enclavée malgré ses forêts de liège, pins et eucalyptus qui s’étendent sur plusieurs milliers d’hectares et font la beauté de la région.

Mais au-delà des paysages, la misère ronge les habitants de Sejnane. Sur le bord de la route, à la sortie de la ville, les petits cabanons des célèbres potières de Sejnane attendent les clients.

Sameh Sahdani, 29 ans, ne connaît que l’argile qu’elle a sur les mains depuis son enfance. La tradition ancestrale des poupées de terre cuite se transmet de mère en fille. Avec sa mère, âgée de 70 ans, elle modèle des poteries berbères qu’elle vendait aux cars de touristes qui venaient sous Ben Ali. « Sous l’ancien régime, il y avait du passage ici. C’était mieux. Maintenant, c’est trop calme », témoigne-t-elle à MEE.

Une potière de Sejnane (Lilia Blaise/MEE)

Son seul espoir, comme pour les 80 femmes qui travaillent dans l’association et le projet Laroussa – un projet collaboratif mis en place en 2011 par l’Art Rue et une association française – autour de la poterie artisanale, c’est d’exposer au salon du Kram à Tunis, qui se tient entre avril et mai.

« Mais cette année, on nous a annoncé que seulement vingt femmes pourraient y aller contre 60 l’année dernière. Pour la moitié des femmes, cela veut dire compter uniquement sur la vente au bord de la route pour nourrir leur famille. Et en général, elles ne gagnent pas au-delà de 10 à 30 dinars [entre 3 et 10 euros] », explique-t-elle avec dépit.

Après la révolution, les femmes avaient su se réunir en une association et travailler ensemble. Leurs créations avaient été montrées à l’occasion de nombreux évènements mais l’amélioration de leur situation économique a été de courte durée.

Ce n’est pas la première fois que la région fait grève. En 2014, les femmes et les hommes s’étaient soulevés pour la question de l’accès à l’eau potable

Comme tout le monde ici, elles ont entendu de parler de Radhia. « Elle a tenté de s’immoler à cause de ses conditions de vie difficiles. Beaucoup d’autres souffrent comme elle. Les femmes de Sejnane sont celles qui portent le foyer, que ce soit via l’agriculture ou la poterie mais aujourd’hui, cela ne suffit plus pour vivre », ajoute-t-elle.

La famille de Radhia (Lilia Blaise/MEE)

Ce n’est pas la première fois que la région fait grève. En 2014, les femmes et les hommes s’étaient soulevés pour la question de l’accès à l’eau potable car beaucoup de femmes devaient marcher deux à trois kilomètres pour aller en chercher.

Depuis, des projets ont été réalisés mais la population peine à en voir les résultats concrets sur l’économie et dans le quotidien. Le barrage al-Kamkoum a été inauguré en mai 2017 et devrait fournir de l’eau pour les 34 000 habitants de la délégation.

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Des lignes ferroviaires devraient être remises à neuf entre Bizerte Aïn Draham et Sejnane dans le cadre du plan quinquennal de développement 2016-2020. Enfin, en février 2016, un bureau de l’emploi a été ouvert à Sejnane.

Ali Hamdouni confirme que de nombreuses familles à Sejnane vivent dans la précarité et bénéficient des mêmes aides que Radhia, mais il ne souhaite pas parler du taux de pauvreté. « Je ne veux pas parler de pauvreté à Sejnane. Nous sommes une belle région, beaucoup d’investisseurs vont bientôt venir, il faut rester optimiste. »

L'Union locale du travail a annoncé un autre grève générale pour le 12 décembre. 

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