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Guerre Israël-Palestine : Biden a-t-il perdu le contrôle de Netanyahou ?

Furieux d’avoir vécu son propre « 11 septembre », Israël frappe sur tous les fronts. Mais le gouffre dans lequel Netanyahou a encore une fois entraîné l’Amérique est cette fois-ci plus profond
Le président américain Joe Biden (à gauche) et le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou se rencontrent à Tel Aviv, le 18 octobre 2023 (Reuters)
Le président américain Joe Biden (à gauche) et le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou se rencontrent à Tel Aviv, le 18 octobre 2023 (Reuters)

Il y a un an, trois responsables politiques sunnites irakiens de la province d’al-Anbar se trouvaient dans l’un des nombreux hôtels de luxe bordant la mer Morte, où ils ont été courtisés par des responsables israéliens.

Le sujet n’était pas la Palestine mais al-Anbar, la plus grande province et l’une des moins densément peuplées d’Irak. Les hôtes ont rappelé à leurs invités irakiens que leur province représentait près d’un tiers de la superficie de l’Irak. 

Ils leur ont parlé de ses énormes réserves d’eau inexploitées, affirmant que seuls les Israéliens et les Américains avaient l’expertise nécessaire pour les faire fructifier. La région pouvait devenir le grenier alimentaire du Moyen-Orient, se sont réjouis les Israéliens, qui ont également cité les réserves de pétrole et de gaz à exploiter. Ils pouvaient également aider al-Anbar à extraire des réserves minérales.

Manifestation anti-israélienne sur la place Tahrir à Bagdad, le 13 octobre 2023 (AFP/Ahmad Al-Rubaye)
Manifestation anti-israélienne sur la place Tahrir à Bagdad, le 13 octobre 2023 (AFP/Ahmad Al-Rubaye)

La seule chose qui manquait à al-Anbar, c’était une population suffisante pour assurer une telle renaissance.

C’est alors que les Israéliens ont dégainé la question qui était le véritable sujet de la rencontre : « Et si nous vous proposions 2,3 millions de Palestiniens ? » Eux aussi sont sunnites, ont souligné les Israéliens. « Les Palestiniens travaillent dur, ils ont la même culture que vous et en plus, une population sunnite plus importante à al-Anbar pourrait contribuer à faire pencher la balance entre sunnites et chiites en votre faveur. » 

Les Irakiens ont proposé de soumettre la proposition à leur Premier ministre.

Il y a un an, ils ont peut-être exagéré devant les Israéliens leur pouvoir de persuasion auprès de l’élite politique irakienne. Aujourd’hui, il est presque certain qu’ils souhaiteraient étouffer le fait d’avoir pu envisager une telle proposition.

Le véritable champ de bataille

À l’instar d’une grande partie du monde arabe, l’Irak a été pris dans une vague de soutien en faveur de l’attaque menée par les combattants palestiniens le 7 octobre. 

Dans un élan rare qui a dépassé les clivages sectaires, des centaines de milliers d’Irakiens sont descendus dans la rue. Ils ont empêché des camions-citernes d’entrer en Jordanie, refusant de laisser du pétrole irakien rejoindre des pays qui reconnaissent Israël.

Le Premier ministre irakien, Mohammed Chia al-Soudani, a qualifié la réponse israélienne d’« agression sioniste brutale ».

Les propositions visant à repousser les Palestiniens de Gaza vers l’Égypte alimentent la peur du remplacement par des colons
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Ses prédécesseurs d’ordinaire profondément divisés, Moustafa al-Kazimi, Haïder al-Abadi, Adel Abdel-Mahdi et Nouri al-Maliki, ont publié un communiqué commun décrivant l’attaque des combattants palestiniens comme une « réponse naturelle » aux « provocations et violations israéliennes ».

Le Washington Institute for Near East Policy, think tank américain basé à Washington qui se concentre sur la politique étrangère des États-Unis vis-à-vis des pays du Proche-Orient, a qualifié ces scènes sans précédent de théâtrales. Mais elles se sont répétées à Amman, au Caire, à Beyrouth, autant de lieux où les manifestations se tiennent seulement si elles sont autorisées.

Bien que l’approche ait été vaine, elle a montré une chose : bien avant l’offensive du 7 octobre, les responsables israéliens envisageaient sérieusement de vider la Cisjordanie et la bande de Gaza occupées de leur population palestinienne, de faire ce qu’ils avaient fait en 1948 dans des proportions deux ou trois fois plus élevées.

Après avoir abandonné le concept de la terre pour la paix, après avoir tenté en vain d’ériger la séparation en modèle en plaçant les Palestiniens derrière divers murs, routes et postes de contrôle, le seul projet d’Israël est aujourd’hui de construire un État d’apartheid dans lequel les citoyens juifs seraient les seuls à régner en maîtres

La démographie, en revanche, lui est défavorable, en particulier dans le cadre de la solution à un seul État qu’Israël est en train d’édifier. Israël a beau diviser pour mieux régner sur les Palestiniens, les statistiques ne jouent pas en sa faveur.

Un nombre à peu près équivalent de juifs et de Palestiniens vivent entre le Jourdain et la mer Méditerranée. Les taux de natalité sont différents et il faut tenir compte de l’émigration juive ashkénaze. Nombreux sont ceux qui ont une double nationalité et qui utilisent actuellement leur passeport étranger. Au fil du temps, les juifs israéliens seront largement dépassés en nombre sur le territoire qu’ils revendiquent comme le leur.

L’insistance continue des États-Unis et de l’Europe en faveur d’une solution à deux États qui n’a aucune chance de voir le jour est un camouflage qui sert à masquer la véritable tâche à accomplir : un nettoyage ethnique

Le seul moyen d’éviter que le règne juif soit celui d’une minorité est de chasser plus d’un million de Palestiniens. Inversement, aussi insupportable que la vie leur soit rendue, tant que les Palestiniens refuseront de quitter leur terre, ils auront une chance de sortir vainqueurs.

Pour chaque camp, la démographie est le véritable champ de bataille.

Les efforts déployés par Israël pour s’imposer dans ce conflit n’ont rien à voir avec une solution juste ou négociée. Ils sont encore moins liés au partage d’une terre commune. L’insistance continue des États-Unis et de l’Europe en faveur d’une solution à deux États qui n’a aucune chance de voir le jour est un camouflage qui sert à masquer la véritable tâche à accomplir : un nettoyage ethnique.

Une occasion comme celle d’une guerre susceptible de vider Gaza de la majeure partie de ses 2,3 millions de Palestiniens ne se présente pas souvent.

Fait significatif, deux documents d’orientation politique israéliens ont été révélés depuis que le pilonnage de Gaza a sérieusement commencé. Ils n’émanent pas de groupes marginaux de colons, bien qu’il faille dire que les colons ne représentent plus la droite israélienne la plus extrême.   

L’un d’entre eux, intitulé « Exposé de position – Plan de réinstallation et de réhabilitation définitive en Égypte de l’ensemble de la population de Gaza – Aspects économiques », a été publié sur le site web d’un think tank dirigé par Meir Ben-Shabbat, un ancien conseiller à la sécurité nationale qui a joué un rôle clé dans l’élaboration des accords d’Abraham avec les Émirats arabes unis, le Maroc et Bahreïn.

Des scénarios d’après-guerre

Amir Weitman, l’auteur du document, s’exprime en ces termes : « On dispose actuellement d’une opportunité unique et rare d’évacuer l’ensemble de la bande de Gaza en coordination avec le gouvernement égyptien. Un plan immédiat, réaliste et durable de réinstallation et de réhabilitation humanitaire de l’ensemble de la population arabe de la bande de Gaza est nécessaire et sied parfaitement aux intérêts économiques et géopolitiques d’Israël, de l’Égypte, des États-Unis et de l’Arabie saoudite. »

L’autre document était destiné à un usage interne, mais il s’est retrouvé entre les mains d’un mouvement qui milite en faveur de la recolonisation de Gaza. Il a été divulgué sur le site web israélien Calcalist. 

« Transfert silencieux » : les colons israéliens lancent une seconde Nakba
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Son auteure, Gila Gamliel, ministre du Renseignement, utilisant le logo officiel de son ministère, a examiné trois scénarios d’après-guerre pour Gaza. 

Celui qui produira selon elle des résultats stratégiques comprend trois étapes : la création de villes de tentes dans le Sinaï, au sud-ouest de Gaza, la mise en place d’un corridor humanitaire pour aider les habitants et la construction de villes dans le nord du Sinaï.

Un no man’s land de plusieurs kilomètres de large serait créé du côté égyptien de la frontière pour empêcher la population évacuée de revenir. Outre la création de villes dans le Sinaï, « le Canada, la Grèce, l’Espagne et des pays d’Afrique du Nord pourraient absorber les Palestiniens évacués », écrit Gila Gamliel.

Les colons en Cisjordanie emploient des moyens plus directs pour faire connaître leur point de vue aux villageois palestiniens parmi lesquels ils ont imposé leur présence. 

Ils ont déposé des tracts sur les voitures et des poupées ensanglantées dans les écoles.

« Devant Dieu, nous allons bientôt fondre sur vous en un grand cataclysme. C’est votre dernière chance de fuir vers la Jordanie de manière organisée », indiquait un tract distribué vendredi dans la ville cisjordanienne de Salfit. « Après cela, nous détruirons chaque ennemi et vous expulserons de force de notre terre sainte… Faites vos sacs immédiatement et partez d’où vous venez. Nous arrivons. »

L’intention est claire, même si les détails du plan visant à changer la face du Moyen-Orient, comme l’a promis le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou dans les premiers jours qui ont suivi l’offensive du 7 octobre, le sont bien moins. 

Même si la guerre se terminait demain, la dévastation causée par une guerre éclair sans précédent dans la région est telle que des centaines de milliers de Gazaouis se retrouveraient à vivre sous des tentes. Un exode pourrait être organisé sous le couvert d’un effort humanitaire

Même si la guerre se terminait demain, la dévastation causée par une guerre éclair sans précédent dans la région est telle que des centaines de milliers de Gazaouis se retrouveraient à vivre sous des tentes. Un exode pourrait être organisé sous le couvert d’un effort humanitaire.

L’Égypte comme la Jordanie ont clairement exprimé leur opposition à une seconde Nakba (« catastrophe »). Pour chacun de ces voisins arabes qui reconnaissent Israël, un important transfert de population représente une question existentielle.

Le ministre jordanien des Affaires étrangères, Ayman Safadi, a déclaré qu’une seconde Nakba équivaudrait à une « déclaration de guerre ».

Amman ne permettra pas « une nouvelle catastrophe » et ne laissera pas Israël « déplacer la crise créée et exacerbée par l’occupation vers les pays voisins », a-t-il ajouté.

Quant à savoir si Amman a le pouvoir de joindre le geste à la parole, c’est une autre affaire. 

Après s’être entretenu avec le chancelier allemand Olaf Scholz, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a affirmé que tout déplacement de Palestiniens de Gaza vers le Sinaï Nord créerait un précédent qui pourrait être répété en Cisjordanie et en Jordanie. Si Israël veut déplacer temporairement les Palestiniens de Gaza, il pourrait les installer dans le Néguev, a-t-il ironiquement suggéré.

Si depuis le début de la crise, l’acteur de talent qu’est Sissi endosse le costume de Nasser, les problèmes que son prédécesseur Hosni Moubarak a rencontrés sur le plan intérieur lors de l’invasion terrestre israélienne de Gaza en 2008 doivent également occuper son esprit en cette année de réélection.

L’Égypte et la Jordanie sont si faibles qu’elles ne peuvent menacer Israël et les États-Unis que de leur propre chute. Il n’en reste pas moins que la perspective de voir des groupes armés opérer depuis le Sinaï et la Jordanie aux frontières méridionale et orientale d’Israël pourrait, ou plutôt devrait, donner à réfléchir aux planificateurs de la Nakba.

C’est la réaction des États-Unis à la détermination d’Israël à modifier la carte de Gaza et du Moyen-Orient qui importe vraiment.

Voilà les Américains

Le président américain Joe Biden laisserait-il Netanyahou agir de la sorte ?

Pardon, cette question est naïve. Biden a déjà perdu le contrôle de Netanyahou, mais le gouffre dans lequel Israël a encore une fois entraîné l’Amérique est plus profond cette fois-ci, un peu comme les tunnels du Hamas.

En trois petites semaines, Biden a déjà bouleversé la plupart des plans soigneusement élaborés par les États-Unis dans la région.

Guerre Israël-Palestine : Washington a perdu la tête
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En premier lieu, le désengagement militaire : les États-Unis doivent réacheminer les systèmes de défense antimissile et de haute altitude, ainsi que les groupes de porte-avions qu’ils ont retirés au cours des trois dernières années.

Ils sont par ailleurs désormais en mesure de menacer l’Iran, dont le guide suprême Ali Khamenei avait autorisé des discussions directes avec les États-Unis sur un accord intérimaire sur le nucléaire et était heureux de maintenir ce canal ouvert.

Les États-Unis ont des alliés clés en Égypte et en Jordanie qui hurlent à pleins poumons. 

Mais surtout, elle a deux guerres simultanées sous les bras, en Ukraine et à Gaza, toutes deux sans stratégie de sortie évidente et qui épuisent toutes deux la capacité de production limitée de roquettes, de bombes intelligentes et d’obus d’artillerie des États-Unis.

Les stocks américains d’obus d’artillerie en Israël avaient été vidés pour approvisionner l’Ukraine. Ils doivent maintenant piocher dans les obus destinés à l’Ukraine pour approvisionner Israël.

La liste des handicaps pour Biden est longue et s’allonge au fil des semaines. Sa marge de manœuvre face à Israël est limitée. S’il envisageait de rompre avec Netanyahou, il sait que les Républicains en feraient leur miel.

Israël le sait également et attend l’ancien président américain Donald Trump. Biden pourrait donc lui aussi réfléchir à ce à quoi la région pourrait ressembler si Israël parvenait partiellement à vider Gaza.

Un paragraphe de la page 40 d’une lettre du Bureau de la gestion et du budget adressée le 20 octobre au président intérimaire de la Chambre des représentants constitue une lecture intéressante à ce sujet.

Dans ce document, la Maison-Blanche demande au Congrès de financer les « besoins potentiels des habitants de Gaza fuyant vers les pays voisins », dans le cadre d’une demande de 105 milliards de dollars comprenant des fonds pour Israël et l’Ukraine.

D’après la lettre, la crise actuelle « pourrait bien entraîner des déplacements transfrontaliers et une augmentation des besoins humanitaires régionaux, et le financement pourrait être utilisé pour répondre à l’évolution des besoins en matière de programmation en dehors de Gaza ».

La rage collective d’Israël à la suite de son propre « 11 septembre » est telle qu’il frappe désormais sur tous les fronts en même temps

Plan d’urgence standard ou signe avant-coureur ?

Aucun dirigeant palestinien qui lit cela ne peut plus croire que Biden fera le bon choix. Toute confiance a été perdue.

Quelques semaines seulement après qu’un haut responsable américain a déclaré lors d’un point de presse que le Moyen-Orient n’avait jamais été aussi calme depuis des décennies, les États-Unis le retrouvent aujourd’hui au bord d’une guerre régionale.

Son principal allié, Israël, est hors de contrôle et ne fait aucune distinction entre les combattants du Hamas et la population civile, entre les Palestiniens de Gaza et les citoyens palestiniens d’Israël ou les Palestiniens de Cisjordanie.

La rage collective d’Israël à la suite de son propre « 11 septembre » est telle qu’il frappe désormais sur tous les fronts en même temps.

On aurait pu penser que la réalité ou la raison interviendrait à un moment ou à un autre à Washington. Mais ce train pourrait ne pas arriver de sitôt.  

David Hearst est cofondateur et rédacteur en chef de Middle East Eye. Commentateur et conférencier sur des sujets liés à la région, il se concentre également sur l’Arabie saoudite en tant qu’analyste. Ancien éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, il en a été le correspondant en Russie, en Europe et à Belfast. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

This article is available in French on Middle East Eye French edition.

David Hearst is co-founder and editor-in-chief of Middle East Eye. He is a commentator and speaker on the region and analyst on Saudi Arabia. He was the Guardian's foreign leader writer, and was correspondent in Russia, Europe, and Belfast. He joined the Guardian from The Scotsman, where he was education correspondent.
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