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Pendant que l’EI se réjouit de l’élection de Trump, Obama doit riposter tant qu’il est encore temps

Étant donné l'incertitude sur les politiques étrangères futures de Trump, si Obama veut se débarrasser définitivement de l’EI, il devra prendre d’audacieuses initiatives tant qu’il est encore temps

Alors que l’équipe Trump de transition en est à choisir la composition du futur gouvernement et que fusent les noms le plus divers, issus tant de l’extrême-droite que de l’établissement républicain, tout le monde sait que le président russe, Vladimir Poutine ne se lasse pas de se réjouir du résultat.

Ses alliés au Moyen-Orient sabrent eux aussi le champagne, mais plus discrètement : le président syrien Bachar al-Assad, l’Égyptien Abdel Fattah al-Sissi et le maréchal Khalifa Haftar, le potentiel homme fort de la Libye, entre autres dirigeants répressifs, antidémocratiques et anti-islamistes

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Paradoxalement, ceux qui jubilent le plus de la victoire de Trump et de son virage actuel vers l’extrême-droite, ce sont les adversaires les plus féroces de tous ces autocrates : les plus hauts dirigeants du groupe État islamique (EI).

Calcul inversé

Le mois dernier encore, l’EI s’attendait à la perte imminente de ses principaux bastions territoriaux. Comparé à 2015, le recrutement 2016 des militants EI est en chute libre. Il a perdu plus de la moitié des territoires qu’il contrôle dans le monde. Sa brutalité constitutive s’est retournée contre lui.

Le mois dernier encore, l’EI s’attendait à la perte imminente de ses principaux bastions territoriaux

Depuis le 9 novembre, l’EI se délecte désormais de tant de bonnes nouvelles inespérées, tout comme Frederic le Grand en 1762, lorsqu’il apprit la mort de son ennemie jurée, la tsarine Elizabeth de Russie. Son décès présageait une période de grands changements et bouleversements en Russie, suffisamment graves pour épargner aux forces prussiennes d’être progressivement encerclées et anéanties.

Aux yeux du calife de l’EI, Abu Bakr al-Baghdadi, l’élection d’Hillary Clinton aurait signifié l’encerclement toujours plus étroit de son groupe, du fait des progrès, certes lents, mais de plus en plus efficaces enregistrés par l’administration Obama et ses partenaires régionaux pour reprendre les territoires conquis par l’EI.

La continuation de la stratégie de la coalition actuelle aurait signifié la fin du contrôle territorial d’EI sur le moindre quartier de Mossoul, Raqqa et Sirte, forçant alors ses combattants à revenir au modèle apatride de groupes djihadistes de type al-Qaïda.

Ce calcul est maintenant inversé.

Le recrutement explose, la propagande fait des adeptes

Trump a effectivement évoqué ses plans contre l’EI et il pourrait bien avoir assez de courage et de jugeote pour mettre en œuvre ses nouveaux audacieux projets. Mais sa rhétorique et les orientations politiques annoncées pendant la campagne risquent d’affaiblir par inadvertance les deux piliers les plus importants de la stratégie anti-EI actuelle.

Le nouveau président élu, Donald Trump, salue de la main les médias, devant le pavillon du Trump National Golf Club à Bedminster, New Jersey (AFP)

Ses engagements antimusulmans, anti-migrants et son choix de prendre Michael Flynn, général extrêmement controversé, comme conseiller pour la sécurité nationale sont accueillis avec joie par l’ EI, qui y voit une aubaine inespérée servant leurs efforts de recrutement et de propagande. D’autant plus que leur décision de faire cavalier seul et de faire payer nos alliés pour le financement du parapluie américain de sécurité ont aliéné nos partenaires de l’OTAN et de la coalition du Golfe.

Même si son administration élabore la plus excellente méthode pour anéantir l’EI en 2017, ce simple changement de tactique au milieu du gué ne pourra que jouer en faveur des tentatives d’EI de regrouper ses forces.

Dégrader et détruire a bien fonctionné

Nos progrès contre l’EI s’expliquent pour deux raisons : on est parvenu à saper le recrutement et à travailler en coopération avec nos alliés régionaux, entre autres le gouvernement irakien et ses forces spéciales antiterroristes, le Gouvernement libyen d’union nationale (GNA) et les milices alliées de Misrata, sans oublier le Gouvernement régional kurde (KRG) et ses forces peshmergas.

Si ces progrès se confirment systématiquement au cours des deux prochaines années, la stratégie pour « dégrader et détruire » pourrait éradiquer totalement la présence territoriale d’EI et reléguer ce groupe aux poubelles de l’histoire, en grande partie du moins

Obama a coopéré avec ces forces et ignore en grande partie les irréconciliables clivages politiques au sein de ces sociétés. Il a ainsi mis en œuvre la doctrine baptisée « dégrader et détruire » présidant à l’engagement américain. C’est une forme d’intervention anti-interventionniste, allergique aux pertes humaines américaines et dont l’empreinte demeure peu profonde.

Elle implique une approche étroite et progressive de l’anti-terrorisme, consistant à éliminer l’un après l’autre les plus hauts dirigeants terroristes au moyen d’attaques aériennes, en se gardant bien d’engager des politiques de rétablissement de la paix ou de renforcement des capacités à l’échelon politique.

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Je me suis toujours ouvertement opposé à cette approche, puisqu’elle ignore simultanément l’urgence de la menace et s’attaque aux symptômes de cette implosion sociétale plutôt qu’elle n’en résout les causes profondes.

En dépit de mon opposition obstinée, je dois bien avouer que « dégrader et détruire », si tant est qu’on poursuive cette méthode systématiquement sur les deux prochaines années, pourrait éradiquer totalement la présence territoriale d’EI pour reléguer ce groupe aux poubelles de l’histoire, du moins en grande partie.

Je n’ai pas dit que cela suffirait à rayer le djihadisme de la carte du monde. Les raisons profondes du djihadisme anti-occidental violent demeureraient en l’état, mais l’EI, en tant que groupe, serait contraint de fuir, se métamorphoser et se redéfinir – mais les menaces qu’il fait peser sur les intérêts occidentaux en seraient considérablement réduites.

En voie de disparition

À Syrte, les sources de financement de l’EI ont commencé à s’assécher dès janvier 2016. Il a donc rapidement perdu la plus grande partie de son territoire côtier suite aux attaques subies en juin. À l’heure actuelle, environ 200 combattants fanatisés sont contenus dans une région de moins de deux kilomètres carrés.

L’EI ne sait régner que dans le chaos. Quand les populations environnantes se liguent vraiment contre lui, il n’a aucune chance

Cependant, la coalition des combattants de Misrata opposés à l’EI n’a pas été assez astucieuse pour intercepter l’afflux de ses approvisionnements, et les pays occidentaux n’ont pas appliqué un blocus naval. En dépit d’une mauvaise planification et d’une application encore plus désastreuse, impliquant le concours des forces spéciales occidentales et de frappes aériennes américaines, les habitants de Misrata ont « courageusement résisté ».

Bref, l’EI est vraiment en passe de perdre tout contrôle territorial en Libye et même leurs vidéos de recrutement en font état.

À Mossoul, l’offensive de coalition a été, elle aussi, mal coordonnée, puisqu’aucun accord politique ne garantit la moindre coopération tactique entre milices chiites, armée irakienne et Peshmergas. Comme il en fut de l’offensive de Syrte, on n’a pas pris la précaution préalable de fermer les voies de circulation permettant aux militants de l’EI de fuir : ils ne s’en sont pas privés et sont parvenus à se regrouper.

Les forces de sécurité irakiennes et les combattants chiites des Unités de mobilisation populaire (UMP) se rassemblent devant une peinture murale à Tikrit en avril 2015, frappée à l’emblème de l’État islamique (AFP)

Malgré tout, des progrès sensibles ont été accomplis. Des plans détaillés pour avancer sur la capitale de l’État islamique en Syrie – Raqqa – sont prêts, et seront appliqués à la première occasion propice.

Les chefs de l’EI réagissent à cette série de revers en se préparant à une guérilla pendant laquelle ils abandonneront, non sans combattre, leur califat territorial – pour s’acheminer vers une organisation fondée sur des cellules terroristes de type al-Qaïda. Ces combattants sont sur le point d’être dispersés et les forces de coalition risquent au début d’être prises de court, mais elles devraient finalement élaborer des outils adéquats pour vaincre – si tant est que l’opinion musulmane ne se retourne pas et que la coalition ne s’effondre pas.

L’EI ne sait régner que dans le chaos. Quand les populations environnantes se liguent vraiment contre lui, il n’a aucune chance.

Bâtons dans les roues

Le 8 novembre a fourni à l’EI un regain de force. Aux yeux des djihadistes, Donald Trump est la parfaite caricature de la décadence d’un Occident amoral. Il est déjà personnellement déconsidéré, à un niveau jamais atteint par Netanyahou ou George W. Bush. Les djihadistes voient en Trump un coureur de jupons compulsif, impie et adultère, un xénophobe sans foi ni loi qui s’est lancé dans les affaires sur le tremplin de créances hautement spéculatives, pour se forger un empire de casinos (l’islam condamne en effet autant le prêt à intérêts que les jeux d’argent).

On peut redouter que de jeunes musulmans européens mécontents expriment leur solidarité en convergeant en masse vers les bastions de l’EI, une façon pour eux d’exprimer leur préférence envers les valeurs islamiques plutôt qu’envers celles d’un Occident dont le leader le plus puissant s’avère un cas d’école d’infidèle

Peu importe désormais que Trump change son fusil d’épaule maintenant qu’il a gagné la campagne électorale. Il aura beau adopter une vision plus tolérante des musulmans et de la civilisation islamique, le mal est fait. D’autant plus qu’il a nommé des personnalités aussi controversées que le général Flynn. Tout cela ne peut que donner un tour conflictuel aux relations entre l’administration Trump et le monde islamique.

On peut redouter que de jeunes musulmans européens mécontents expriment leur solidarité en convergeant en masse vers les bastions de l’EI, une façon pour eux d’exprimer leur préférence envers les valeurs islamiques plutôt qu’envers celles d’un Occident dont le leader le plus puissant s’avère un cas d’école d’Infidèle.

Il se pourrait même que des Syriens et des Libyens de grande valeur, à qui il a expressément interdit de mettre les pieds aux États-Unis pour poursuivre des études supérieures ou demander l’asile politique, grossissent leurs rangs.

Revigoré par l’arrivée de cette main-d’œuvre toute fraîche, l’EI retrouve sa motivation et va probablement se livrer à des démonstrations de force.

Encore plus effrayant que de nouveaux attentats éventuels, se profile à l’horizon l’effondrement de la fragile coalition militaire anti-EI. Les Premiers ministres irakiens et libyens sont actuellement violemment critiqués pour avoir accepté de coopérer avec les forces spéciales américaines et sollicité l’appui de frappes aériennes américaines pour reprendre les territoires occupés.

Des Irakiens contemplent les dégâts causés par un attentat à la voiture piégée dans la Ville de Sadr, région chiite au nord de Bagdad (AFP)

Et de fait, c’est précisément cette crainte de devenir impopulaires dans leur propre pays pour avoir sollicité le soutien américain qui explique le manque d’organisation des offensives contre l’EI et leur faible efficacité. Que faire si, après un attentat de l’EI à Bagdad ou Tripoli, émerge un mouvement populaire arabe de protestation pro-islamiste et anti-Trump ? On frémit à la pensée que nos alliés locaux ne placeraient plus la lutte contre l’EI en tête de leurs priorités pour se concentrer sur leurs problèmes domestiques.

La montée d’un nouvel anti-américanisme est d’autant plus probable, vu l’immense impopularité de la Russie chez les sunnites au Proche-Orient et les populations pratiquantes en Libye et en Égypte. La Russie aide et enhardit les sbires anti-islamistes qui répriment activement ces populations.

Jusqu’à présent, les États-Unis ont tant bien que mal tenté de jouer un rôle de médiateur neutre. Ce n’est plus le cas. La perspective d’une détente américano-russe donne à penser que ces groupes estimeront probablement qu’ils ont été lâchés. À ces conditions, pourquoi lèveraient-ils le petit doigt pour nous aider à vaincre l’EI ?

Offensive à l’arraché d’Obama

Maintenant, il reste à Obama à prédire quelle sorte de commandant en chef s’avèrera Trump. Cela n’a rien d’évident.

Trump a dit qu’il « ordonnera des bombardements de grande envergure contre l’EI », mais il a aussi démontré de forts penchants isolationnistes. Qui sait ? Trump lui-même ignore encore quelle approche adopter car ses rodomontades de campagne et les exigences actuelles de son mandat ont des chances de s’avérer forts différentes. Le choix de ses conseillers sera sans doute l’indice le plus révélateur de ses futures orientations.

La suggestion de placer néoconservateurs et renégats aux plus haut échelons du gouvernement – John Bolton, Mike Flynn ou Rudy Giuliani – semblerait indiquer la fin de l’isolationnisme en faveur d’une version encore plus radicale que l’attitude agressive de George W. Bush, quand il s’agira d’affronter des adversaires perçus comme tels.

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Cependant, il n’est pas exclu que des désaccords politiques fondamentaux divisent Trump, son conseiller à la Sécurité nationale et son secrétaire d’État – source potentielle d’indécision et de confusion. Ce qui pourrait conduire à des politiques mutuellement contradictoires : une opposition virulente contre l’Iran et l’accord nucléaire américain, tout en s'efforçant, simultanément, de se rapprocher de la Russie, le protecteur de l’Iran.

Devant une telle accumulation d’incertitudes, il revient à Obama de reconnaître, devant ses chefs militaires et nos alliés internationaux, que sa stratégie actuelle n’a plus aucune chance de réussite, vu l’incertitude entourant l’éventualité de son prolongement à durée indéterminée par la nouvelle administration – et les nouvelles contraintes qui s’ensuivent.

D’instinct, Obama pourrait choisir de réduire désormais l’envergure de son assaut final contre les capitales d’EI, se disant que le mieux serait encore de laisser à Trump le soin de s’en occuper à sa guise. Après tout, Obama n’a-t-il pas toujours penché pour moins d’intervention ? Pourtant, s’il veut éliminer l’EI, c’est d’une approche audacieuse dont on a besoin désormais.

La grande inconnue

S’il décide de réduire la voilure, Obama doit engranger suffisamment de capital politique pour soutenir de puissants compromis politiques entre les différentes composantes des milices membres des coalitions anti-EI en Libye et en Irak. Il lui faut aussi renforcer l’engagement de nos forces spéciales et prendre le risque de nombreuses pertes humaines américaines dans l’accomplissement de cette mission.

Reprendre une poignée de ville sera insuffisant : l’EI ne sera jamais vaincu tant qu’on ne l’aura pas éradiqué. Ce qui signifie prendre la décision politiquement très incorrecte d’éliminer l’ensemble de ses hauts dirigeants et décimer ses rangs

Reprendre une poignée de villes sera insuffisant : l’EI ne sera jamais vaincu tant qu’on ne l’aura pas éradiqué. Ce qui signifie prendre la décision politiquement très incorrecte d’éliminer l’ensemble de ses hauts dirigeants et décimer la piétaille. C’était déjà un défi de taille pour la prétendante à la Maison Blanche (Clinton) en 2017 ; il convient désormais de le relever pendant les deux mois qui restent à Obama, ou de reléguer cette réussite à un avenir très incertain.

Quand on s’attendait à jouer un match s’étalant sur plusieurs années et que ce délai se réduit tout à coup à deux mois, cela change évidemment la façon de s’y prendre.

Obama aura à prendre des décisions peu conventionnelles : déployer des fantassins musulmans et américains sur le terrain, apporter soutiens technique, politique et monétaire à des alliés sunnites, neutres pour l’heure (Pakistan et Maroc) pour qu’ils prennent part à la bagarre, et recourir à des brigades musulmanes composées de volontaires commandés par des forces spéciales occidentales.

Poignée de main entre Barack Obama et Donald Trump dans le Bureau ovale (AFP)

Quand on se retrouve avec de nombreux points de retard sur l’adversaire et qu’il ne reste que quelques minutes avant le coup de sifflet final, on n’a pas d’autre choix que de mettre tout le paquet.

Si la coalition devait échouer à débarrasser totalement Syrte et Mossoul des combattants islamiques, et ne parvenait pas à éradiquer ses plus hauts dirigeants avant la cérémonie d’investiture, nul ne sait si le président Trump restera fidèle à sa devise isolationniste, « Priorité à l’Amérique », ou si, à l’inverse, il entreprendra une campagne de bombardements massifs sans coordination avec nos alliés régionaux. Quoi qu’il en soit, chacune de ces options extrêmes offrirait à l’EI l’occasion de devenir un acteur semi-permanent de l’ordre mondial.

Mais les prophètes de malheur n’ont pas toujours raison. Il n’est pas exclu – suivant quelles personnalités seront nommées pendant la transition et selon la façon dont ils s’accorderont avec Trump sur un programme défini – que la nouvelle administration poursuive au final une politique dans le droit fil, au moins partiellement, de celle d’Obama, mais en lui apportant diverses améliorations en terme d’efficacité, qui seront formulées dans l’optique d’un triomphalisme médiatique.

Même si Obama dispose d’informations secrètes sur l’équipe de transition formée par le nouveau vice-président Mike Pence, il n’a en fait aucun moyen de savoir avec certitude comment elle a l’intention de gouverner. Il incomberait à Obama de changer de cap et tirer les conséquences des grandes incertitudes qui nous attendent.

- Jason Pack est le fondateur de EyeOnISISinLibya.com, président de Libya-Analysis et l’analyste en charge de l’Afrique du Nord auprès de Risk Intelligence.

Les vues exprimées dans cet article sont celles de leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Lima, Pérou, le 20 novembre, le président américain Barack Obama monte dans l'Air Force One (avion présidentiel) à l’aéroport international Jorge Chavez (AFP)

Traduction de l’anglais (original) de [email protected].

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