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« Abandonnés, une fois de plus » : pourquoi la Cour internationale de justice n’a pas ordonné un cessez-le-feu à Gaza 

Tout en qualifiant l’arrêt de la CIJ d’« historique », de nombreux Palestiniens et leurs partisans se demandent pourquoi la Cour n’a pas appelé à un cessez-le-feu à Gaza après avoir statué qu’Israël devait empêcher tout acte de génocide
Une manifestante pro-Palestine participe à une manifestation devant la Cour internationale de justice (Reuters/Piroschka van de Wouw)
Par MEE

Nombreux sont ceux qui voient une victoire juridique et morale dans la décision prise vendredi 26 janvier par la Cour internationale de justice (CIJ) d’ordonner à Israël d’empêcher tout acte de génocide à Gaza et de permettre l’acheminement de l’aide dans l’enclave palestinienne. Mais pour d’autres, cette décision ne va pas assez loin.

En portant plainte contre Israël pour génocide à Gaza, l’Afrique du Sud a demandé neuf mesures provisoires. Si plusieurs d’entre elles ont été prises par la Cour basée à La Haye, la principale demande réclamant un cessez-le-feu immédiat ne l’a pas été. Pourquoi ?

Selon les experts, la probabilité que la Cour exige un cessez-le-feu a toujours été très faible en raison du droit contesté d’Israël à l’autodéfense en territoire occupé.

« Je n’ai jamais pensé que le tribunal irait jusqu’à ordonner un cessez-le-feu », affirme Juliette McIntyre, maîtresse de conférences en droit à l’Université d’Australie du Sud, à Middle East Eye.

« La Cour déclare que nous ne pouvons pas aborder la question de toute l’étendue des droits d’autodéfense [d’Israël]. Nous ne dirons donc rien au sujet d’un cessez-le-feu », explique Juliette McIntyre.

Le terme « autodéfense » était manifestement absent de la décision, les mesures étant axées sur la détérioration de la situation sur le terrain à Gaza.

« Au cœur de l’affaire sud-africaine... il y a la création de conditions de vie ou la création de conditions incompatibles avec la vie », souligne la maîtresse de conférences en droit.

Si l’Afrique du Sud a salué la décision comme une « victoire décisive », sa ministre des Affaires étrangères, Naledi Pandor, a quant à elle déclaré souhaiter que la Cour appelle explicitement à un cessez-le-feu.

« Nous, à Gaza, avons perdu tout espoir »

De nombreux Palestiniens, notamment à Gaza, ont trouvé cette décision douce-amère.

« La décision de la CIJ est une décision insatisfaisante pour tout Palestinien », a réagi la journaliste Aseel Mousa, basée à Gaza.

« La Cour a donné à Israël un mois supplémentaire pour continuer à nous tuer, à nous déplacer et à nous affamer, et puisqu’elle a approuvé l’entrée de l’aide humanitaire, elle donne ainsi à Israël la possibilité de continuer à nous exterminer tout en nous fournissant un peu de la nourriture, des médicaments et des produits de première nécessité dont nous avons besoin. »

« La Cour a donné à Israël un mois supplémentaire pour continuer à nous tuer, à nous déplacer et à nous affamer […] »

- Aseel Mousa, journaliste basée à Gaza

Aseel Mousa rapporte que les Palestiniens avec lesquels elle s’est entretenue à Gaza espéraient que la Cour ordonne un « cessez-le-feu immédiat et urgent ».

Selon une autre journaliste de MEE sur place, Ruwaida Amer, les personnes déplacées par la guerre à Gaza se sentent frustrées et découragées par cette décision.

« Lorsque l’Afrique du Sud a lancé une action internationale contre le génocide à Gaza, il y a eu un sentiment d’espoir », explique-t-elle.

« Malheureusement, à mesure que la guerre se poursuit, nous, à Gaza, avons perdu tout espoir en [la communauté internationale] après son silence face aux crimes commis depuis plus de trois mois. »

La correspondante de Middle East Eye à Gaza Maha Hussaini relève qu’il s’agit néanmoins d’un jour historique pour les victimes palestiniennes des crimes israéliens, en particulier les journalistes qui ont été pris pour cible et tués.

« Pour la première fois, la communauté internationale admet qu’Israël est accusé de commettre un génocide, ce qui constitue une étape très importante », souligne-t-elle, tout en signalant néanmoins que les Palestiniens déplacés estiment que la Cour n’est pas allée assez loin.

« Nombre d’entre eux se sentent abandonnés, une fois de plus, par la communauté internationale, car la Cour n’a pas appelé à un cessez-le-feu immédiat », ajoute la journaliste. « La prévention des actes de génocide passe nécessairement par l’arrêt des attaques indiscriminées dans l’une des zones les plus densément peuplées de la planète. »

La Cour internationale de justice ordonne à Israël d’empêcher un génocide à Gaza et de permettre l’acheminement de l’aide
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Le correspondant de MEE à Gaza Mohammed al-Hajjar fait lui aussi remarquer que même si cette décision « signifie beaucoup » pour les Palestiniens de Gaza, des doutes subsistent quant à son respect par Israël.

« Nous avons vu Israël contourner les lois au cours des 111 derniers jours et commettre des crimes de guerre, Israël n’a répondu à aucun appel en faveur d’un cessez-le-feu ou de la fin de la famine. Qu’est-ce qui peut donc les forcer à s’arrêter ? », s’interroge-t-il.

D’autres observateurs estiment par ailleurs qu’il est impossible en l’absence d’un cessez-le-feu immédiat de mettre en œuvre les mesures provisoires ordonnées par la CIJ, telles que l’obligation pour Israël de prendre toutes les dispositions en son pouvoir pour prévenir les violations de la convention sur le génocide, y compris le massacre de Palestiniens.

« Comment fournir de l’aide et de l’eau sans cessez-le-feu ? Si vous lisez la décision, un cessez-le-feu est implicitement nécessaire », a déclaré la cheffe de la diplomatie sud-africaine Naledi Pandor à l’extérieur de la Cour.

B’Tselem, la plus grande association israélienne de défense des droits de l’homme, est du même avis.

« La seule manière d’appliquer les ordres émis aujourd’hui par la Cour internationale de justice de La Haye est d’instaurer un cessez-le-feu immédiat. Il est impossible de protéger la vie des civils tant que les combats se poursuivent », a affirmé l’ONG dans un communiqué.

« Des dizaines de milliers de morts, plus d’un million de personnes déplacées, des Israéliens pris en otage dans la bande de Gaza, la faim et une catastrophe humanitaire : tout cela oblige Israël à cesser le combat. »

« Motivée par des considérations politiques »

Oona Hathaway, professeure à la faculté de droit de l’Université Yale aux États-Unis, a fait remarquer que si les observateurs avaient relevé l’absence de demande de cessez-le-feu, la CIJ « s’en était rapprochée autant qu’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’elle le fasse ».

Mais pour Jonathan Cook, chroniqueur pour MEE, « la réticence de la Cour à soutenir cette demande de l’Afrique du Sud a sans doute été motivée par des considérations politiques. Si elle l’avait fait, elle aurait risqué d’entrer en confrontation directe avec le vrai coupable : Washington ».

« La réticence de la Cour à soutenir cette demande de l’Afrique du Sud a sans doute été motivée par des considérations politiques. Si elle l’avait fait, elle aurait risqué d’entrer en confrontation directe avec le vrai coupable : Washington »

- Jonathan Cook, chroniqueur pour MEE

« Israël aurait refusé de mettre fin à ses attaques, et l’affaire serait alors remontée au Conseil de sécurité pour faire appliquer [la décision]. L’administration Biden aurait alors été contrainte d’exercer son droit de veto pour protéger son État client », écrit-il pour MEE.

« De toute façon, le massacre des Palestiniens n’aurait pas cessé. Mais si la Cour avait ordonné un cessez-le-feu, il aurait été encore plus évident que cela ne l’est déjà aujourd’hui que ce sont les États-Unis, plus qu’Israël, qui veillent à ce que le génocide se poursuive sans interruption. Sans le financement et les armes des États-Unis, Israël ne serait pas en mesure de continuer à bombarder Gaza. »

Si les arrêts de la CIJ sont juridiquement contraignants, la Cour ne peut pas les faire appliquer, car aucun mécanisme ne peut être utilisé pour garantir leur exécution.

À court terme, les États peuvent demander au Conseil de sécurité des Nations unies d’agir et d’appliquer des sanctions distinctes destinées à contraindre un État récalcitrant à suivre les ordres de la Cour.

En ce qui concerne l’affaire du génocide dont Israël est accusé, si ce dernier refuse d’obtempérer, il existe toujours un risque que les États-Unis opposent leur veto à toute décision du Conseil de sécurité visant à faire appliquer les arrêts de la CIJ.

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Même si elle n’est pas respectée, une décision favorable à tout ou partie des mesures provisoires demandées par l’Afrique du Sud est susceptible d’exercer une pression sur Israël et les gouvernements alliés.

« À ce stade, cela signifie seulement que l’Afrique du Sud a établi qu’il existe un risque plausible de génocide, et non qu’il y a génocide », explique Juliette McIntyre à Middle East Eye.

« Cela pourrait avoir des répercussions sur d’autres États ; il s’agit d’un acte internationalement répréhensible que d’aider ou d’assister à la perpétration d’autres actes répréhensibles, tels que le génocide. »

« Les États peuvent retirer leur soutien militaire ou tout autre soutien à Israël afin d’éviter cela. Les États ont également une obligation de prévenir le génocide, qu’ils peuvent considérer plus sérieusement dès lors que la Cour a établi qu’il s’agit d’un risque plausible. »

On ne sait toujours pas comment les principaux alliés d’Israël, à savoir les États-Unis et les pays européens, réagiront à la décision de la CIJ.

Traduit de l’anglais.

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