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Égypte : dialectique entre révolution et contre-révolution

Recréer le moment d'unité affiché sur la place Tahrir est la première étape vers la fin du régime néo-moubarakiste d'Abdel Fattah al-Sissi

Hussam al-Sanei, Tayseer Abou Sneima et Ahmed al Jaa’bari étaient trois Palestiniens de Gaza qui furent tués ou assassinés par Israël entre 2008 et 2012. Le premier fut tué lors de la guerre d’Israël contre Gaza fin 2008, tandis que le second fut assassiné en 2009 après avoir été accusé d'avoir pris part à l'enlèvement de Gilad Shalit, le soldat israélien qui fut retenu par le Hamas pendant cinq ans, jusqu'à ce qu'Israël accepte de relâcher plus de 1 000 prisonniers palestiniens en octobre 2011. Le troisième était un haut commandant dans la branche militaire du Hamas, et son assassinat en 2012 déclencha la guerre entre les deux ennemis jurés en novembre de cette année. Un autre Palestinien du nom d'Ali Hassan Salameh a été condamné par Israël en 1996 à quarante-huit peines d'emprisonnement à vie, et il est en prison depuis lors, la plupart du temps en isolement.

Ce que ces quatre Palestiniens partagent en commun, c'est qu'ils ont été condamnés à mort cette semaine par un tribunal égyptien sur l'accusation d'avoir aidé à libérer des centaines de personnes, y compris le président évincé Mohamed Morsi, lors d'une évasion de prison à l'extérieur du Caire le 29 janvier 2011, pendant les soulèvements populaires dans le pays.

Mais les condamnations à mort de ces hommes et de  soixante-dix autres Palestiniens n'étaient que l'évènement mineur de l'histoire principale dans laquelle le même tribunal a condamné à mort 122 personnes, y compris Mohamed Morsi, la plupart des hauts dirigeants des Frères musulmans, le cheikh Youssef al-Qaradâwî, le plus haut responsable religieux du monde sunnite, des universitaires, des activistes, et même une jeune étudiante pour avoir fait partie de l'équipe présidentielle de Mohamed Morsi.

Ce procès et d'autres ont été largement condamnés dans le monde entier. Amnesty International l'a qualifié de « mascarade » et de « totalement injuste ». Par conséquent, le système judiciaire politisé de l'Egypte est devenu la risée du monde car il a manifestement servi d'outil de répression pratique contre les opposants au régime depuis le coup d'état de juillet 2013 qui a évincé Mohamed Morsi et qui a entravé l'avancée de l'Egypte sur la voie de la démocratie. Il est peu probable que le système judiciaire de l'Egypte ignore ces faits. Les juges ne s'en soucient pas car ils tentent d'imposer de nouveau l'état de peur qui a englouti la société égyptienne avant que celle-ci soit décimée avec le renversement de l'ancien président Hosni Moubarak en février 2011.

C'est le général Sami Hafez Annan en personne - qui était le chef des armées à l'époque - qui a nié l'essence des charges fabriquées de toutes pièces quand il dit qu'il n'était pas au courant d'une violation des frontières de la part des agents du Hamas ou du Hezbollah au cours de cette période agitée comme le prétendaient les procureurs lors du procès politique.

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Les graves violations des droits de l'homme par le régime du chef du coup d'état, le général Abdel Fattah al-Sissi, ont été bien documentées, y compris le meurtre de plus d'un millier de personnes, plus de 27 000  blessés, l'utilisation systématique du viol, de la torture, des enlèvements et des disparitions forcées en tant qu'instruments pour subjuguer le peuple égyptien (comme ce qui s'est passé avec los desaparacidos qui ont eu lieu contre des dissidents sous le règne de la junte en Argentine à la fin des années 1970 et au début des années 1980), et l'emprisonnement de plus de 41 000 de ses opposants.

Pourtant, en dépit de lourdes peines et des mesures brutales employées au cours des deux années précédentes, le gouvernement soutenu par les militaires et ses partisans contre-révolutionnaires n'ont pas  été en mesure de conserver un contrôle ferme des rues ni d'imposer la stabilité. L'armée a combattu contre des groupes de militants au Sinaï en perdant des soldats chaque semaine. Les forces de police se sont déchaînées sans but et ont sévi contre tous les groupes de l'opposition et contre tous les activistes jusqu'à épuisement.

Sur le plan économique, l'Egypte est sur le point de s'effondrer malgré l'injection de plus de 50 milliards de dollars au cours des deux années précédentes, provenant essentiellement des mécènes du coup d'état, les Emirats arabes unis et de l'Arabie saoudite. Les infrastructures du pays se détériorent, le chômage explose, la monnaie s'effondre, l'inflation augmente et l'indice de misère figure parmi les plus élevés du monde. L'industrie du tourisme est dévastée et le pays est pratiquement en faillite car sa réserve en devises étrangères a diminué jusqu'à atteindre les 20 milliards de dollars, avec un total de seulement 6 milliards de dollars non détenus par des gouvernements étrangers, dont 3 milliards de dollars en avoirs en or non convertibles. Récemment, le gouvernement d'Abdel Fattah al-Sissi a été contraint d'emprunter 1,5 milliard de dollars au taux d'intérêt très élevé de 6,25 % même si le taux d'intérêt facturé par les banques a fluctué pendant des années entre zéro et 0,25 % tel que défini par la Réserve fédérale. Chaque jour, le pays doit emprunter en interne près d'un milliard de livres (130 millions de livres égyptiennes) juste pour couvrir le déficit budgétaire, et ce malgré la réduction drastique de la plupart des subventions. La dette intérieure a dépassé les 262 milliards de dollars (96 % de son PIB), tandis que la dette extérieure a atteint les 40 milliards de dollars.

Alors pourquoi Abdel Fattah al-Sissi est-il résolu à suivre cette voie d'autodestruction ? Pour répondre à cette question, il faut comprendre la composition du paysage politique actuel dans le pays.

Quatre factions politiques

L'histoire récente de l'Egypte moderne qui a commencé avec le coup d'état sans effusion de sang de 1952 a été marquée par la naissance d'un Etat contrôlé par l'armée. Les quatre premiers présidents étaient des officiers militaires (Mohammed Naguib, Gamal Abdel Nasser, Anouar el-Sadate et Hosni Moubarak). Entre la seconde moitié des années 1950 et 1970, Gamal Abdel Nasser a dominé la scène et s'est lancé dans un discours néo-socialiste afin de redéfinir la structure du pouvoir politique du pays. D'anciens partis politiques furent bannis et la vie politique fut ébranlée, en effet de nouvelles élites politiques virent le jour au sein d'un Etat autoritaire dominé par des officiers militaires.

La défaite de 1967 face à Israël a secoué cette nouvelle réalité, menant finalement à l'ouverture contrôlée d'Anouar el-Sadate qui engendra la ploutocratie, une nouvelle catégorie d'élites politiques et économiques dominée par un capitalisme sans borne, des hommes d'affaires corrompus et des officiers militaires à la retraite et leurs amis. Lorsque Hosni Moubarak prit le pouvoir après l'assassinat d'Anouar el-Sadate en 1981, il autorisa l'armée à bâtir son propre empire économique et ses propres entreprises afin de financer le style de vie extravagant de ses officiers supérieurs, empire qui finit par devenir un concurrent direct et une menace pour de nombreuses entreprises et de nombreux conglomérats dominés par les nouvelles élites économiques du pays.

Dans le même temps, Hosni Moubarak consolidait son pouvoir avec le dernier groupe, et en particulier lorsque son fils, Gamal Moubarak, commença à la fin des années 1990 à prendre le contrôle direct de l'appareil de l'Etat car il se préparait à devenir le prochain président de l'Egypte. Mais ces deux factions, la militaire et le fulool (les vestiges du régime d’Hosni Moubarak tels qu'ils furent appelés après le soulèvement de 2011) étaient fermement sous la coupe de Hosni Moubarak au cours du règne de ce dernier car il savait comment manœuvrer entre elles. 

Pendant ce temps, les manifestations politiques dans les rues depuis les années 1970 sont peu à peu passées sous le contrôle des mouvements populaires dominés par les mouvements sociaux islamistes menés par les Frères musulmans. Mais leurs réseaux caritatifs en expansion et leur travail social étaient tolérés par les autorités car ils complétaient le manque de services que le gouvernement s'avérait incapable de fournir à destination des pauvres et de la classe moyenne. Au passage au nouveau siècle, il existait une entente tacite entre ces trois factions. Chacune d'elle était consciente de l'existence des autres, tout en étant satisfaite de sa sphère de pouvoir et d'influence : la faction militaire avec son statut social élevé et ses privilèges économiques, les ploutocrates avec leur influence grandissante et leur contrôle des institutions publiques, de l'économie et d'une vie politique minutieusement gérées, et enfin les islamistes avec leur expansion et leur domination des réseaux sociaux, des mosquées et des rues.

Avec l'avènement des réseaux de télévision par satellite et des médias sociaux, une nouvelle jeune génération a émergé, lassée des dirigeants corrompus et insatisfaite du programme et du pragmatisme prudent des groupes islamistes. Ces activistes ont commencé à s'organiser en groupe, comme le mouvement du 6 avril, et à prendre des initiatives plaçant le gouvernement dans des situations délicates par rapport à ses politiques économiques et sociales. D'autres groupes d'opposition indépendants se sont également organisés sous la bannière du mouvement Kefaya (Assez).

A chaque difficulté, le groupe devenait plus audacieux car de nombreux partis traditionnels de l'opposition les soutenaient en coulisse ou les acclamaient sur la ligne de touche, y compris de nombreuses personnes venant des Frères musulmans. En fait, beaucoup de jeunes membres des Frères musulmans rejoignaient discrètement ces activités, et certains lancèrent même leurs propres groupes indépendants et devinrent plus bruyants et hardis. Ce sont les efforts collectifs de ces groupes qui ont fini par déclencher le soulèvement populaire du 25 janvier 2011 qui renversa Hosni Moubarak. Même si les Frères musulmans ont joué un rôle crucial et décisif au cours des jours importants qui ont mené au renversement de Hosni Moubarak, leur entrée officielle dans la voie de la révolution contre le gouvernement date du 28 janvier, trois jours après les premières manifestations sur la place Tahrir.

Quatre factions avec quatre dates : 24 janvier, 3 juillet, 29 juin et 12 février

L'unité des factions révolutionnaires s'est illustrée de manière magistrale au cours des jours électrisants des mois de janvier et de février 2011 qui ont laissé place à des récriminations et à des tensions dès que l'armée égyptienne a pris le relais d’Hosni Moubarak. Deux positions opposées sur la manière ont émergé, une favorisée par le bloc islamiste, et l'autre par les groupes de la jeunesse révolutionnaire. Les groupes de la jeunesse appelaient à emprunter une voie révolutionnaire centrée sur la rédaction d'une nouvelle constitution qui restructurerait le contrat social entre l'Etat et ses citoyens. Les islamistes préféraient un programme réformiste et soutenaient une voie électorale sous le contrôle des forces militaires qu’ils se savaient destinés à remporter. Le premier groupe accusait le deuxième de trahir cyniquement les objectifs révolutionnaires et de fomenter une alliance tacite avec les militaires. Au cours de la période de transition sous le règne direct du conseil militaire, les mouvements de la jeunesse révolutionnaire entrèrent en conflit avec l'Etat, tandis que les Frères musulmans appelaient au calme car ils avaient remporté cinq victoires électorales, y compris la majorité des sièges au parlement, ainsi que la présidence.

Au moment où Mohamed Morsi devint président en juillet 2012, la stratégie politique devint évidente. Deux des quatre factions s'allièrent momentanément et en vainquirent une troisième, tandis que la quatrième observait depuis la ligne de touche. Au début de l'année 2011, les islamistes et les groupes de jeunes s'allièrent contre le fulool, tandis que les militaires observaient. En effet, ces derniers considéraient qu'il était dans leur intérêt d'interrompre la montée en puissance du fils d’Hosni Moubarak qui ne venait pas de leur rang. Peu de temps après, les intérêts des islamistes et des militaires se rejoignirent, les premiers voulant gagner une légitimité grâce à des victoires électorales, tandis que les seconds voulaient maintenir le statu quo jusqu'à ce qu'ils trouvent une stratégie en vue de mettre un terme à l'élan révolutionnaire.

Lorsque les intérêts de ces deux forces se rejoignirent, les demandes de la jeunesse révolutionnaire furent ignorées et leurs rangs dévastés car des milliers d'entre eux firent l'objet de procès militaires pendant que les islamistes détournaient les yeux. Au cours de cette période, le fulool observait depuis la ligne de touche, pansant encore ses plaies après la chute de son bienfaiteur principal. Au moment où les islamistes arrivèrent au pouvoir en été 2012, le fulool avait repris vie, enhardi  par les douze millions de votes du dernier premier ministre d’Hosni Moubarak, le général Ahmad Chafik, recueillis lors de sa candidature malheureuse aux élections présidentielles contre Mohamed Morsi.

A juste titre ou non, à la fin de l'année 2012, les groupes de la jeunesse révolutionnaire se sentirent trahis par les Frères musulmans et accusèrent cette dernière de consolider son pouvoir afin de faire avancer son programme politique et social. Dans le même temps, le président des Frères musulmans se plaignit amèrement du fait que ses partenaires révolutionnaires l'abandonnaient et se laissaient manipuler par les groupes contre-révolutionnaires. Tandis que les militaires, qui étaient dirigés par le général Abdel Fattah al-Sissi, et l'appareil de sécurité de l'Etat observaient attentivement depuis la ligne de touche, les positions se durcirent et la méfiance grandit entre les anciens partenaires révolutionnaires. En raison d'une certaine inexpérience, d'une naïveté politique ou de mauvais calculs, les Frères musulmans ne proposèrent pas suffisamment de compromis à leurs anciens alliés en pensant que sans le soutien de l'armée (la Fraternité pensait à tort que cette dernière la soutenait), les autres groupes ne pouvaient pas imposer leur volonté.

Une fois l'agitation retombée à la suite du coup d'état, il fut clairement établi que Mohamed Morsi n'avait jamais été autorisé à gouverner, et que les groupes révolutionnaires étaient facilement manipulés par l'état profond, tandis que le fulool fournissait tout le soutien logistique et médiatique nécessaire pour renverser le règne des Frères musulmans. Mais cette fois, ce furent les trois factions qui s'unirent contre une avec des conséquences dévastatrices. Le pays a été profondément polarisé tandis que les niveaux de haine, de méfiance et de colère atteignaient des sommets sans précédents. Tout cela était facilement orchestré par les militaires qui prenaient de nouveau le visage d'Abdel Fattah al-Sissi en tant que sauveur du pays face à l'instabilité et à la guerre civile. Mais malgré l'euphorie qui émergea au renvoi du premier président élu de manière démocratique, les groupes révolutionnaires apprirent rapidement que les militaires ne partageaient pas leurs objectifs nobles. Dans leur effort zélé pour mettre un terme au règne de Mohamed Morsi, ils trahirent leur principe établi de longue date consistant à rejeter le règne militaire. En l'espace de quelques mois, tous les leaders principaux de la jeunesse révolutionnaire étaient soit en prison, soit exilés, soit réduits au silence, soit en fuite.

Abdel Fattah al-Sissi devint président en mai 2014 lors de fausses élections au cours desquelles il réunit 96 % des votes. Un an après son élection, il n'a produit aucune réalisation majeure, et les alliances tactiques se sont effilochées car chaque faction était non seulement étrangère à son ennemi idéologique, mais chacune d'elle est également devenue méfiante par rapport à son allié idéologique naturel. Le fulool reste nerveux car de nombreux projets d'investissement majeurs ont été intégrés dans la puissante machine économique de l'armée. Etant donné qu'ils dépendent d'un travail quasiment gratuit, qu'ils ne payent aucune taxe, qu'ils utilisent de l'énergie subventionnée et une main-d'œuvre qualifiée en ingénierie, et qu'ils sont propriétaires de biens immobiliers précieux, il est quasiment impossible de lutter contre l'armée sur un plan économique.

En moins d'un an, Abdel Fattah al-Sissi a apparemment défini comme son ambition de chef de mettre en application l'expression selon laquelle « L'Egypte n'est pas un Etat qui a une armée, mais une armée qui a un Etat. » De plus, Abdel Fattah al-Sissi a continué à exiger de lourdes concessions et d'importantes contributions de la part des hommes d'affaires fortunés, sans leur offrir beaucoup en retour. Sur le plan politique, Abdel Fattah al-Sissi n'a jamais vraiment fait confiance aux anciens amis d’Hosni Moubarak et il n'a pas bâti sa propre circonscription électorale. Par conséquent, il continue de reporter les élections parlementaires par peur que le fulool ne les domine et qu'il limite son règne autocratique.

De son côté, le fulool a trouvé une nouvelle figure de proue en Ahmad Chafik, le candidat malheureux à la course présidentielle de 2012. Après l'élection, il a fui aux Emirats arabes unis par peur d'être arrêté pour corruption. Même après son acquittement judiciaire politisé ou après avoir rejeté toutes les convictions d’Hosni Moubarak, ses fils et ses amis, y compris Ahmad Chafik, il est resté en exil en sachant qu’Abdel Fattah al-Sissi n'avait pas envie de lui laisser jouer un rôle politique, même s'il avait créé un parti et qu'il avait fait le serment de mener ce dernier à la victoire parlementaire.

Cette tension surgit récemment au premier plan lorsqu'Ahmad Chafik a accordé une interview au cours de laquelle il remit en question la légitimité d'Abdel Fattah al-Sissi et s'engagea à contester les résultats des élections de 2012. Au cours de cette interview, Ahmad Chafik aurait dit : « J'en sais bien plus que les services de renseignement. Il est préférable que tout le monde se taise, ainsi je me tairai aussi. Personne ne peut me dire de ne pas participer aux élections parlementaires ». De son côté, Abdel Fattah al-Sissi a empêché la diffusion de l'interview en Egypte, même après que celle-ci ait bénéficié d'une importante promotion. Abdel Fattah al-Sissi a également déclaré, au cours de son récent voyage en Allemagne, dans une rebuffade clairement destinée à Ahmad Chafik, qu'il n'existait aucun doute quant au fait que Mohamed Morsi avait gagné les élections de 2012, mais que le peuple s'était retourné contre lui. Abdel Fattah al-Sissi a ensuite envoyé son chef du renseignement afin de demander aux dirigeants des Emirats arabes unis de contenir Ahmad Chafik. De nombreux observateurs politiques pensent désormais que les forces au sein de l'Etat alliées avec Ahmad Chafik étaient probablement la source de fréquentes fuites audio qui avaient exposé au grand jour l'incompétence et la corruption du régime d'Abdel Fattah al-Sissi au cours des deux dernières années.

Pendant ce temps, les rangs révolutionnaires ont également souffert de la rancœur et du fait d'être montrés du doigt. Les groupes de la jeunesse révolutionnaire accusent les Frères musulmans d'avoir tourné le dos à la révolution après avoir réussi à obtenir un pouvoir politique. Les Frères musulmans, quant à eux, accusent ces groupes d'avoir facilité le coup d'état, et d'avoir justifié la restauration d'un régime militaire et le retour de l'état policier. En outre, ils soutiennent que même s’ils ont pu commettre des erreurs lorsqu'ils étaient au gouvernement, l'alliance avec les contre-révolutionnaires ne saurait jamais être justifiée. Ils soulignent le fait que depuis le coup d'état, ils ont catégoriquement refusé tout compromis avec le régime militaire, et qu'en conséquence, ils ont été la principale victime de ce coup d'état, avec des milliers de leurs membres, de leurs partisans et leurs dirigeants tués, blessés ou exilés, tandis que leurs biens ont été confisqués et que leurs institutions et leurs organismes caritatifs ont été interdits.

Chaque faction s'est hasardée à faire revenir l'Egypte à une certaine date dans le passé. Le fulool espérait faire revenir l'Egypte au 24 janvier 2011 et restaurer sa domination politique et économique. Sa force inclut le soutien d'une portion significative de l'Etat profond, principalement issu de l'appareil politique d’Hosni Moubarak, certes corrompu mais néanmoins expérimenté, de même que celui de nombreux oligarques et magnats qui, à l'aide de leurs empires médiatiques, ont joué un rôle crucial en aliénant Mohamed Morsi et les Frères musulmans du public, mais qui désormais sont enclins à critiquer Abdel Fattah al-Sissi de manière graduelle. Ce groupe aurait apparemment bénéficié du soutien des Emirats arabes unis, qu'Abdel Fattah al-Sissi avait récemment exhorté à faire taire Chafik. En l'espace de quelques jours, Ahmad Chafik a abandonné la direction de son parti nouvellement constitué, appelé le Mouvement patriotique égyptien, mais il a promis de rester engagé.

Le régime militaire, dirigé par Abdel Fattah al-Sissi et un cercle restreint autour de lui, commémore le 3 juillet 2013, le jour qui vit la chute de Mohamed Morsi et son arrestation, ainsi que le début de leur montée au pouvoir, comme le début d'une nouvelle ère en Egypte. Abdel Fattah al-Sissi adore rappeler à la population égyptienne  qu'il a  déposé Mohamed Morsi afin d'empêcher une guerre civile, bien qu'il n'existe aucune preuve que l'ancien président ait ordonné une campagne de répression à l'encontre de l'opposition. Les discours concernant le régime autoritaire de Mohamed Morsi font pâle figure comparés à ceux de ses successeurs. Adli Mansour, qui avait été nommé président par intérim par Abdel Fattah al-Sissi, avait de fait simultanément détenu les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire,  étant donné qu'il était à la fois président en exercice, président de la Haute cour constitutionnelle, et qu'il gouvernait par décret lors de la suspension de la constitution par Abdel Fattah al-Sissi. 

La force de ce groupe repose bien entendu sur le soutien de l'armée, qui continue de bénéficier d'une large estime et d'un important respect de la part d'une portion significative de la population égyptienne, de même que de la peur pour un grand nombre d'Egyptiens de l'instabilité qui pourrait survenir si l'armée perdait son contrôle sur le pays. Néanmoins jusqu'à présent, Abdel Fattah al-Sissi n'a pas su proposer de vision d'ensemble pour le pays, ni unir des citoyens profondément divisés. Pour consolider son pouvoir, il s'est largement appuyé sur les tactiques de l'état policier et sur la lassitude de la population égyptienne suite à quatre années d'incertitude et d'instabilité. Il est peu vraisemblable qu'il puisse sortir l'Egypte de l'impasse, ou qu'il parvienne à contenir l'agitation politique en Egypte ou à s'attaquer concrètement aux problèmes économiques et à la polarisation de la société.

Les Frères musulmans ont connu l'ascension mais aussi la chute la plus rapide  pour un parti au cours de l'histoire contemporaine de la région. Il faut néanmoins mettre à leur crédit qu'ils ont refusé d'accorder une légitimité au coup d'état, ni de faire de compromis concernant leur position de principe quant au rejet du régime militaire, et qu'ils ont insisté sur la traduction en justice des individus ayant perpétré des crimes à l'encontre du peuple égyptien. Pour autant, ils prônent un retour au 29 juin 2013 en insistant sur le retour de Mohamed Morsi en tant que président  légitimement élu, la restauration de la constitution de 2012, source de divisions, et des institutions élues du parlement démises par Abedel Fattah al-Sissi. Son objectif immédiat est d'annuler les conséquences du coup d'Etat et de retirer toute légitimité aux répercussions des manifestations du 30 juin.

Au désarroi de ses opposants au sein des rangs révolutionnaires, ils continuent de refuser d’admettre qu’ils ont pratiqué des mesures politiques extrêmement polarisées à l'encontre de leurs anciens partenaires révolutionnaires , une orientation politique qui avait ouvert la voie aux événements du 30 juin et à la crise actuelle. De plus, ses opposants soutiennent que leur rhétorique révolutionnaire entrerait directement en contradiction avec la voie constitutionnelle que leurs partisans recherchent en insistant sur le retour au pouvoir de Mohamed Morsi et sur la restauration de la constitution de 2012. Une voie constitutionnelle, selon leurs dires, n'autorise aucunement une purge révolutionnaire de l'appareil judiciaire politisé, des procureurs corrompus ou des médias compromis. De même, ils protègent les militaires et octroie aux hauts gradés des protections et des privilèges non mérités.

Le niveau de brutalité du gouvernement d'Abdel Fattah al-Sissi à l'encontre des Frères musulmans a dépassé tout ce que le mouvement a pu connaître en termes de répression gouvernementale depuis les années 1940. Ses membres ont été profondément atteints et ébranlés, mais la puissance de l'organisation a été mise en évidence car elle a su largement demeurer intacte en dépit du niveau sans précédent des souffrances et des abus infligés. Après une période de défiance s'étant terminée publiquement par plusieurs massacres en juillet et août 2013, de nombreux membres des Frères musulmans qui ont pu échapper à l'appareil policier et quitter le pays, ont initié un vigoureux débat interne.

Vers avril 2014, la réévaluation conclut en faveur d'une nouvelle direction qui, selon le plus important représentant officiel des Frères musulmans en dehors de l'Egypte, comprend entre 65 à 70 % de membres issus de la jeune génération âgés de moins de 45 ans. La dynamique interne au sein du groupe est récemment devenue publique lorsque l'un des dirigeants de l'ancienne garde a publié une déclaration rejetant toute violence ainsi que la nouvelle direction. En l'espace de quelques heures, la nouvelle direction rejeta ses allégations et renouvela son appel pour une approche révolutionnaire sans compromis vouée à continuer jusqu'à la chute d'Abdel Fattah al-Sissi et de son régime répressif. La jeune direction interne en Egypte suivit bientôt avec un autre appel soutenant cette approche inflexible.

Parallèlement, les groupes de la jeunesse révolutionnaire ont depuis le début continué de discuter du retour à une voie purement révolutionnaire, réminiscence de l'exaltation de la révolution de 2011. Ils affirment que leur évolution a été avortée et doit reprendre comme au 12 février 2011. L'erreur la plus importante, selon eux, a été que les révolutionnaires sont rentrés chez eux et qu'ils ont accepté le gouvernement du conseil militaire. Parmi ces groupes les plus proéminents, on trouve le Mouvement du 6 avril, dont les dirigeants tels que Ahmed Maher, Mohamed Adel,  et l'activiste Ahmed Douma ont été emprisonnés par Abdel Fattah al-Sissi. Les socialistes révolutionnaires ont aussi été ciblés, ainsi que d'autres dirigeants tels qu'Alaa Abdel Fattah condamné à cinq ans de prison pour avoir défié le régime militaire.

Leurs détracteurs, particulièrement au sein du camp islamiste, affirment que la plupart de ces groupes sont forts en rhétorique mais manquent autant de substance que de sophistication et d'un soutien étendu. En outre, nombre des jeunes révolutionnaires ayant joué des rôles clés au cours des premiers moments de la révolution, mais n'ayant pas été activement poursuivis par le gouvernement, ont été exilés, ont abandonné, ou sont demeurés silencieux, y compris Wael Ghonim, une des figures les plus importantes de la jeunesse ayant initié la révolution de 2011. De plus, les supporters de football « ultras » ont également joué un rôle significatif en s'opposant aux mesures répressives du régime actuel. Leur implication future pourrait s'avérer cruciale, en effet ils sont su faire preuve de courage, de détermination ainsi que d'organisation, trois ingrédients nécessaires pour de réels changements révolutionnaires.

La voie à suivre

L'histoire se répète rarement mais le sage sait apprendre de ses leçons. Le soulèvement de 2011 en Egypte a été un événement remarquable ayant révélé de nombreux attributs positifs concernant la jeunesse égyptienne et ses aspirations pour le futur. Néanmoins, au moment où les partenaires de la révolution ont brisé les rangs quelques jours après le renversement d’Hosni Moubarak, il n'existait plus beaucoup d'espoir pour faire avancer les choses en faveur d'un véritable changement. Leurs rêves ont été facilement détournés. Ceux qui défendaient l'idée de changements graduels et d'un programme de réformes avaient, en essence, placé leur confiance et assujetti leur programme aux individus mêmes qui avaient le plus bénéficié de la corruption et répression du régime d’Hosni Moubarak. 

Une voie révolutionnaire n'implique pas nécessairement d'user de violence ni le chaos. Cela signifie essentiellement opérer une rupture complète avec l'ancien gouvernement, ainsi qu'avec ses institutions et ses membres compromis, et de bâtir un nouvel Etat en partant de zéro. Une telle entreprise est évidemment colossale, néanmoins la répression et la corruption sont si profondément ancrées au sein de l'Etat égyptien qu'excepté un démantèlement complet, aucune autre solution ne peut conduire à des changements concrets.

Pourtant, la réussite de l'approche révolutionnaire ne vient pas sans dilemme. Elle ne peut aboutir sans les Frères musulmans, en raison de leur discipline et de leur capacité à mobiliser de larges segments de la société. Mais elle ne peut réussir en ne comptant que sur eux. Recréer le sentiment d'unité qui s'était révélé sur la place Tahrir et avait aidé à renverser Hosni Moubarak, et brisé son appareil sécuritaire, serait le premier pas vers la fin du régime néo-moubarakiste d'Abdel Fattah al-Sissi. Néanmoins, les deux parties intéressées doivent s'accorder sur les objectifs stratégiques de cette alliance renouvelée et offrir de réelles mesures visant à rétablir des liens de confiance.

Une telle stratégie doit se baser sur une approche révolutionnaire, que tous ont défendu, afin de pouvoir réaliser trois objectifs principaux : (a) la fin de l'implication de l'armée égyptienne dans les affaires politiques, la mise à la retraite forcée de la plupart de ses officiers supérieurs, et la restructuration de ses institutions afin qu'elle soit uniquement orientée sur la défense du pays face à des menaces extérieures, ceci associé au démantèlement intégral de son empire économique ; (b) le démantèlement de l'Etat profond dans toutes ses manifestations, ceci allant de la police, de l'appareil sécuritaire et des agences de renseignement à l'appareil judiciaire compromis, aux conglomérats corrompus et à leurs empires médiatiques ; et (c) le futur Etat doit être constitué avec pour fondement l'établissement de réelles institutions démocratiques avec des droits, des libertés, des protections des minorités garantis, de même qu'avec l'engagement de l'ensemble des partenaires de ne pas imposer de programmes sociaux, ni de faire la promotion ou de rechercher des politiques concurrentes jusqu'au démantèlement de l'Etat profond et jusqu'à ce que des institutions démocratiques soient mises en place et fonctionnent.

Une fois la stratégie principale convenue, des mesures visant à établir des relations de confiance doivent être prises. La question controversée du retour de Mohamed Morsi au pouvoir semble être le point de désaccord. D'un côté, les Frères musulmans soutiennent qu'il est important de défendre la légitimité et de respecter la volonté du peuple, et de rejeter l'usurpateur du pouvoir, ainsi que l'ensemble des conséquences du coup d'état, notamment au niveau économique. De l'autre, les jeunes révolutionnaires affirment qu'ils ne seront pas disposés à se révolter contre Abdel Fattah al-Sissi pour simplement restaurer le règne de Mohamed Morsi, contre qui un nombre significatif d'entre eux se sont révoltés en 2013.

Chaque groupe a des raisons légitimes et une solution à cette impasse doit être trouvée par le second groupe en reconnaissant que Mohamed Morsi a été légitimement et démocratiquement élu en tant que président par la majorité des citoyens égyptiens. Par ailleurs, tant que la révolution est toujours en cours et qu'Abdel Fattah al-Sissi  est aux commandes, l'ensemble des groupes révolutionnaires doivent accepter ce fait et accorder leur respect à la volonté des électeurs, et donc accepter Mohamed Morsi comme président de l'Egypte élu, néanmoins « kidnappé ». Si d'une manière ou d'une autre, Mohamed Morsi devait retrouver sa fonction, sa présidence devrait alors reprendre. Cependant, si une approche révolutionnaire parvenait à faire tomber Abdel Fattah al-Sissi, alors l'ensemble des parties, y compris les Frères musulmans, devraient accepter cette nouvelle réalité d'une révolution réussie permettant l'émergence d'une nouvelle approche, d'une nouvelle structure et d'une nouvelle constitution sans égard pour le passé.

Les révolutions sont très rares tout au long de l'histoire car plusieurs facteurs et plusieurs conditions doivent coexister simultanément de manière dynamique. Plus vite les partenaires de la révolution parviendront à résoudre leurs différences et commenceront à travailler sur la création de ces conditions, plus vite l'Egypte pourra se libérer de son joug et redonner honneur et dignité à son peuple, ainsi qu'aux Palestiniens condamnés et morts.

Esam al-Amin est écrivain et expert  en politique du Moyen-Orient et politique étrangère des Etats-Unis. Son travail se retrouve dans de nombreuses publications et sur de nombreux sites internet. Nombre de ses articles concernant le Printemps arabe et les questions politiques au Moyen-Orient ont été traduits dans plusieurs langues, dont le français, l'espagnol, l'allemand, l'italien, le portugais, le russe, l'arabe, le persan, l'ourdou et le turc. Il est l'auteur de The Arab Awakening unveiled: Understanding Transformations and Revolutions in the Middle East.

Cet article est paru pour la première fois sur le site Counterpunch.com

Photo : L'ancien président égyptien Mohamed Morsi se tenant debout derrière des barreaux, au cours de son procès au Caire le 16 juin 2015 Mardi, une cour égyptienne a condamné à mort l'ancien président Mohamed Morsi pour évasion (AA).

Traduction de l'anglais (original) par Green Translations.

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