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Tunisie : démocratie ou État policier ?

Bien que la Tunisie ait connu une transition plus harmonieuse que les autres pays du « printemps arabe », l’appareil policier de l’État continue d’afficher une tendance à la tyrannie

Contrairement aux autres pays concernés par les soulèvements sociaux de 2011, la Tunisie est le seul à être parvenu à se frayer un chemin vers la transition avec un coût minimal et des progrès importants. Une constitution progressiste a été adoptée, des élections pour une Assemblée nationale constituante (en 2011) puis pour le parlement et la présidence (en 2014) ont été organisées, tandis que le dialogue politique est vivace et demeure le principal moyen de résoudre les tensions politiques et sociales entre les élites du pays.

Cependant, rien de tout cela ne se reflète dans l’activité de l’appareil policier, qui poursuit les abus de pouvoir du passé.

Consensus, diversité politique et répartition du pouvoir

Lorsque la crise politique a atteint son paroxysme en Tunisie, et alors que les autres pays du « printemps arabe » empruntaient une voie cataclysmique, les quatre grandes organisations de la société civile tunisienne – l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), l’organisation patronale (UTICA), l’Ordre national des avocats et la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) – ont arbitré un dialogue national qui a commencé en octobre 2013 et a duré tout au long de 2014.

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Le dialogue a tout d’abord permis une passation de pouvoir pacifique entre un gouvernement dirigé par Ennahdha et un cabinet de technocrates, puis l’organisation d’élections législatives et présidentielles à la fin de l’année 2014.

Bien que les acteurs du dialogue aient affirmé représenter la quasi-totalité des sensibilités politiques de Tunisie, les discussions rassemblaient essentiellement les deux forces politiques principales que sont Nidaa Tounes et Ennahdha. Si le premier représentait les membres traditionnels de l’élite de l’État (quoi que Nidaa Tounes comporte de multiples tendances, dont des libéraux, des conservateurs, des personnalités de gauche et des nationalistes), le second représentait la nouvelle couche de l’élite, les « islamistes » pragmatiques, qui ont émergé au cours de la première phase de la transition.‬‬

L’objectif non déclaré de ce dialogue était de surmonter la suspicion réciproque entre ces deux forces et mettre à mal le discours conflictuel évoquant un dualisme entre l’ancien régime et les révolutionnaires.

Rached Ghannouchi, le leader d’Ennahdha, a joué un rôle moteur en s’adressant aux deux camps avec une rhétorique rendant indispensable le recours aux négociations et aux concessions. Il a défendu « le règlement pacifique de nos désaccords politiques tuniso-tunisiens », une stratégie qu’il a mise en œuvre lorsqu’il s’est envolé d’urgence pour Paris le 15 août 2013 afin de rendre visite à M. Béji Caïd Essebsi, fondateur de Nidaa Tounes alors hospitalisé dans la capitale française. Une entrevue que les Tunisiens connaissent sous le nom de « rencontre de Paris ».

Cette tactique a poussé progressivement les deux camps – les révolutionnaires d’idéologie religieuse et non religieuse d’une part, et les anti-islamistes et les personnalités affiliées à l’ancien régime d’autre part – à accepter l’idée centrale de la rencontre : le consensus. Cette tactique a également confirmé la nature diversifiée et participative de la politique tunisienne. Aujourd’hui, il n’y a pas meilleur endroit que le parlement pour constater cette diversité, où les sièges sont partagés avec une différence relativement faible entre les deux grands partis, Nidaa Tounes (avec 39 % des sièges) et Ennahdha (31 %). Viennent ensuite l’Union patriotique libre (populistes, progressistes), Jebha Chaabia (radicaux de gauche et nationalistes) et Afek Tounes (jeunes progressistes).

Après l’adoption de la constitution, qui a elle-même été rédigée au cours d’un processus laborieux permettant d’aboutir à un consensus entre les différents groupes politiques, l’appel au consensus a été doublé d’une attention particulière portée à la préservation de l’unité nationale. En effet, à l’exception des djihadistes militants qui se réfèrent au Coran comme seule constitution, la plupart des Tunisiens, qu’ils soient religieux ou athées, libéraux ou conservateurs, sont aujourd’hui en mesure de s’identifier à certains aspects de la constitution tunisienne.

L’intégration de l’ensemble de ces diverses tendances dans le spectre politique, qui représente un changement considérable par rapport au modèle de régime à « un seul parti et un seul dirigeant » de l’époque Ben Ali, constitue également un atout important dans la construction de la démocratie. Néanmoins, elle n’a pas permis de traiter les problèmes plus profonds de la corruption, de l’absence de la règle de droit et, en particulier, des abus de pouvoir de l’appareil policier.

Le monde parallèle d’un État policier

Alors que les politiciens s’assoient à la table des négociations, l’appareil policier de l’État continue de manifester une tendance instinctive à la tyrannie contre les citoyens, à travers des actes quotidiens de brutalité et des démonstrations de force gratuites. Aucun signe ne montre clairement que la situation est appelée à changer dans un avenir proche ou lointain, a fortiori aujourd’hui, avec la nomination du juge Najem Gharsalli (que ses détracteurs accusent d’être inapte au poste et de ne pas être indépendant) à la tête du ministère de l’Intérieur.

Récemment, dans la ville de Sousse, une dispute a éclaté entre un policier qui garait son véhicule dans une zone de stationnement interdit et un avocat qui lui a demandé de déplacer sa voiture. L’officier de police a fini par gifler l’avocat et lorsqu’il a découvert que l’homme qu’il avait giflé était un avocat, il s’est alors excusé : « Je suis désolé, je pensais que vous étiez un citoyen ordinaire ! ». Cette anecdote permet de résumer la nature et la persistance de la corruption et de l’impunité de la police, et cristallise la relation existant aujourd’hui entre les citoyens tunisiens et les agents de « sécurité ».

D’autres cas de violences policières ont été recensés, des actes ordinaires d’intimidation et d’humiliation à la mort par torture dans des prisons et des centres de détention. Radhia Nasraoui, présidente de l’Organisation tunisienne de lutte contre la torture, a attiré l’attention sur cette problématique il y a deux semaines, affirmant que « la torture [...] n’a pas cessé après la révolution et a pris une forme effroyable, qui se manifeste à travers différentes méthodes [...] : passages à tabac, décharges électriques, suspension par les mains et les pieds, isolement, violence verbale et humiliation ». Radhia Nasraoui indique que parmi les quatre cents cas de torture signalés à son organisation par des citoyens ordinaires après la révolution, une dizaine inclue la mort des victimes, dont les cas bien connus de Walid Denguir, Issam Marouani et Mohamed Ali Snoussi.

Pire que la torture ou que la poursuite de ces terrifiantes pratiques policières, est le fait que ces actes sont soutenus, défendus et légitimés par l’Etat lui-même, en particulier le ministère de l’Intérieur, et parfois même par la société. Par exemple, le ministère de l’Intérieur a déclaré que la mort de Walid Denguir avait été causée par « l’usage de drogues ». Indépendamment de la véracité de cette affirmation, le ministère s’est refusé à tout commentaire au sujet des traces manifestes de torture sur le corps de Denguir.

L’Union nationale des syndicats des forces de sécurité intérieure, l’un des nombreux syndicats policiers créés après la révolution, a particulièrement gagné en influence en raison de l’apparition fréquente de ses dirigeants dans les médias traditionnels. Ce syndicat, dont la rhétorique alarmiste axée sur la sécurité est omniprésente en Tunisie, s’est placé en première ligne pour contester la nouvelle notion démocratique en Tunisie selon laquelle les policiers devraient être tenus de respecter la primauté du droit.

Par exemple, lorsque dans le gouvernorat de Kasserine, au sud, un tribunal a statué sur l’emprisonnement d’un agent de police pour avoir tué prétendument « par erreur » Ahlem Dalhoumi, 21 ans, et son cousin de 18 ans Ons Dalhoumi, en août dernier, le syndicat a réagi en manifestant devant le parlement. Lors de cette manifestation, les membres du syndicat brandissaient des banderoles sur lesquelles était écrit « Un agent de sécurité en prison = soutien au terrorisme ».

Cette manifestation était cependant moins spectaculaire qu’une autre manifestation qui a eu lieu quelques mois auparavant à Sousse, lors de laquelle le syndicat a manifesté devant le palais de justice pour exiger la libération d’un policier qui avait tué un citoyen en toute impunité. Cette manifestation s’est transformée en un siège de trois jours du palais de justice par la police, durant lequel les juges et le personnel travaillant dans le bâtiment ont été victimes d’agressions.

Dans le même temps, les protestations pacifiques des citoyens sont étouffées par ces mêmes syndicats. Parmi les incidents récents reflétant cet état de fait, celui de la répression, le 6 janvier dernier, de mineurs participant à une grève pacifique dans le bassin minier de Gafsa. Selon l’Observatoire du secteur de la sécurité en Tunisie, ces derniers « ont été violemment attaqués » avant de riposter en « incendiant le poste de police de la ville ».

Quelques jours plus tôt, les citoyens de la ville de Douz ont également été confrontés à la violence policière lorsqu’ils sont descendus dans les rues pour protester contre l’arrestation de Fouad Mansour, un activiste local. L’observatoire a retranscrit les propos d’un des manifestants : « Mon frère Fouad Mansour a été arrêté et accusé [par la police] d’être un "terroriste" [...] Les forces de police ont fait irruption dans notre maison sans présenter de mandat judiciaire et ont terrorisé ma famille. Mon frère a été arrêté et torturé dans les postes de police de Douz, Gabès et Tunis. Il a été libéré plus tard, étant donné que les accusations étaient montées de toutes pièces. »

Le père d’un autre jeune homme arrêté lors de la même manifestation s’est également exprimé : « A 21 h, mon fils rentrait du travail en moto avec son ami lorsqu’ils ont été arrêtés par une patrouille de sécurité. Ils l’ont agressé physiquement et lui ont volé 70 dinars ainsi que sa montre, puis ils ont fabriqué une accusation contre lui. Il est désormais en prison. »

Un certain nombre de défenseurs des droits de l’homme et de jeunes dissidents politiques ont également été envoyés derrière les barreaux pour avoir dévoilé la dynamique interne de corruption de l’Etat. Ces individus sont arrêtés ou emprisonnés pour des actes mineurs, comme des graffitis ou des publications sur Facebook. Le cas de Yassine Ayari est probablement celui qui a le plus attiré l’attention, mais il est loin d’être le seul.

Des hauts responsables du ministère de l’Intérieur ont déjà évoqué les raisons les incitant à rejeter toute réforme importante, notamment l’absence de stabilité politique et l’état général de transition dans lequel se trouve le pays. Aujourd’hui, alors qu’un nouveau parlement et un nouveau gouvernement ont été instaurés, aucune politique de réforme n’a été présentée.

Pire encore, le parlement a confirmé la nomination au poste de ministre de l’Intérieur d’un homme activement impliqué dans la défense de la corruption sous le régime de Ben Ali. Ceci envoie un message très négatif quant aux intentions du nouveau régime de réformer significativement les institutions les plus problématiques de Tunisie, telles que le ministère de l’Intérieur.

Il est clair que la démocratisation en Tunisie n’est pas aussi désastreuse qu’en Syrie, en Egypte ou en Libye, mais la situation de ce pays est encore assez délicate pour être inversée si l’accès au pouvoir s’avère un objectif en soi plutôt qu’un moyen de changer la culture dominante de corruption et d’impunité.

Justifiées par un discours de « lutte contre le terrorisme » prônant l’impunité, qui est  véhiculé par les syndicats tunisiens des forces de sécurité dans leur propre intérêt, la mise sous silence et la marginalisation des jeunes activistes qui défendent les droits de l’homme et combattent la corruption risquent de passer inaperçues en Tunisie et dans la communauté internationale. Pire encore, l’espoir d’un système démocratique crédible et durable pourrait s’envoler si le résultat n’est rien de plus qu’une « démocratie électorale » autoritaire sans réforme des institutions ni respect de la liberté d’expression.
 

- Omar Belhaj Salah est chercheur en politique et histoire à l’université libre de Berlin.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Légende photo : le nouveau gouvernement tunisien doit encore s’attaquer aux problèmes de la corruption, de l’absence de primauté du droit et, en particulier, des abus de pouvoir de l’appareil policier.

Traduction de l’anglais (original).

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