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Comment l’Arabie saoudite s’est piégée tout seule au Yémen

Tant qu’au Yémen, Riyad exige une défaite des Houthis qui ne profite pas à al-Islah, l’opération du royaume est condamnée à l’échec. Mais il existe une autre façon de mettre fin à cette guerre

Quand l'opération « Tempête décisive » a été lancée en mars de 2015, le jeune ministre saoudien de la Défense, le prince Mohammed ben Salmane a promis à tous ceux qu'il avait enjoints de participer à l’opération, que ce serait une affaire chirurgicale rapidement bouclée.

Riyad aurait pu, dès le début de son opération, se coordonner avec al-Islah pour libérer Sanaa des Houthis, mais les Saoudiens en ont décidé autrement. Pourquoi ?

Effectivement, ce fut une guerre « chirurgicale », qui a ciblé les Houthis et leurs arsenaux d’armes avec grande expertise au début, mais ce fut loin d’être rapide. Et maintenant, à quelques mois de l’anniversaire de la troisième année de l’offensive, il semblerait que les pires craintes de l’Arabie saoudite se soient confirmées : elle s’est retrouvée piégée dans le difficile contexte politique et géographique du Yémen.

L'opération « Tempête décisive » a pris les Houthis par surprise et, après l’élan initial et des victoires en chaîne, leurs forces ont été prises au dépourvu et dans des désaccords. Cependant, il ne s’est trouvé personne sur le terrain, particulièrement dans la capitale, Sanaa, pour saisir l’occasion d’attaquer.

Dès le début et jusqu'à présent, le problème saoudien au Yémen est le suivant : Riyad s’est engagée à respecter deux conditions contradictoires pour sa victoire stratégique. Elle a voulu vaincre les Houthis, mais sans en faire profiter son rival, al-Islah.

Le ministre saoudien de la Défense, le prince Mohammed ben Salmane, accueille le président yéménite Abd Rabbo Mansour Hadi à Riyad, le jour même du début de l'offensive saoudienne au Yémen, en mars 2015 (AFP)

Effectivement, Riyad aurait pu, au début de l’opération, se coordonner avec le groupe pour provoquer un soulèvement dans Sanaa, qui aurait chassé les Houthis de la capitale. Mais il en a été décidé autrement. C’est ainsi que la première occasion de gagner la guerre fut rapidement perdue.

Dans de telles circonstances, l’Arabie saoudite a rendu son succès beaucoup plus difficile, sinon impossible, et a même prolongé le conflit. Donc, pour sortir de la situation difficile dans laquelle elle s’est mise, Riyad doit modifier ou abandonner l’une de ses conditions.

Une équation pour la paix

Un accord de paix pourra être conclu au Yémen à condition de mettre d’accord quatre acteurs importants, et qu’aucun d’eux ne se sente floué.

Les premiers de ces quatre acteurs sont les Houthis. Ils se font appeler « Ansar Allah » et représentent le fondamentalisme zaydite. Les Zaydites se sont révoltés contre leur marginalisation après la chute de la monarchie en 1962. Ces deux dernières années, les Houthis sont montés en puissance et aussi en popularité, au moins au Nord-Yémen, puisqu’ils ont gagné le soutien des membres d’une tribu et de certains chefs de l’armée qui luttaient contre eux dans le passé.

Sanaa, septembre 2014 : des partisans Houthis commandent un poste de contrôle improvisé (AFP)

Le deuxième acteur est l’ancien président Ali Abdallah Saleh et son parti politique, le Congrès du peuple. Saleh et son parti représentent l’ancien régime, qui refuse de céder le pouvoir parce qu’il redoute qu’on lui demande des comptes sur ses agissements passés et parce qu’il n’est pas non plus disposé à abandonner sa part du butin.

Après le début de l’opération menée par les Saoudiens, Saleh et son parti se sont alignés sur les Houthis, mais leur alliance est purement opportuniste et instable. Les Émirats arabes unis (EAU), partenaire de l’Arabie saoudite dans la guerre du Yémen, parient que Saleh dénoncera finalement son alliance avec les Houthis par le truchement de son fils, Ahmed, qui vit à Abou Dabi.

Un partisan d'Ali Abdallah Saleh embrasse un portrait de l'ancien chef yéménite (AFP)

Suite aux récent développements en Arabie saoudite, qui ont d’autant plus rapproché Riyad et Abou Dabi, l’Arabie saoudite pourrait décider de re-instituer l’ancien ordre arabe – option qu’ils ont tous les deux choisie et promue en Égypte, qu’ils envisagent pour la Syrie, et en faveur de laquelle ils luttent avec acharnement en Libye. 

Le troisième acteur est la Congrégation yéménite pour la réforme (al-Islah), souvent liée aux Frères musulmans et dont les cadres sont très populaires. Le groupe a activement participé à la révolution des jeunes en 2011 et peut en fait rivaliser de popularité avec les Houthis.

Mais l’Arabie saoudite veut affaiblir le groupe et Abou Dabi le combat. Ainsi, contrairement à la condition posée par les Saoudiens au Yémen, le groupe profiterait toujours de la défaite des Houthis.

Aden, 2013 : des Yéménites brandissent des drapeaux nationaux lors d’une démonstration organisée par al-Islah (AFP)

En fait, après que Riyad eut décidé de ne pas se coordonner avec al-Islah pour reprendre Sanaa en 2015, Saleh et les forces de sécurité des milices houthies ont retourné leur colère contre al-Islah, arrêtant des centaines de ses membres. Al-Islah s’est donc trouvé dans la posture la plus fâcheuse possible : persécuté à Sanaa, marginalisé à Riyad et sous pression à Abou Dabi.

Les habitants du Sud sont les quatrièmes acteurs significatifs, mais ils risquent de se retrouver écartés de l’équation du pouvoir lorsqu’un accord de paix sera conclu, car le Yémen du Nord est le seul véritable champ de bataille menaçant la sécurité de l’Arabie saoudite. Mais ils sont en même temps inextricablement concernés politiquement et constitutionnellement par la crise yéménite toute entière, et sont toujours en situation de chaos et de rivalité du fait de la politique – déroutante – des EAU dans cette région.

Aden, mai 2017 : des partisans yéménites du mouvement séparatiste du Sud brandissent des drapeaux lors d’un rassemblement en faveur de l’indépendance (AFP)

Ces derniers encouragent non seulement la sécession du Sud d’avec le Nord, mais aussi son unité, avec le soutien des milices rivales et régionales. Les Émiratis cherchent aussi à effacer toute trace d'Islam politique dans le Sud mais, en même temps, y soutiennent les militants salafistes.

Par conséquent, le Yémen du Sud, qui aurait pu incarner pour le reste du pays un bon exemple de partage du pouvoir, a été plongé dans le chaos et, bien que libéré du contrôle des Houthis il y a plus de deux ans, n’est pas parvenu à fonctionner convenablement par ses propres moyens.

Deuxième occasion (manquée)

La deuxième chance de résoudre la guerre s’est présentée quatre mois après son commencement en juillet 2015, quand l'armée yéménite et la résistance ont réussi à libérer Aden. Les forces des EAU ont joué un rôle important dans cette bataille. Elles ont avancé vers Ta’izz, qui n’est qu’à 150 km, et ont remonté le moral des troupes sur place. La résistance locale a ensuite chassé Saleh et les Houthis du centre-ville et libéré le palais présidentiel.

Subitement, on a annoncé que les forces yéménites et la coalition s’étaient arrêtées à ce à qu’on appelle en arabe « la ligne 90 », point qui marque l’ancienne frontière entre le Yémen du Sud et du Nord, avant la réunification de ces deux pays en 1990.

Pourquoi les Yéménites, les EAU et les forces saoudiennes n’ont-ils pas mis à profit l’élan impulsé par la victoire d’Aden pour progresser en direction de Ta’izz et libérer complètement la ville ?

Cet arrêt brutal a envoyé des messages déconcertants à la résistance de Ta’izz et aux Houthis à Sanaa. La division du Yémen faisait-elle partie des objectifs de cette guerre ? Pourquoi les Yéménites, les EAU et les forces saoudiennes n’ont-ils pas mis à profit l’élan impulsé par la victoire d'Aden pour progresser en direction de Ta’izz et libérer complètement la ville ?

La réponse est à rechercher dans la condition stratégique posée par l’Arabie saoudite de battre les Houthis, mais d’empêcher al-Islah d’en profiter.

Ta’izz est la deuxième ville du Yémen. Al-Islah y est omniprésent et mène la résistance dans la région. Si les Saoudiens et d’autres forces avaient libéré la ville, al-Islah se serait trouvé en position de force. Cependant, une autre raison pourrait expliquer pourquoi les forces se sont arrêtées au seuil de Ta’izz : à l’avenir, une Ta’izz libre pourrait, pour le gouvernement exilé du Yémen maintenant basé à Riyad, s’avérer un endroit sûr, loin d'Aden, sous contrôle des Émiratis et de leurs alliés séparatistes.

Des membres d’une tribu yéménite appartenant aux Comités de résistance populaire et qui soutient les forces fidèles au président du Yémen Abd Rabbo Mansour Hadi, soutenu par les Saoudiens, tiennent une position pendant les affrontements avec les Houthis à

Les chefs d’al-Islah se déplaceront aussi là où ils peuvent relancer leur mouvement et se refaire. Évidemment, rien de cela n’est arrivé depuis deux ans et Ta’izz est toujours en état de siège, privée d’armes et d’approvisionnements normalement faciles à obtenir.

Cette condition bizarre a étendu la guerre et prolongé la souffrance des Yéménites. Elle a aussi mis une pression accrue sur les Saoudiens, désormais obligés de défendre les raisons éthiques, justifiant devant les capitales mondiales et les organisations de défense des droits de l'homme leur poursuite de la guerre. Cela a aussi exalté l’entêtement des Houthis et de Saleh, car ce sont eux aussi des ennemis d’al-Islah.

Avec encore un peu de patience, ils pourraient se retrouver avec le vent en poupe et les alliances pourraient tourner en leur faveur, en vertu de la règle selon laquelle les ennemis de mon ennemi sont mes amis. Peut-être Riyad est-elle convaincue que, grâce à Abou Dabi, les Houthis et Saleh valent mieux qu'un Yémen pluraliste démocratique où al-Islah serait présent.

Riyad change sa position maintenant en Syrie et se rapproche de plus en plus du Caire et du camp de Moscou, qui, ironiquement appartient aussi au camp de Téhéran. De même, la position de l’Arabie saoudite au Yémen pourrait changer.

Ce n’est qu’alors que l’énigmatique équation saoudienne pourrait trouver une solution, à condition d’effectuer les modifications suivantes : permettre aux Houthis de gagner, éliminer al-Islah et envoyer au diable la stabilité du Yémen et la sécurité à long terme de l’Arabie saoudite.

-Ahmad Salah El Din est un auteur saoudien.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Un combattant yéménite, fidèle au président yéménite soutenu par les Saoudiens, garde une position prise aux Houthis dans une région montagneuse au nord-ouest de Ta’izz (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.

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