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Comment le califat ottoman s’est-il achevé ?

Il y a un siècle, le jeune État turc envoyait en exil le dernier calife, Abdülmecid II, et reléguait à l’histoire une institution islamique
Le premier calife, Sélim Ier (1470-1520), qui accède au pouvoir en 1512, et le dernier calife, Abdülmecid II (1868-1944), qui est déposé en 1924 (Creative Commons)
Le premier calife, Sélim Ier (1470-1520), qui accède au pouvoir en 1512, et le dernier calife, Abdülmecid II (1868-1944), qui est déposé en 1924 (Creative Commons)

Il y a cent ans, le 3 mars 1924, la Grande Assemblée nationale de Turquie abolissait le califat, vieux de 1 300 ans.

Sa chute a été un moment clé dans l’histoire de l’État moderne, qui compte aujourd’hui plus de 85 millions d’habitants et dont l’économie figure au 19e rang mondial.

Elle marque également un tournant dans l’histoire politique de l’islam et scelle la fin de la domination ottomane, qui a façonné une grande partie de l’Europe, de l’Afrique et du Moyen-Orient pendant près de six siècles.

Le califat était un système politique islamique qui se posait en représentant de la succession du prophète Mohammed et dirigeant des musulmans du monde entier.

Le califat n’a jamais été incontesté : parfois, plusieurs souverains musulmans rivaux revendiquaient simultanément le titre de calife.

Plusieurs califats ont été proclamés au cours de l’histoire, notamment le califat abbasside du IXe siècle, qui dominait la péninsule Arabique ainsi que l’Iran, l’Irak et l’Afghanistan actuels ; le califat fatimide du Xe siècle dans l’actuelle Tunisie ; et divers califats centrés sur l’Égypte à partir du XIIIe siècle.

Quelles sont les origines du califat ottoman ?

En 1512, la Maison d’Osman, la dynastie ottomane au pouvoir, revendique le califat – une revendication qui se renforce au cours des décennies suivantes, lorsque l’Empire ottoman gagne les villes saintes islamiques de La Mecque, Médine et Jérusalem, ainsi que Bagdad, l’ancienne capitale du califat médiéval abbasside, en 1534.

Le calife Harun al-Rashid (763/766-809), peint par l’artiste italien Gaspare Landi plus de 1 000 ans plus tard, en 1813 (Museo di Capodimonte, Naples)
Le calife Harun al-Rashid (763/766-809), peint par l’artiste italien Gaspare Landi plus de 1 000 ans plus tard, en 1813 (Museo di Capodimonte, Naples)

Ces dernières années, des historiens ont remis en question l’idée, jusqu’alors très répandue, selon laquelle les Ottomans n’ont accordé que peu d’attention à la notion du califat jusqu’au XIXe siècle.

Au XVIe siècle, la notion de califat est radicalement repensée par les ordres soufis proches de la dynastie ottomane. Le calife est désormais une figure mystique, divinement désignée et investie d’une autorité à la fois temporelle et spirituelle sur ses sujets. La cour impériale en vient ainsi à présenter le calife (qui est toujours le sultan) comme le représentant de Dieu sur terre.

Le califat ottoman, dont la nature est réinterprétée à de multiples reprises au cours de l’histoire de l’empire, survit pendant 412 ans, de 1512 à 1924.

Qui a été le dernier calife ?

Le prince Abdülmecid, né en 1868, passe une grande partie de sa vie d’adulte sous la stricte surveillance et dans la réclusion relative que le sultan de l’époque, Abdülhamid II, impose aux princes de la dynastie.

Après la destitution d’Abdülhamid par un coup d’État en 1909 et l’instauration d’un « califat constitutionnel », Abdülmecid, peintre talentueux, poète en herbe et amateur de musique classique, devient une figure publique à la mode, se présentant comme le « prince démocrate ». Non seulement il réalise un tableau représentant la destitution d’Abdülhamid, mais il pose même pour une photo avec les hommes qui ont exécuté le coup d’État.

La destitution du sultan Abdülhamid II, peinte par Abdülmecid II en 1914 ou avant (Creative Commons)
La destitution du sultan Abdülhamid II, peinte par Abdülmecid II en 1914 ou avant (Creative Commons)

Le prince sombre toutefois dans le désespoir lors de la Première Guerre mondiale (1914-1918) en raison des défaites militaires de l’empire. Il est d’autant plus accablé par l’occupation du territoire ottoman, y compris de sa capitale Istanbul, par les Alliés.

Mehmed Vehideddin devient sultan-calife et Abdülmecid prince héritier, ce qui fait de lui le suivant dans l’ordre de succession au trône. Mais en 1919, Mehmed Vehideddin refuse de soutenir le mouvement nationaliste naissant de Mustafa Kemal Pacha qui lutte contre les forces alliées en Anatolie.

Le 23 avril 1920, les nationalistes instaurent la Grande Assemblée nationale à Ankara, qui constitue le socle d’un nouvel ordre politique. Plus tard dans l’année, Mustafa Kemal invite Abdülmecid à rejoindre l’Anatolie pour participer à la lutte nationaliste.

Mais le palais de Dolmabahçe à Istanbul, où vit le prince, se retrouve assiégé par les soldats britanniques. Abdülmecid n’a d’autre choix que de décliner l’offre – ce sera perçu comme un affront que les républicains invoqueront plus tard lorsque le vent se retournera contre le califat.

Comment Abdülmecid est-il devenu calife ?

En octobre 1922, un armistice marque la victoire des nationalistes et ouvre la voie à la création de la Turquie moderne. Le sultan Mehmed Vehideddin est largement vilipendé par la population. Le 1er novembre, le nouveau gouvernement abolit le sultanat et, avec lui, l’Empire ottoman.

Mehmed Vahideddin quitte Istanbul à bord d’un navire de guerre britannique le 17 novembre dans des circonstances déshonorantes. En son absence, le gouvernement le dépose du califat et le remplace par Abdülmecid, qui accepte immédiatement le titre et devient calife le 24 novembre 1922.

Pour la première fois, un prince ottoman est nommé calife mais pas sultan, et élu à ce poste par la Grande Assemblée nationale.

Quelles étaient les relations entre Ankara et Istanbul ?

Le conflit éclate presque immédiatement. Dans ses nouvelles fonctions, Abdülmecid se voit interdire toute déclaration politique : en lieu et place, le gouvernement d’Ankara propose une nouvelle vision de l’islam dans laquelle le calife n’est qu’une figure de proue. Toutefois, comme l’écrira plus tard sa petite-fille, la princesse Neslişah, Abdülmecid « n’avait pas l’intention de se conformer aux directives données ».

En avril 1923, le New York Times informe ses lecteurs que le calife, « un peintre paysagiste monogame, ne semble pas susceptible de gêner qui que ce soit par ses prétentions politiques ».

Cela contraste fortement avec la réalité en Turquie, où la grandeur et la popularité des processions hebdomadaires d’Abdüllmecid vers les différentes mosquées d’Istanbul pour la prière du vendredi dérangent de plus en plus Ankara. Lors de l’une de ces sorties, le calife rejoint une mosquée en traversant le Bosphore sur une barge à quatorze rameurs, décorée de manière exubérante avec des peintures de fleurs et arborant l’étendard califal.

Abdülmecid n’est pas un calife fantoche et silencieux : au contraire, il tient des banquets, crée un « orchestre du califat » et, à la grande consternation d’Ankara, organise des réunions politiques dans son palais.

Que s’est-il passé ensuite ?

À la libération d’Istanbul, la Turquie est déclarée république le 29 octobre 1923. John Finley, un Américain qui observe la Grande Assemblée nationale en session, déclare avec enthousiasme que la nation « pose pour la première fois un regard, en face à face, plein d’espoir sur le monde ».

Les troupes turques entrent à Istanbul le 6 octobre 1923 après avoir libéré la ville des forces alliées (Creative Commons)
Les troupes turques entrent à Istanbul le 6 octobre 1923 après avoir libéré la ville des forces alliées (Creative Commons)

Il trouve que le « visage intéressé et plein d’espoir – et, je crois pouvoir ajouter, beau – de Latife Hanım [l’épouse du président Mustafa Kemal] » ne peut contraster davantage avec celui du « calife voûté, dont les cheveux gris [sont] recouverts d’une chéchia à glands ». Pour de nombreux observateurs, ces deux figures incarnent des aspects contrastés de la Turquie : l’avenir et le passé.

Un point de tension sera la réaction furieuse du gouvernement à une lettre adressée par les dirigeants musulmans de l’Inde au Premier ministre turc le 24 novembre 1923. Ils y avertissent que « toute diminution du prestige du calife ou l’élimination du califat en tant que facteur religieux du corps politique turc signifierait la désintégration de l’islam et sa disparition effective en tant que force morale dans le monde ».

La lettre est publiée par trois journaux d’Istanbul. Leurs rédacteurs sont arrêtés, accusés de haute trahison et auditionnés lors de procès très médiatisés avant d’être libérés et leurs journaux supprimés.

Les représentants du gouvernement considèrent de plus en plus le califat d’Abdülmecid comme une sérieuse menace pour la cohérence de la république. À la mort du président américain Woodrow Wilson en février 1924, Ankara refuse d’abaisser les drapeaux sur les bâtiments gouvernementaux, car il n’entretient pas de relations diplomatiques avec Washington. Mais à Istanbul, le calife ordonne que les drapeaux turcs de son palais et de son yacht soient en berne.

Comment les tensions ont-elles fini par se dissiper ?

Début 1924, le gouvernement décide d’abolir le califat.

Les grands journaux commencent à publier des articles attaquant la famille impériale ottomane. Si, le vendredi 29 février, Abdülmecid est consterné de voir que sa procession hebdomadaire est davantage suivie par des touristes américains que des fidèles musulmans, il ne le montre pas. Au contraire, il cherche à sauver les apparences, saluant la foule avec dignité. Mais en privé, il comprend que sa position est devenue précaire.

Le lundi 3 mars, la Grande Assemblée nationale non seulement abolit le califat, mais déchoit également tous les membres de la famille impériale de leur citoyenneté turque, les envoie en exil, confisque leurs palais et leur ordonne de liquider leurs biens privés dans un délai d’un an.

Les débats font rage à l’Assemblée pendant plus de sept heures. « Si d’autres musulmans ont fait preuve de sympathie à notre égard », clame le Premier ministre İsmet Pacha devant l’Assemblée, qui l’approuve largement, « ce n’est pas parce que nous avions le calife, mais parce que nous avons été forts ». Son argument finit par l’emporter.

Comment Abdülmecid a-t-il été destitué ?

Haydar Bey, le gouverneur d’Istanbul, accompagné du chef de la police d’Istanbul, Sadeddin Bey, annonce la nouvelle à Abdülmecid juste avant minuit le 3 mars.

Ils trouvent le calife en pleine étude du Coran dans sa bibliothèque et lui lisent l’ordre d’expulsion. « Je ne suis pas un traître », répond Abdülmecid. « En aucun cas je ne partirai. »

Il s’adresse alors à son beau-frère, Damad Sherif : « Pacha, Pacha, nous devons faire quelque chose ! Vous aussi, faites quelque chose ! » Mais le pacha n’a rien à proposer à son calife. « Mon navire est sur le départ, Sire », lui répond-il, avant de s’incliner et de s’éloigner rapidement.

3 mars 1924 : la délégation officielle venue annoncer à Abdülmecid II (au centre) la fin du califat (Creative Commons)
3 mars 1924 : la délégation officielle venue annoncer à Abdülmecid II (au centre) la fin du califat (Creative Commons)

La fille du calife, la princesse Dürrüşehvar, a 10 ans à l’époque. Les souvenirs qu’elle garde de cette nuit témoignent d’un sentiment de trahison, non seulement de la part du gouvernement, mais aussi de la part de la population turque. « Mon père, dont la famille a régné pendant les sept derniers siècles, a sacrifié sa vie et son bonheur pour une population qui ne l’appréciait plus », a-t-elle déclaré.

Vers 5 heures du matin, Abdülmecid quitte le palais en compagnie de ses trois épouses, de son fils, de sa fille et de leurs principales servantes. Le calife déchu est solennellement salué par les soldats et les policiers qui encerclent alors le palais de Dolmabahçe.

Il se met en route pour Çatalca, à l’ouest d’Istanbul. En attendant le train, la famille est prise en charge par un chef de gare juif qui leur déclare que la maison d’Osman a été « la bienfaitrice du peuple juif » et que le fait de pouvoir servir la famille « en ces temps difficiles n’est que la preuve de notre gratitude ». Ses paroles émeuvent Abdülmecid jusqu’aux larmes.

À Istanbul, les princes impériaux disposent de deux jours pour partir et de 1 000 livres turques chacun ; les princesses et les autres membres de la famille ont un peu plus d’une semaine pour organiser leur départ. Lorsque les princes quittent la ville, une foule « à l’air abattu et attristé » s’est rassemblée pour les voir partir.

Quelques jours plus tard, la famille d’Abdülmecid s’installe à Territet, une banlieue pittoresque au bord du lac Léman, en Suisse.

Quelle a été la réaction des nouveaux dirigeants de la Turquie ?

À Ankara, la fin du califat est saluée comme le début d’une nouvelle ère. Afin d’apaiser le mécontentement des musulmans du monde entier, Mustafa Kemal publie une déclaration affirmant que l’autorité du califat est légitimement transférée à la Grande Assemblée nationale de Turquie.

Mais c’est un nouvel ordre séculier qui se profile à l’horizon. En 1928, l’Assemblée adopte même un projet de loi supprimant toute référence à l’islam dans la Constitution turque. Désormais, les députés doivent jurer « sur l’honneur » et non plus « devant Dieu ».

En dehors de la Turquie, l’abolition du califat suscite des rivalités pour savoir qui reprendra l’institution. La presse internationale spécule sur le fait qu’un nouveau califat sera établi à La Mecque par le roi Hussein du Hedjaz. Le roi d’Égypte Fouad caresse l’idée d’assumer ce rôle et l’émir d’Afghanistan se présente publiquement comme candidat. Mais aucun ne parvient à réunir suffisamment de soutien au sein du monde islamique pour revendiquer le titre de manière crédible.

Une semaine après son départ en exil, Abdülmecid publie une proclamation depuis son hôtel suisse, affirmant qu’« il appartient désormais au seul monde musulman, qui en a le droit exclusif, de se prononcer en toute autorité et en toute liberté sur cette question vitale ».

Ses propos suggèrent une refonte moderne du califat ottoman, dont la légitimité ne dépendra pas de l’Empire ottoman, mais du soutien des musulmans du monde entier.

Mais un tel projet nécessite un solide soutien.

La famille califale se retrouve ensuite dans une villa sur la Côte d’Azur, aux frais du nizam d’Hyderabad, l’un des hommes les plus fortunés au monde, à la tête d’un État princier riche et en pleine modernisation dans le sous-continent indien.

Abdülmecid II et sa fille Dürrüşehvar se promènent sur la Promenade des Anglais à Nice, en France, après la chute du califat (Creative Commons)
Abdülmecid II et sa fille Dürrüşehvar se promènent sur la Promenade des Anglais à Nice, en France, après la chute du califat (Creative Commons)

C’est du côté d’Hyderabad, et grâce à l’union de la maison d’Osman avec la dynastie des Asaf Jahi, qui règne sur l’État princier, qu’Abdülmecid tente de relancer le califat. En 1931, l’homme politique indien Shaukat Ali négocie un mariage entre la fille du calife, la princesse Dürrüşehvar, et le fils aîné du nizam, le prince Azam Jah.

Abdülmecid désigne leur fils – son petit-fils, futur souverain d’Hyderabad – comme héritier du califat.

En fin de compte, le califat ne sera jamais déclaré : la nouvelle République de l’Inde annexera Hyderabad en 1948.

Qu’est-il advenu d’Abdülmecid ?

Le calife déchu ne retrouvera jamais sa chère Istanbul. Pourtant, tout au long de ses années d’exil, il n’acceptera jamais l’abolition du califat. Dans une lettre adressée à un ami en juillet 1924, Abdülmecid confie, en citant Hamlet de Shakespeare, qu’il subit « la fronde et les flèches de la fortune outrageante », bien que, contrairement au prince danois, il ait encore « un cœur pur, une bonne conscience et une foi sincère ».

Abdülmecid meurt le soir du 23 août 1944 dans une villa près de Paris, à l’âge de 76 ans. Les troupes américaines, qui tentent de libérer la France, combattent les Allemands à proximité : il est victime d’une crise cardiaque lorsque des balles perdues atteignent la villa.

En 1939, Abdülmecid avait exprimé le souhait d’être enterré en Inde. Le nizam lui avait fait construire un tombeau, mais en 1944, le transfert du corps est considéré comme politiquement inacceptable. De son côté, le gouvernement turc refuse catégoriquement d’autoriser un enterrement à Istanbul, et Abdülmecid finit donc inhumé à Paris pendant près d’une décennie.

Enfin, le 30 mars 1954, la dépouille du dernier calife de l’islam est transférée dans le cimetière de Jannat al-Baqi à Médine, lieu de pèlerinage en Arabie saoudite, à proximité de l’endroit où reposent les parents et les compagnons du prophète Mohammed.

Traduit de l’anglais (original) par Imène Guiza.

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