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Dix ans après la révolution, les Tunisiens n’arrivent toujours pas à imposer une redevabilité aux institutions de l’État

Un homme écrasé sous les débris d’un kiosque à journaux. Des enfants engloutis par des bouches d’égout. Des ouvrières agricoles tuées sur la route. S’ensuivent émeutes et affrontements. Un scénario désormais classique pour un pays pris dans l’engrenage de l’impunité
Un homme se tient sur les lieux où un Tunisien de 49 ans est mort lorsque les autorités ont démoli un kiosque illégal, un jour plus tôt, dans la ville de Sbeitla, dans la province de Kasserine, le 14 octobre 2020 (AFP)
Un homme se tient sur les lieux où un Tunisien de 49 ans est mort lorsque les autorités ont démoli un kiosque illégal, un jour plus tôt, dans la ville de Sbeitla, dans la province de Kasserine, le 14 octobre 2020 (AFP)

Le crime se répète, à en devenir quasi banal. Les doigts pointent les responsables potentiels : le gouverneur, son délégué, le maire, le chef de la police municipale.

Le système est néanmoins bien conçu. Aucun coupable n’apparaît clairement. Le maire et le chef du district de la sûreté ont été mis en examen et le gouverneur limogé.

Le crime est morcelé. Les responsables accourent pour se dédouaner sur les radios, les télévisions, les réseaux sociaux. Ils se rejettent la balle, rappellent les limites de leurs (in)compétences, disent n’être que partiellement au courant du déroulement des faits. En parallèle, pas ou peu d’égard pour les proches de la victime.

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Il est 4 heures du matin à Sbeitla, ville du gouvernorat de Kasserine, ce mardi 13 octobre 2020. Une pelleteuse municipale entame la démolition d’un koshk, un point de vente de journaux et de tabac comme on en trouve un peu partout dans le pays, construit sans autorisation.

Le maire et la police sont présents, mais ils ne prennent pas la peine de vérifier si le secteur est bien désert. L’erreur sera fatale. Abderazzek Khachnaoui aurait entendu parler de l’exécution de la décision municipale de détruire le kiosque de son fils et aurait décidé de dormir sur les lieux pour tenter de s’y opposer. Il mourra sous les débris de ce gagne-pain de fortune, la famille s’étant réfugiée, comme des centaines de milliers d’autres, dans le commerce parallèle.

Tout de suite après, le maire publie un message sur sa page Facebook (la publication a depuis été effacée mais une capture d’écran a été faite), se dédouanant de toute responsabilité. Le gouverneur, interrogé quelques heures plus tard au « Midi Show » de Mosaïque FM, dit avoir appris la nouvelle à son réveil le lendemain.

L’État n’assume pas

Aux dernières nouvelles, l’exécution de la décision de démolition avait, selon lui, été reportée, justement parce que les citoyens étaient au courant et pour éviter ainsi des altercations avec les autorités. La victime savait donc ce qui allait se passer, mais pas le gouverneur, et le maire aurait agi sans l’aval de ce dernier. Une aberration.

L’heure à laquelle la pelleteuse municipale entre en action interpelle aussi. Pourquoi un pouvoir régalien exécuterait-il une décision légale, sur son propre territoire, à l’aube, à l’abri des regards ?

Parce que l’État, justement, n’assume pas. Il a honte. Il sait que ses décisions manquent d’assise sociale.

L’État n’assume pas de démolir le kiosque d’un père de famille de quatre enfants quand il n’a pour lui aucune autre alternative. Il n’assume pas ses 1,7 million de pauvres. Il n’assume pas son taux de chômage de 18 %. Il n’assume pas l’ampleur de son secteur informel.

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Alors, il se cache derrière une bureaucratie sourde et fragmente la responsabilité de sorte que personne ne soit vraiment coupable.

La mort d’Abderrazek Khachnaoui ne peut être analysée comme un incident isolé.

Le mois dernier, une enfant de 9 ans est morte, emportée par les flots puis aspirée par une bouche d’égout alors qu’elle tentait de traverser une rue inondée à Beni Hassen (à environ 200 km au sud de Tunis).

Début octobre, c’est encore une enfant de 10 ans qui tombait dans une bouche d’égout béante alors qu’elle ramassait des bouteilles en plastique pour les revendre avec sa mère à Bhar Lazreg (à 15 km au nord-est de Tunis). Elle aussi est décédée.

Le point commun de ces drames ? La précarité socioéconomique des victimes, tout d’abord. Puis, surtout, la quasi-certitude qu’il n’y aura ni justice, ni dédommagement pour les familles.

Des policiers supracitoyens

L’affaire de Sbeitla n’est pas un problème de légalité. La construction d’un kiosque à journaux sur la voie publique est illégale, il n’y a nul débat là-dessus. C’est plutôt un problème de négligence.

On ne prend pas la peine d’évacuer les lieux d’une opération de démolition, de couvrir une bouche d’égout, de mettre en place un système de transport sécurisé (sept ouvrières agricoles transportées de manière précaire à l’arrière d’une camionnette ont été tuées dans un accident de la route en avril 2019), etc.

L’absence d’acte est ici coupable parce que l’impunité est loi. La bureaucratie est protocole et un meurtre devient un simple non-respect de protocole.

L’État est un monstre froid, pour reprendre Nietzsche. Il est omniprésent, omnipotent. On lui lègue de nos libertés, de notre argent, de nos terres. En retour, il promet de nous assurer, à minima, sécurité, santé et éducation.

En Tunisie, le contrat social a rarement été honoré. L’État postindépendance lui a tordu le cou en assurant un simulacre de paix sociale en échange d’une docilité et d’un apolitisme imposés, principalement par le pouvoir répressif d’un État policier.

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Celles et ceux qui ont réclamé un tant soit peu de justice sociale et de liberté d’expression ont payé le prix fort.

En décembre 2010, ce paradigme achève de se fissurer. Le peuple ne supporte plus d’être sujet sur son propre territoire. Nous avons cru apprivoiser le monstre, il a simplement changé d’habits.

Dix ans plus tard, les citoyens n’arrivent toujours pas à imposer une redevabilité aux institutions de l’État. C’est le cœur du problème. Ils se sont soulevés contre un État policier. Aujourd’hui, les policiers continuent à sévir en supracitoyens et en toute impunité, solidement protégés par leur hiérarchie et de puissants syndicats.

Ils arrêtent ceux qui les critiquent sur les réseaux sociaux, exposent leurs visages et les humilient. Ils arrivent presque à faire entériner une loi légalisant l’impunité policière par des députés ayant subi dans leur chair la brutalité des tortionnaires de l’État. Ils se permettent, étant juge et partie, de réprimer une manifestation citoyenne contre ladite loi. Ce sont des fonctionnaires d’État et donc leur responsabilité est bureaucratisée et diffuse.

Une colère citoyenne légitime

Les Tunisiens se sont soulevés contre la corruption et l’incompétence des élus locaux, régionaux et centraux. Aujourd’hui, les crimes s’enchaînent et se diluent dans les méandres des rapports administratifs, des conflits de compétences, des enquêtes sans fin.

Un drame surgit, l’opinion publique est outrée et se mobilise. Des travailleuses agricoles mortes écrasées, des enfants noyés dans des bouches d’égout, onze nouveau-nés morts dans un hôpital public… puis la vie reprend son cours.

La colère populaire dure quelques jours, le souffle de la bureaucratie est bien plus long. Au mieux, on ouvre une enquête et quelques responsables sont démis de leurs fonctions, voire poursuivis en justice. Au pire, on crée une commission.

Ironiquement, le nouveau code des collectivités locales instaurant un pouvoir plus décentralisé a pour dessein de rapprocher les habitants des centres de décision. Faute de moyens et d’une tradition décentralisatrice, les conflits d’intérêts se multiplient et la responsabilité n’en est que plus floue.

Au mieux, on ouvre une enquête et quelques responsables sont démis de leurs fonctions, voire poursuivis en justice. Au pire, on crée une commission

Et maintenant ? Pour celles et ceux qui en ont encore le souffle, nous continuons à nous battre, à dénoncer, à faire pression pour que les victimes ne tombent pas dans l’oubli et pour que les coupables soient tenus pour responsables.

La refonte ne peut qu’être exogène au système et sûrement non partisane. La liberté d’expression a cela de précieux. Elle permet une circulation non censurée de l’information et l’expression d’une colère citoyenne légitime.

L’essentiel n’est pas là, néanmoins. Il faut que la justice fasse son travail, efficacement et rapidement. La cour de première instance de Kasserine s’est ainsi saisie de l’affaire du kiosque de Sbeitla. En attendant du concret. Le cas échéant, la colère ne s’essoufflera plus.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Yasmine Akrimi est doctorante en sciences politiques à Gand (Belgique) et analyste de recherche sur l’Afrique du Nord au Brussels International Center (BIC). Elle s'intéresse notamment au développement des mouvements de contestation, aux dynamiques raciales et aux questions du genre au Maghreb. 
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